Danse imbécile ! Danse !

Notes sur le mouvement en cours

paru dans lundimatin#169, le 14 décembre 2018

Une lectrice de lundimatin, danseuse à ses heures perdues, nous a transmis ces considérations sur le mouvement, le rythme, les corps.

Un spectre hante les courses de Noël. Depuis quelques semaines, les ronds-points ne servent plus à tourner inlassablement en cherchant la bonne direction, mais à ralentir et à se retrouver. Depuis quelques semaines, l’activité économique subit une perte des profits considérable, et pourtant il n’y a pas eu de mouvement massif de grève. Des gens tiennent le bitume, bloquent les carrefours, ouvrent les péages, font des matchs de foot ou des concerts improvisés dans les autoroutes, et ce qu’on entendait habituellement comme « manifestation » change de visage, ou plutôt invente un nouveau masque.

Fini les parcours République-Bastille annoncés en Préfecture où la logique du nombre semblait l’élément décisif pour ceux et celles qui cherchaient à « se manifester ». Plus besoin de comparer avec les chiffres de la police pour voir si une manifestation est réussie, si la mobilisation a faiblie comme on disait si souvent à l’époque. Avec des gestes tout en souplesse et en adaptation, quelque chose a réussi à instaurer un niveau de crise politique rarement atteint en France ces dernières décennies, a réussi déjà à faire reculer un gouvernement au moins sur quelque chose. Oui ce sont des miettes, une petite taxe annulée, oui ces sont des impostures, des petits réajustements de façade, la hausse du smic va être financée par les contribuables, non pas les patrons… Il faut garder la colère contre l’intolérable intacte, mobilisée, mais tout de même quelque chose semble marquer une pause dans le désespoir des défaites systématiques. Plusieurs signes permettent de penser, d’espérer, d’essayer de s’apercevoir comment la mobilisation actuelle semble modifier le répertoire gestuel et pratique des « mouvements » du siècle passé.

Un mouvement de masse comme le pays en a peu connu depuis longtemps, un mouvement ambivalent, idéologiquement confus, que l’ont dit « informel » car dépourvu de structuration politique et syndicale. Mais il suffit d’un peu de matérialisme dyslexique pour entendre sous l’expression d’un mouvement informel, non seulement ce qui se dégage d’un certain formalisme, d’un certain répertoire des formes, mais aussi, en même temps, par le même geste, ce qui « in-forme » – (se) met en une nouvelle forme. Pour cela, il faudrait entendre les danseurs lorsqu’ils nous disent que ce n’est pas le corps qui « fait » des gestes mais plutôt les gestes qui font le corps. On a tellement des mauvaises habitudes, on se prend pour des corps. Mais on n’est pas des corps. On est à notre manière des sphères des possibles par rapport à des gestes. Tant que le répertoire des gestes reste le même, on pense avoir un corps formé, fini, prêt à l’emploi. Et qu’il faudrait par exemple « faire grève », ou faire ceci ou cela, pour qu’il y ait « mouvement social ».

On pourrait parler d’une donnée structurelle du capitalisme tardif, l’intermittence, la précarité, et le chômage de masse qui font que le lieu de travail est de moins en moins le lieu de mobilisation par excellence. Mais ça serait encore expliquer les gestes par la structure, plutôt que laisser la structure se perturber par des gestes. Pendant plus d’un siècle, le « mouvement ouvrier » a joué un rôle in-formateur pour les mobilisations populaires, en mettant l’arrêt du travail au centre et en organisant des face-à-face décisifs entre le capital et la force du travail. Il lui arrivait encore au capital de céder. TINA n’avait pas encore instauré son règne sans partage. Lorsque, au début du XXI, les « mouvements des places » ont commencé à éclater, dispersés dans plusieurs parties du globe, les mobilisations populaires semblaient prendre alors la forme d’un arrêt « sur place ». Il s’agissait de tenir débout, saisir d’une place et la tenir, suspendre un geste plutôt que se soumettre à l’impératif d’agir, libérer la parole, mais sans chercher vraiment à bloquer l’économie. Une nouvelle séquence de rêve général semblait pointait son nez. C’était avant la nouvelle tragédie grecque, avant Trump et Erdogan, et Bolsonaro, avant la gestion honteuse et intolérable de la « crise des migrants », avant la montée d’un populisme d’extrême-droite fascistoïde. Pendant ces mouvements des places, le « dégagisme » politique a été fort et multiple, mais le face-à-face avec le capital qui avait structuré la précédente séquence semblait alors… trop stratégique, trop jacobiniste, trop marxiste-léniniste, peu importe, mais quelque chose de trop. Comme s’il fallait en faire l’économie pour libérer la puissance performative de la Différence qui serait enfin libérée de la politique des dinosaures avec sa dialectique et ses mouvements de contradiction.

Quelque part, ces mouvements des places ont craché sur Hegel. Les mobilisations actuelles semblent un peu moins disposées à le faire. De faibles moyens, mis en œuvre avec beaucoup de souplesse, auront suffi à instaurer à la fois un niveau de crise de légitimation et de représentation politique, mais aussi de pression économique. On retrouve la combinaison unique des deux éléments tactiques (et apparemment contradictoires) concernant le temps et l’espace de la mobilisation. D’une part, la combinaison des longues durées – dans les petits patelins improbables où des liens de localité se tissent – avec des moments d’intensité et de confrontation direct et de coude à coude. D’autre part, la combinaison d’extrême dispersion – avec des petits regroupements un peu partout dans le territoire – et de concentration pendant les « samedi » successifs aux centres urbains.

C’est cet étrange combinaison mêlant centre et périphérie, longue durée et moments intensifs, coude à coude et évitement, sans donner le privilège à aucun des deux qu’il faudrait peut-être essayer de garder en-vie dans les jours et les semaines qui viennent. Cela veut dire ne pas tomber dans le piège d’un samedi décisif et « central » où il y aurait un seuil à franchir. Oui il faut être nombreux samedi prochain, oui il fallait être nombreux samedi dernier, mais il faudrait tout aussi bien éviter de rejouer une vieille dramaturgie qui restaure la primauté de la place du centre, du moment décisif…

Si on pourrait parler d’une nouvelle dramaturgie qui devient perceptible dans les mobilisations actuelles, c’est pour autant que l’enjeu principal semble être non pas une position, une place précieuse à conquérir, mais la mobilité elle-même. Ou pour le dire autrement, c’est moins une position contre une autre, que la confrontation des régimes de mobilité et de circulation. Celle macronienne de la « start-up nation » et celle des rond-point, des péages ouverts, des accès bloqués aux centres commerciaux, des manifestations sans parcours déclaré à la préfecture.

Il semble extrêmement difficile, voire complètement hors-sol, de convoquer le prolétariat ou encore le plus récent précariat comme classe des sans-classes pour appréhender le mouvement actuel. Par une étrange contagion gravitaire, c’est plutôt quelque chose de l’ordre d’une transclasse qui semble agitée et agissante. En son sein, elle fait se rencontrer et s’entrechoquer des forces hétérogènes, politiquement diverses, voire opposées, et idéologiquement disparates. C’est peut-être une parmi les autres singularités du moment : le mot « peuple » a resurgi avec beaucoup d’insistance ensemble avec l’imaginaire et le capital symbolique de Révolution française. Ces dernières années, dans les grandes mobilisations en France on avait pris l’habitude de voir les références de la Commune tenir le haut de l’affiche ou de Mai ’68 ou les deux à la fois (dernier exemple en date celles en 2016 contre la loi travaille), mais celle de la RF restait en somnolence. Comme une incapacité collective de ré-convoquer cette mémoire.

Aux professionnels de l’ordre gauchiste et du désordre insurrectionnaliste, le mouvement des gilets jaunes semble adresser une invitation à danser. Des gestes qui font des corps plutôt que l’envers. La danse comme ce qui nous permet de sentir que nous n’avons pas « un » corps. La danse comme ce qui vit à la fois dans l’espace et dans le temps, « entre » les rituels, les cérémonies, les symboles et le surgissement des nouveaux mouvements, « entre » la corporéité comme territoire et la corporéité comme geste.

C’est un moment fort et un tournant dans les mobilisations, lorsque pour le samedi 1er décembre, le comité Adama décide de manifester avec les gilets jaunes, ensemble avec le collectif de l’intergare de cheminots parisiens (formé durant la bataille du rail du printemps dernier), des collectifs féministes et LMGBT, des étudiants, et d’autres. Une semaine plus tard les lycéens vont rentrer massivement dans la danse. Des questions d’intériorité et d’extériorité, de mixité en faisant avec les gilets jaunes ou de non-mixité en « faisant avec » simplement le fait que ça pète et ça donne une nouvelle opportunité à des organisations préexistantes et des luttes situées, seront à poser et à se reposer tout au long des jours qui sont là et ceux qui vont suivre. Ni pour s’y dissoudre ni pour faire bande à part, mais plutôt en cherchant à maintenir cette inventivité tactique que les gilets jaunes adressent : déplier ces gestes doubles de dispersion et de concentration, dans le temps et dans l’espace… Et assumer des conflictualités contre le cistème  : l’homme riche, blanc, hétéronormatif, et biodégradant.

Zizek essaie quelque part d’expliquer pourquoi il aurait voulu un livre comme une sorte de Hegel pour Imbéciles. Il distingue alors trois « moments ». L’idiot est celui qui comprend la logique mais pas le contexte. Dans notre cas, ça serait quelqu’un qui comprend parfaitement la logique du capitalisme tardif mais pour ce qui est des gilets jaunes…il faudrait repasser plus tard, et avec un manuel universitaire si possible. Ensuite, il y a le crétin qui s’identifie entièrement au sens commun, au « grand Autre » des apparences, c’est la figure du Chœur dans la tragédie grecque. Exit la logique du capitalisme tardif, bienvenue au populisme primaire et accessoirement réactionnaire et sexiste, qui supplie en chorale pour que son président lui parle enfin avec respect en tant que père de la Nation. L’imbécile se trouve au-dessous d’un crétin, mais au-dessus d’un idiot. On remarquera que dans l’ensemble tripartite idiot-imbécile-crétin, l’imbécile n’est pas un troisième moment venu synthétiser les contradictions des deux premiers. C’est plutôt quelqu’un qui ne comprend pas trop ce qui se passe, mais c’est pas comme tous les jours, et se surprend à faire des gestes, se surprend à avoir un corps. Qui est plus que ce qui est.

T’as entendu ? Ça vient de partir, et personne s’y attendait, alors tout le monde l’attendait, personne osait rien dire, personne osait devenir dingue, et puis là ça s’est fait, et ça pète partout, on sait pas qui on est, on sait pas où on va et ça, ça fait peur, et il y aura encore des corps qui auront à affronter une violence pas possible, mais qu’est-ce qu’on peut faire d’autre ? T’as entendu ? Danse imbécile ! Danse !

Comité de coloriage

[Photo : Simon Réha]

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