Le fascisme et le spectacle de la mort

Ian Alan Paul

paru dans lundimatin#475, le 13 mai 2025

Dans ce nouvel essai, Ian Alan Paul [1] analyse le rôle des images dans la fascisation en cours et la manière dont la mort et la désolation se confondent désormais visiblement avec l’organisation quotidienne du capitalisme et donc de nos vies. Ou comment notre accoutumance aux images de mort qui défilent sur nos écrans, nous prépare culturellement au fascisme.

I

La richesse en haut et la mort en bas : au cours de l’histoire récente, cet arrangement s’est avéré remarquablement tolérable. Bien sûr, tout le monde est conscient que de plus en plus de gens s’appauvrissent et sont mis au rebut et que chaque jour la planète est davantage détruite. Mais pour les mieux lotis, le pire est maintenu à une distance très confortable, et la vie conserve plus ou moins son rythme. Les gardiens et les femmes de ménage passent comme prévu pour patrouiller et nettoyer, les portefeuilles d’investissement s’animent et s’éteignent à mesure que les marchés mondiaux s’ouvrent et se ferment, et les colis d’Amazon arrivent miraculeusement sur le pas de la porte, en quelques heures seulement. La misère, la souffrance et la mort font leur apparition, et il y a même parfois ce sentiment persistant que cette vie ne reste possible qu’en raison de la manière dont ces vies continuent d’être dépréciées et parfois éliminées, mais tout cela semble rester assez lointain et détaché. Une lueur, toujours de l’autre côté de l’écran.

Pour ceux qui vivent en bas, cependant, il n’est pas possible de se tenir à une telle distance de ce qui détruit le monde. L’insécurité, la pauvreté et la mortalité ne cessent de déferler sur les rivages de la vie quotidienne, ici en bas, sous la forme de dettes, de canicules ou de la police, érodant continuellement le peu de terrain stable qui reste. Alors que ce qui rend la vie vivable et digne d’être vécue devient de plus en plus cher et se fait de plus en plus rare, la dernière ambition semble être de retarder l’arrivée du pire et de s’accrocher à un fil. Alors que les distractions sont sans cesse renouvelées et, à toutes fins pratiques, inépuisables - un influenceur publie un selfie depuis une zone de guerre, une marque en ligne partage une collection de publicités générées par l’IA, un énième politicien fait un salut nazi -, aucune ne parvient à totalement anesthésier ce sentiment : la vie est de plus en plus vécue comme le premier plan fragile d’un paysage dont l’arrière-plan s’épaissit de mort.

Partout dans le monde, le même calcul mortel est à l’œuvre : d’un côté de l’équation, il y a l’accumulation des richesses, et de l’autre, la désolation de la vie. Quelques personnes au sommet amassent toujours plus de richesses et détiennent toujours plus de pouvoir, tandis que la masse de ceux au bas de l’échelle est obligée de travailler, se fait taper dessus quand elle sort du rang et fini par être surnuméraire et virée. Un peu comme ces jardins privés soigneusement entretenus par des paysagistes, au moment même où d’immenses forêts tropicales montrent les premiers signes d’un effondrement irréversible.

Si le prix de cet arrangement a été presque exclusivement payé par celles et ceux qui sont condamnés à vivre dans les couches les plus basses de la société, plus personne n’est aujourd’hui totalement à l’abri ou aveugle à la catastrophe qui empile ruine sur ruine et creuse tombe sur tombe sans discontinuer. Voyant les diverses formes de violence s’exercer de plus en plus librement et généreusement sur leurs écrans, les riches se replient précipitamment dans des enclaves de plus en plus petites, bordées de murs de plus en plus hauts, entourées de toutes parts de lieux et de personnes de plus en plus abandonnés, dans l’espoir de se cacher, eux et leurs fortunes, du monde que le capitalisme a si totalement gangrené. Quant à ceux qui ont moins de moyens, ils sont de plus en plus vulnérables et en danger ; ils construisent des radeaux de fortune et s’épuisent à lutter pour ne pas se noyer.

La dégradation de la vie a tellement saturé la société qu’elle apparaît aujourd’hui comme un simple élément du paysage, entièrement prévisible et pris en compte, largement documenté et diffusé à la vue de tous, collé comme un papier peint décoratif à l’intérieur des paupières de chacun. Dans une société dont le sens commun implique la dégradation, la dévaluation et la destruction perpétuelles du vivant, plus personne ne se soucie de nier ou de dissimuler la réalité : les enfants qui travaillent sont enterrés dans le cobalt qu’ils extraient de la terre à la main, les familles de migrants s’effondrent et meurent à la frontière sous le soleil du désert, les travailleurs en détresse et déprimés se jettent des fenêtres de l’étage supérieur des usines d’assemblage d’iPhones. Les riches comme les pauvres passent d’une vidéo à l’autre : des avions militaires bombardant des tentes de réfugiés, des policiers anti-émeutes pulvérisant des armes chimiques sur la foule, des gens arrachés à la rue et envoyés dans des camps, autant d’images qui rappellent en haute résolution à quel point le capitalisme a rendu la vie superflue et jetable.

Au fondement de la société de classes, il y a une séparation toujours plus grande entre les mondes construits pour protéger, nourrir et enrichir la vie et les mondes construits pour l’exploiter, la subordonner et en disposer. Pourtant, ces différents mondes partagent un consensus sur le fait que ce qui reste de la bonne vie n’a pour fondement que la dévaluation apparemment illimitée de la vie et de la Terre dans son ensemble. Même ceux qui vivent dans les gratte-ciel luxueux des métropoles, emmitouflés dans des couches de systèmes de surveillance avancés, d’appareils électroménagers intelligents et de sécurité privée armée, doivent aujourd’hui enjamber les gens qui dorment dans la rue chaque matin avant de commencer leur journée. L’une des contradictions persistantes de la société de classes est que ces mondes fortement divisés existent néanmoins dans le même monde et que, par conséquent, quelle que soit la richesse accumulée, elle ne peut jamais être totalement séparée ou complètement isolée de l’accumulation de violence et de destruction nécessaire pour la produire, la maintenir et la défendre. Le monde est de plus en plus séparé en mondes où l’on vit et en mondes où l’on meurt. Et pourtant, la désolation qui découle de cette séparation continue de s’accumuler tranquillement, jusqu’à déterminer la condition et l’ambiance de toute existence.

La véritable misère de notre société n’est pas qu’elle détruise si volontiers la Terre et désole les vivants, mais qu’elle s’est atrophiée au point de ne plus pouvoir imaginer qu’il en soit autrement. La politique et l’économie sont entrées dans leur phase terminale et se sont montrées complètement épuisées, ne restant capables que d’imposer des contrôles plus sévères et d’extraire les derniers profits d’un monde qu’elles continuent de réduire à l’état de friche. Le fait que le progrès soit une catastrophe apparaît désormais comme tout à fait raisonnable et prosaïque, donnant une apparence tout à fait ordinaire à l’histoire continue du développement économique et de la croissance, qui est aussi l’histoire continue de l’éradication des indigènes, de l’assujettissement des travailleurs, du maintien de l’ordre à l’égard des autres personnes racialisées et sexualisées, de la destruction de la Terre et de la multiplication de la mort. Dans les décombres de cette impasse politique et économique, la manière la plus expéditive et la plus rentable de garantir que l’accumulation et la désolation de la société continuent à se développer commence finalement à prendre forme dans les moyens culturels, dans un ensemble de formes et de techniques qui aspirent à prendre le pouvoir sur la mort en prenant le pouvoir sur son apparence, en s’emparant de la mort comme d’une image.

Lorsque la société capitaliste objective la mort sous forme de photos en ligne, de vidéos et de nombreuses autres formes visuelles, elle lui donne l’apparence d’une marchandise comme une autre, que l’on peut regarder et consommer quand on le souhaite, que l’on peut faire circuler ou échanger, puis ensuite ignorer et mettre de côté au besoin, alors même que la mort elle-même se propage de plus en plus largement et avec de moins en moins d’inhibitions. La séparation capitaliste du monde en mondes se redouble ainsi formellement d’une séparation culturelle de la mort et de sa simple apparence, en l’abstrayant et en l’objectivant sous des formes toujours plus spectaculaires. Tout comme le flux infini de marchandises jetables se reflète dans le caractère jetable des travailleurs qui les produisent, le caractère jetable de la vie en général se reflète désormais dans les images de la mort, que l’on peut tout aussi facilement faire défiler, rafraîchir, monétiser, suivre, supprimer et éliminer. Pour le capitalisme, il s’agit d’organiser formellement la visibilité de la mort de manière à ce qu’elle n’apparaisse que de manière fugace avant d’être éloignée ou expulsée. Ce qui la rend formellement équivalente à ces sacs de courses en plastique que l’on utilise un moment pour ensuite les abandonner partout comme détritus, jusqu’à ce qu’ils recouvrant les bords des autoroutes et s’enroulent dans les branches des arbres ou les estomacs des dauphins. Il n’est plus nécessaire de refouler la mort lorsqu’elle peut être récupérée culturellement de cette manière, lorsqu’elle peut être rendue toujours plus sensible et mise en évidence sous des formes facilement consommables et commodément jetables.

L’escalade de la violence qui est à la base de la société de classes, toute l’accumulation qui désole et la désolation qui s’accumule, commencent inévitablement à coaguler et à créer les conditions historiques pour l’émergence d’une situation plus brutale et plus grave. Comme il devient de plus en plus difficile de donner un sens à la vie dans un monde fondé sur une telle masse de mort et comme les gens ne peuvent pas se départir si facilement de l’expérience de la mort qui s’accumule si abondamment autour d’eux, une autre voie se dessine dans le fascisme. La fascisme est une forme de société fondée sur la réorganisation de toute la vie sociale à partir de la mort. Il s’agit d’intensifier une certaine indifférence passive à l’égard de la mort de telle sorte qu’elle commence à se transformer en un désir actif de la mort. Le fascisme qui a toujours déjà été une potentialité du capitalisme, se déploie dans la culture comme une esthétisation croissante de l’anéantissement, cultivant une société toujours plus captivée par les images de sa propre désolation, invitant chacun à chercher de nouveaux modes de vie dans les spectacles de la mort. [2]

II

Construit dans le Palacio Cervelló, dans le centre historique de Barcelone, le musée MOCO a ouvert ses portes en 2021. Il s’agit de la dernière extension de ses autres succursales à Amsterdam et Londres. Des œuvres de Banksy, Marina Abramovic et Takashi Murakami sont accrochées aux murs, de la musique électronique d’ambiance est diffusée par des haut-parleurs cachés dans les plafonds et des écrans LED diffusent des NFT produits par Beeple, Paris Hilton et JR. En se promenant dans le musée, il est évident qu’il a été conçu comme un espace non pas tant pour regarder des œuvres d’art que pour se prendre en selfie devant elles. Tout est mis en scène et optimisé pour que l’on puisse être vu et capturé à travers l’objectif d’un smartphone. Des installations immersives sont construites dans de longs couloirs afin que chacun puisse se prendre en photo en se reflétant individuellement dans les murs miroirs entourés de points de lumière colorée. Des peintures et des photographies de grande taille sont réparties stratégiquement dans les galeries, afin que personne n’entre accidentellement dans les prises de vue des autres ou ne les gêne. Chaque image prise dans le musée et partagée en ligne est simplement une autre façon d’affirmer ce qui est devenu la vérité spectaculaire de la vie sociale : j’apparais, donc je suis.

On pourrait facilement mépriser le MOCO en tant qu’énième et insipide manifestation de la guerre de gentrification menée contre la ville, mais ce serait risquer de ne pas voir que c’est dans des lieux comme celui-ci que la culture capitaliste se déploie aujourd’hui sous sa forme la plus développée et la plus avancée historiquement. La culture ne se préoccupe plus du tout d’exprimer des concepts ni même de représenter quoi que ce soit visuellement, elle demande à la société de se formaliser d’abord en tant qu’image. À notre époque, la réalité n’apparaît pas seulement sous des formes de plus en plus diverses, mais elle est aussi organisée, subordonnée et finalement vécue comme la somme de ses apparences. Peu de choses échappent à cette spectaculaire recomposition du monde, puisque tout, des aspects les plus ordinaires aux plus choquants de la société, en vient à être structuré à l’avance en tant qu’images. Les usines, les entrepôts et les chaînes de restauration rapide sont réaménagés de manière à ce que les gestes des employés restent exposés à la surveillance, à l’analyse et à l’optimisation des systèmes de surveillance, les relations intimes évoluent en fonction de leur visualisation permanente sur les plateformes en ligne, et les agents de l’immigration s’assurent que l’éclairage est parfait avant d’enfoncer une porte et d’emmener les gens dans des voitures banalisées devant des équipes de télé. Au fur et à mesure que l’histoire se déroule sur les écrans, l’apparence du monde partout l’emporte sur le monde lui-même. [3]

Un personnage tel que Donald Trump, qui ne demande qu’à apparaître toujours plus largement et sous des formes toujours plus nombreuses, est certainement l’une des plus belles expressions de ce phénomène. Juste après qu’une balle a manqué de lui transpercer le crâne, la seule pensée de Trump a été de poser devant les caméras, le poing levé, pour devenir une image, et même s’il avait été tué, Trump aurait été le premier à apprécier le spectacle stupéfiant de son propre assassinat. Son ascension politique et toute la logique de son administration ont été entièrement construites sur cette base spectaculaire d’images, puisque même les personnes qui se sont vu confier le contrôle de l’économie, du système de santé, des agences d’espionnage et de l’armée ont toutes été sélectionnées en fonction de leur qualité télégénique. Alors que de nombreux commentateurs politiques ont fait carrière en psychanalysant Trump et en spéculant sur ses motivations cachées, rien en réalité n’est dissimulé sous la surface. Trump est ce à quoi ressemble une vie qui s’est vidée de toute intériorité et s’est exposée complètement, désirant que chaque détail nu soit vu dans sa totalité, pour toujours et par tous.

Au fur et à mesure que la réalité est devenue secondaire vis-à-vis de sa représentation, une profusion de spectacles a envahi la vie sociale. Ils ont pour fonction d’organiser la société en organisant l’apparence de la société. Lorsque Walter Benjamin a commencé à théoriser le cinéma au début du 20e siècle, après avoir fui les nazis pour se réfugier en France, il déplorait que la succession automatique des images projetées sur l’écran réduise la capacité d’entretenir un rapport critique avec elles. Alors qu’il restait possible de se tenir à distance d’un tableau et de le contempler, de laisser son attention se déplacer entre ses différents éléments formels et de l’accompagner en pensée par un mouvement interne, la projection rapide d’images individuelles par le cinéma ne permettait plus de « penser ce que je veux penser », la pensée elle-même étant « remplacée par des images en mouvement ». [4] Tout comme les marchandises produites en masse ont complètement remodelé toutes les dimensions de la vie sociale, la production et la diffusion massives d’images ont finalement fourni les moyens culturels de remodeler formellement les termes selon lesquels la société capitaliste pouvait être pensée et perçue.

Walter Benjamin voyait dans le cinéma un moyen de produire et de distribuer l’expérience, d’organiser la sensibilité elle-même parallèlement à l’organisation industrielle du capitalisme. L’espace et le temps de la perception pouvaient désormais être technologiquement reformalisés et réorganisés, en utilisant le montage pour découper puis recoudre des scènes et des moments disparates, de la même manière que l’expansion globale du capitalisme avait séparé le monde pour le réunir à nouveau en étendant les moyens économiques de production et de distribution à la production et à la distribution du sensible [5]. Un tel développement technologique et historique a finalement percuté la société avec une force immense et totale. Partout dans son sillage des débris métaphysiques se sont répandus et la réalité s’est morcelée en d’innombrables apparences, elles-mêmes continuellement reconstruites en tant que réel toujours plus spectaculaire. Ce que Benjamin craignait, c’est que le cinéma devienne le dangereux complice des mouvements fascistes qui cherchaient à armer cette « perception modifiée par la technique ». Qu’il remodèle la vie sociale en l’inondant d’images et, de cette manière, cultive et assoie une société fondée sur la multiplication et l’esthétisation sans fin de la domination et de la mort. [6]

Dans cette époque, la subordination du monde à son apparence s’est historiquement développée sous une forme bien plus avancée, en utilisant des technologies numériques conçues pour cultiver une visibilité sans limites. Les images peuvent désormais être produites, distribuées et consommées n’importe où, il suffit de sortir un téléphone. Si les films projetés dans les cinémas ont une durée limitée, rien ne retient le temps passé fasciné devant un écran numérique. C’est un enchaînement infini de contenu qui se diffuse en ligne et en toute fluidité. Alors que le cinéma a été formalisé comme la production de masse d’images pour les masses, nos technologies numériques ont produit un ordre sensible qui est à la fois atomisé et totalisant : chaque individu produit ses propres images et reçoit son propre flux personnalisé d’images, tout comme la réalité elle-même s’est aplatie dans un écran de la taille du monde. [7]

Si Benjamin a pressenti le risque que la pensée se retrouve remplacée par l’image, elle est désormais et présentement menacée par les algorithmes qui supervisent la production, la diffusion et la consommation en ligne du visuel. Les images se doivent d’être désormais toujours plus intégrées et de moins en mois séparables de chaque instant de la vie, au point que l’existence elle-même ne soit plus distinguable de son apparence. Partout, la société devient un stream, rendant chaque aspect d’elle-même aussi immédiatement accessible qu’éminemment superflu : les images streament des data center aux écrans, les marchandises streament des usines étrangères aux entrepôts de distribution jusqu’aux foyers, et les vies se streament pour accomplir diverses tâches assignées par des applications gig [8]. Et finalement, c’est le monde entier qui en vient à circuler et à être organisé comme une accumulation d’apparitions en ligne.

Dans la mesure où c’est la totalité de la réalité qui subit cette transformation spectaculaire, les images deviennent aussi omniprésentes qu’éphémères, aussi accessibles que jetables, aussi essentielles à la vie sociale qu’équivalentes les unes aux autres et donc de peu de valeur. La jetabilité des images suit la même logique formelle que la jetabilité des marchandises, qui est aussi la jetabilité de la vie, qui est aussi la jetabilité du monde.

Les images défilent sur les écrans et disparaissent au fur et à mesure qu’elles défilent, tout comme les smartphones deviennent obsolètes et finissent à la poubelle à chaque sortie d’un nouveau modèle, tout comme les travailleurs sont virés sans scrupules lorsqu’ils sont malades ou rendus obsolètes, tout comme la désolation d’un bout de la planète par son exploitation agricole, forestière ou minière signifie seulement qu’il va falloir déplacer les infrastructures et aller passer le bulldozer ailleurs. Historiquement, le capitalisme se fonde sur un suicide collectif, un pacte qui subordonne le monde entier au processus de sa propre et infinie destruction. Tout doit fonctionner, être transformé en valeur et travailler pour l’économie, jusqu’à l’épuisement. Dans l’ombre de l’accumulation de richesses par le capitalisme se trouve l’accumulation de volumes toujours plus importants d’images et de marchandises jetables, une forme de production qui produit également un monde dans lequel tout, y compris la vie et la mort, est devenu jetable. [9]

Lorsque Benjamin a théorisé la transformation technologique de la culture, il s’est concentré en particulier sur la destruction de l’aura de l’œuvre d’art, de son existence unique et située, de sa spécificité et de sa singularité. Une peinture porte en elle son histoire, matériellement remodelée par les lieux où elle a été exposée, la manière dont elle a été conservée et entretenue, et les mains par lesquelles elle est passée. La photographie d’une peinture fait cependant exploser cette logique formelle lorsqu’elle est produite en série, étalant son existence dans une multiplicité de contextes divergents, chacune de ses copies étant plus ou moins interchangeable avec toutes les autres. En transformant la mort en image, le capitalisme éradique fonctionnellement son existence singulière par ce même brassage technologique. Réduite, la mort devient indiscernable des cartes postales de Guernica qui trônent dans les boutiques de souvenirs des musées ou des barils de pétrole brut qui circulent dans les chaînes d’approvisionnement. Dans la vie, il n’y a peut-être rien d’aussi singulier que la mort, ce moment incommensurablement dense où notre forme cède la place à une autre, et pourtant le capitalisme lui dénie cette singularité en la rendant toujours plus commensurable et fongible, en la capturant toujours plus complètement dans ses circuits de consommation et d’échange. Si le capitalisme dégouline et suinte de sang et de saleté, il garde l’apparence d’un emballage clinquant délicatement et proprement exposé dans les rayons d’un magasin. Il en va de même pour la mort produite par le capitalisme ; elle apparaît comme formellement séparée de sa réalité afin d’en faciliter la consommation. La société capitaliste dispose de la vie et, ce faisant, l’écroule sous la mort, pour ensuite se débarrasser à nouveau de la mort.

La soumission capitaliste du monde à son apparence dépend d’une procédure spectaculaire. Il s’agit d’inviter chacun à percevoir le monde du point de vue du capital, et ce faisant à valoriser et trouver du plaisir dans les mille manières dont la société capitaliste déverse la mort sur le monde. donc à valoriser et à prendre plaisir à toutes les manières dont la société capitaliste apporte la mort au monde. Comme l’expansion continue de l’économie dépend d’une expansion croissante de destruction, la mort ne peut plus être un simple détritus que l’on dégage en périphérie ou que l’on enterre sous la surface du réel. Elle apparaît donc et désormais comme un énième objet de l’économie esthétique, comme une énième apparence saisissante et marchandisée à contempler. Les images de la mort sont ainsi consommées avec désinvolture ou passion, procurant une émotion fugace ou donnant forme à des fantasmes intenses, mais dans tous les cas, la mort est abordée comme un simple produit de la société capitaliste. C’est dans ces conditions historiques et culturelles que le fascisme peut non seulement s’enraciner mais aussi se développer. Il germe dans une société où les manières de voir ont entièrement convergé avec les manières d’être. Et la vie s’organise chaque jour d’avantage autour de la mort en accueillant chaque jour d’avantage l’image de la mort. [10]

Qu’est-ce que cela implique de se soumettre à une culture fasciste, d’embrasser et de vivre une vie fasciste ? Il s’agit avant tout de s’éprendre de l’idée que certains sont faits pour vivre et d’autres pour mourir, de saisir la vie et la mort simplement comme des entrées supplémentaires dans le bilan comptable du capitalisme. Il s’agit, en fin de compte, de voir littéralement les vies de cette manière. La division économique entre opulence et pauvreté, soit le fondement même de la société de classes, prend donc également la forme d’une division sensible entre les vies qui sont perçues comme valables et celles qui sont perçues comme sans valeur, esthétiquement façonnées par la désolation inhérente à l’économisation totale de la vie et de la mort. Un fasciste éprouve la même joie mesquine à chaque nouvel achat que lorsqu’il voit une personne se faire piétiner, une joie qui se confond avec le sens commun d’une société capitaliste qui ne peut construire la vie que sur la base d’une démultiplication de la mort. Au cœur même du fascisme, il y a ce rêve d’une synthèse totale du capital et de la vie, le rêve d’un capitalisme qui détermine non seulement la forme de l’économie et de la politique, mais aussi la forme de tout sens, de tout désir et de toute expérience possible, le rêve d’une société dans laquelle ce qui est désiré n’est pas seulement l’accumulation, mais aussi la désolation. Telle est la véritable profondeur de la catastrophe : la vie est dégradée et éliminée sans relâche, et pourtant des vies sont attirées et liées - sensiblement, esthétiquement, subjectivement, libidinalement... - à des formes éblouissantes de destruction qui se confondent avec la vie sociale elle-même.

Voir le monde à travers les yeux du capital implique de voir la désolation en cours de la vie comme le fondement et la condition de toujours plus d’accumulation. Ce qui implique de voir de la valeur dans l’humiliation, l’assujettissement et la mort d’autrui. Dans une vidéo générée par l’IA et mise en ligne par Trump dans les premières semaines de son second mandat, on pouvait voir des scènes d’enfants errant dans les ruines de Gaza suivies de scènes de boîtes de nuit bondées, de yachts de luxe au large de plages immaculées, et de voitures de sport roulant au milieu des boutiques de luxe. Cette vidéo a été vue et partagée par des millions de personnes. Ce qu’il nous faut comprendre, c’est que le génocide en Palestine a lieu pour que ce type d’image puisse devenir réel. Il s’agit d’accoutumer le spectateur à aimer cette image d’une station balnéaire construite sur un charnier, d’un luxe et d’une richesse crées sur l’anéantissement et la désolation, d’un spectacle de mort dont l’esthétique découle de la dévalorisation et de la destruction de ceux qui sont ensevelis sous les décombres. À mesure que la vie et la mort sont capturées dans l’économie esthétique du capitalisme, les gens en viennent à être séduits par l’idée que la survie, le plaisir et l’épanouissement ici ont pour condition la misère, la souffrance et l’extermination là-bas. Que ce ne sont pas seulement les forces productives du capitalisme et leur flux infini de marchandises qui entretient la vie et le sens de la vie mais aussi les forces destructrices qui se chargent de se débarrasser de tout ce qui est devenu inutile. Tout comme le vignettage sombre d’une photo en fait ressortir les blancs et la luminosité, le fascisme invite chacun à voir non seulement la possibilité mais aussi la beauté de sa propre vie dans la mort d’autrui, et de cette façon à voir la mort des autres comme belle.

Les spectacles du fascisme formalisent la mort en tant qu’image afin de la rendre réelle en la faisant apparaître. Alors que les migrants sont pourchassés dans les rues, traînés de force dans des avions pour finir entassés dans des camps de concentration au Salvador, des drones et des équipes de télé sont là pour filmer chacune des étapes du processus. Il s’agit de redoubler cette dégradation et cet asservissement de la vie de sa production visuelle et d’offrir le spectacle de la domination de la société et de dominer spectaculairement la vie ; enracinant et approfondissant, ce faisant, une culture fasciste qui embrasse la mort pour que le capital puisse vivre. Pendant que des soldats israéliens filment leurs demandes en mariage au milieu de l’enfer qu’ils ont répandu sur Gaza, le secrétaire américain à la sécurité intérieure pose devant des couchettes de prisonniers au crâne rasé, dans une forme qui fait visuellement référence aux camps d’extermination nazis. Les images de vie sont couplées à des images de domination et de mort afin de réaliser la séparation entre ceux qui sont perçus comme dignes de vivre et ceux qui méritent de mourir. Et c’est cette séparation même qui devient le fondement de l’expérience et du désir. Les spectacles de mort du fascisme déferlent doublement sur le réel : en tant qu’images qui préparent les esprits à d’avantage de désolation et en tant que désolation qui prépare les esprits à d’avantage d’images. La mort ne se contente jamais de seulement apparaître, elle aspire à produire sa propre réalité, en remplissant d’un même geste les écrans et les charniers.

III

On n’échappe pas perpétuellement à la mort et il n’est pas possible de nier indéfiniment ce qui, pour la vie, reste inévitable. La question de la vie est toujours aussi la question de la mort, et le degré de liberté auquel nous accédons dans la vie se reflète dans la liberté que nous avons de donner forme à la mort. D’un point de vue existentialiste, la vie est toujours vécue au regard de la possibilité de pouvoir choisir de mourir. Mais plus fondamentalement, une vie réellement libre est aussi une vie libre de donner forme aux conditions dans lesquelles elle peut se terminer, - avec qui et comment, où et peut-être quand-, même si nos vies et nos morts ne peuvent jamais être entièrement anticipées ou planifiées, liées qu’elles sont à l’incertitude du temps et à la matérialité de la Terre. Nous devons comprendre que le capitalisme ne nous a pas seulement dépossédé de toute autonomie dans nos vies, il nous a aussi dépossédé de toute autonomie dans notre relation à la mort et au sens que nous donnons à notre propre fin.

Alors que le monde devient de plus en plus invivable, la question reste de savoir si nous serons capables de nous constituer de manière à rendre le monde de plus en plus intolérable. [11] Une vie fait l’expérience de l’intolérable lorsqu’elle refuse sensiblement quelque chose dans le monde, lorsqu’elle ne peut plus supporter une expérience et qu’elle est donc amenée à bouleverser radicalement la situation dans laquelle elle se déroule. Un monde intolérable est un monde dans lequel les choses ne peuvent plus continuer d’aller de soi, dans lequel le business as usual devient insupportable et est perçu comme quelque chose qui doit être renversé. L’intolérance se manifeste sous diverses formes : des travailleurs qui démissionnent après l’exigence de trop de leur patron, des étudiants qui occupent le laboratoire d’un campus lorsqu’ils apprennent que des recherches militaires y sont menées, ou des prisonniers qui mettent le feu au bâtiment où ils sont enfermés après l’annonce d’une nouvelle série de punitions et de restrictions. Dans chaque cas, un changement de perspective dans la situation modifie ce qui semble possible en son sein, révélant de nouvelles lignes de fuite à poursuivre, un nouveau parti à prendre, de nouvelles cibles à frapper. Rendre le monde intolérable implique donc une rupture violente avec l’organisation raisonnable du monde par le capital, d’aiguiser nos sens et de partager les perceptions qui nous permettent de vivre de vivre pleinement dans la réalité de notre situation et de nous y confronter avec force. [12]

Les spectacles du fascisme créent les conditions dans lesquelles les formes de mort du capitalisme apparaissent comme des objets à la fois détachés et désirés et, de cette manière, ils fonctionnent également comme des formes d’amnésie et d’anesthésie, comme un oubli de l’histoire de la désolation qu’est l’histoire du capitalisme et comme une désensibilisation de la violence du capitalisme qui se déploie devant nos yeux. La culture fasciste œuvre donc à nous rendre incapables de donner du sens à notre propre vie comme à notre propre mort. Tant que seule l’économie déterminera la manière dont nous percevons notre vie dans le monde, tant que le salariat sera considéré comme le seul moyen de survie, tant que l’avenir du marché sera le seul futur possible, l’économie et sa désolation continueront de se confondre avec le monde. Dans cette situation, on ne peut percevoir de nouvelles fissures et lignes de fractures qu’en rassemblant et en approfondissant des formes de sens qui transpercent les dimensions spectaculaires de la société, qui entrevoient des formes-de-vie qui commencent là où l’économie s’arrête, et qui brisent ainsi l’emprise du capitalisme et du fascisme sur notre expérience du monde. Rendre quelque chose intolérable, c’est tout simplement rendre sa destruction évidente.

Si notre époque est marquée par la désolation de la vie, elle est aussi régulièrement secouée par des révoltes qui émergent comme autant de refus de la violence spectaculaire de la société. Les insurrections du printemps arabe ont éclaté en réponse aux images de l’immolation de Mohamed Bouazizi en Tunisie et du meurtre de Khaled Saeed en Égypte. Lorsque les images des exécutions policières d’Oscar Grant, de Breonna Taylor, de George Floyd et de bien d’autres ont été révélées, elles ont déclenché certains des soulèvements les plus offensifs et massifs de l’histoire des États-Unis. Si ces révoltes ont été aussi explosives, c’est parce qu’elles visaient l’ordre sensible du monde, soit la manière dont la société considère certaines vies comme sans valeur, superflues et jetables, et s’organise sur la base de formes de mort de plus en plus cruels. L’apparition de ces révoltes dans les rues était donc aussi l’apparition d’une autre forme de sens qui refusait que ces morts soient un sacrifice tolérable de plus et voyait en elles une étincelle qui devait se transformer en flammes et embraser la société toute entière. La base élémentaire de toute révolte consiste à rejeter toutes les manières dont la vie est perçue du point de vue du capital, dont elle est située dans l’ordre spectaculaire des apparences. La base élémentaire de toute révolte, c’est d’apprendre à redécouvrir le monde depuis le ras de l’expérience, dans la rue avec ses amis, à travers les barricades.

Bien qu’elles aient rencontré une violence et une répression considérables, ces révoltes ont régulièrement continué de percer le réel, s’appuyant sur les feux allumés après l’assassinat de Mahsa Amini en Iran, d’Alexandros Grigoropoulos en Grèce, de Nahel Merzouk en France. Les campements dans les universités, les manifestations, les occupations de bâtiments et les actes de sabotage contre le génocide en cours en Palestine s’inscrivent également dans cette riche histoire de celles et ceux qui refusent une société basée sur la désolation de la vie et l’étreinte de la mort, de celles et ceux qui ont développé une intolérance partagée à cette société et sont par conséquent entrés en guerre contre elle. Ces révoltes sont dangereuses dans la mesure où elles déploient une perception du monde hétérogène à l’ordre sensible du monde capitaliste et, par conséquent, développent des manières propres de se percevoir les uns les autres et de percevoir les choses ensemble. Elles affinent une capacité collective à percevoir une multiplicité de lignes de front traverser le réel, là où l’on ne discernait rien auparavant. Dans une société qui ne tolère pas d’autre perspective que la sienne, porter son attention et ses pensées à ce qui relève de l’évidence autour soi équivaut à une insurrection.

Se confronter à ce qui détruit quotidiennement le monde implique d’arracher la vie et la mort à cette société qui prétend les régir et en déterminer la valeur. Il s’agit en fin de compte de considérer la vie et la mort comme les matériaux même d’une lutte contre le capital. C’est quand nous parvenons à les soustraire de l’emprise de la société capitaliste, que s’ouvre alors la question de ce que cela signifie de risquer sa propre vie et sa propre mort dans une lutte contre la mort, de ce que cela signifie de trouver un nouveau sens à la vie comme à la mort en détruisant une société qui les en a dépourvu, de se libérer de et contre l’économie qui les administre. Saisir la vie et la mort dans leur singularité radicale, c’est les saisir à nouveau dans leur pleine clarté, c’est percevoir à nouveau toute l’étendue de ce qui est possible en vivant et en mourant au-delà et contre la logique de l’accumulation et de la désolation. La composition spectaculaire de la société ne peut jamais être vaincue que par sa décomposition totale, par la recherche du sens et de la beauté dans ce qui apporte le désordre et détruit la valeur, par une anarchie des formes. Le capitalisme et le fascisme offrent une image satinée de la vie sur un panorama de mort. La vie doit répondre en démolissant l’ensemble du cadre dans lequel s’inscrit cette image.

Ian Alan Paul
Images : Steven Monteau
La version originale est à retrouver sur Ill Will.

[1C’est le troisième article de Ian Alan Paul que nous traduisons et publions :
Voir : Entre la mer et le mur
L’Enfer libéral - « Les génocides ne s’arrêtent que lorsqu’ils sont vaincus »

[2« L’humanité est devenue assez étrangère à elle-même pour réussir à vivre sa propre destruction comme une jouissance esthétique de premier ordre. C’est la situation politique que le fascisme esthétise. » Walter Benjamin, L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité.

[3Ndt : Nous avons traduit « appearance » par apparence, ce qui gomme certaines subtilités de la version anglaise, notamment le second sens d’appearance que l’on traduit aussi en français par « paraître », devant un juge notamment. Cette double signification nous rappelle à quel point la mise en image du monde est toujours aussi une soumission à un certain ordre.

[4Cette observation de Georges Duhamel est citée par Benjamin dans L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité.

[5[On attend d’avoir la version originale française sous les yeux pour l’ajouter] “I call the distribution of the sensible the system of self­-evident facts of sense perception that simultaneously discloses the existence of something in common and the delimitations that define the respects parts and positions within it. A distribution of the sensible therefore establishes at one and the same time something common that is shared and exclusive parts. This apportionment of parts and positions is based on a distribution of spaces, times, and forms of activity that determines the manner in which something in common lends itself to participation and in what way various individuals have a part in this distribution.” Jacques Rancière, The Politics of Aesthetics, Continuum, 2004.

[6Benjamin, L’oeuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité.

[7Dans les dernières années de la Seconde Guerre mondiale, les nazis ont commencé à expérimenter l’installation de caméras dans les missiles, dans le cadre de ce que le cinéaste Harun Farocki a décrit comme l’alignement de la guerre sur la visualité déjà réalisée technologiquement dans l’usine, unissant les moyens de production et les moyens de destruction dans un ordre spectaculaire : « Reconnaître et suivre des objets sur le champ de bataille est beaucoup plus difficile que dans une usine. Une usine est un espace contrôlé, avec des conditions de lumière stables et un ordre régulé. Les systèmes de localisation devront être améliorés ou le monde entier devra être adapté aux conditions de l’usine. » Harun Farocki, Guerre à distance.

[8Les plateformes de gig economy (gig platforms ou gig marketplaces) sont des plateformes en ligne qui mettent en relation des particuliers et des entreprises cherchant à embaucher des travailleurs à court terme ou des travailleurs indépendants

[9« L’augmentation de la productivité du travail est largement marquée par l’introduction de machines dans le processus de production... Alors que l’introduction de machines offre la possibilité d’alléger la charge de travail des travailleurs, les machines ont également pour fonction d’augmenter l’intensité du travail de ceux qui travaillent encore pour le capital, sans tenir compte de la santé des travailleurs... Simultanément, l’introduction de machines est corrélée à une diminution du travail nécessaire, qui correspond au nombre de travailleurs nécessaires pour que le capital puisse extraire un surplus (le profit). Ainsi, l’augmentation de la productivité du travail par l’introduction du machinisme dans la grande industrie rend de plus en plus superflue une partie importante et croissante de la population active ; les humains sont relégués au rang de déchets nécessaires à la poursuite de l’accumulation du capital ». Michelle Yates, The Human‐As‐Waste, the Labor Theory of Value and Disposability in Contemporary Capitalism.

[10C’est ici que les indices d’une histoire bien plus vaste de l’esthétique fasciste commencent à apparaître, composée des cartes postales de lynchage qui ont été largement diffusées dans le Sud américain et des westerns de cow-boys qui ont romancé l’éradication des tribus indigènes, des films coloniaux tournés à travers l’Afrique et l’Asie qui ont rationalisé et glorifié la violence de l’expansion capitaliste et de la dépossession, et bien sûr des films nazis de Leni Riefenstahl et Fritz Hippler qui ont visuellement ouvert la voie aux chambres à gaz d’Europe. Réfléchissant aux spectacles fascistes produits tout au long du XXe siècle, Susan Sontag a judicieusement observé qu’ils aspiraient à « donner une forme à la réalité, elle-même fondée sur une idée de la forme ». Si les éléments de la critique de Sontag sur l’esthétique fasciste conservent une grande partie de leur force, son refus de considérer les liens essentiels entre le fascisme et le capitalisme limite fatalement son projet. Ce n’est qu’en comprenant que c’est la forme capitaliste de la mort que le fascisme aspire à imposer à la totalité de la vie sociale, que l’esthétique fasciste fonctionne pour réorganiser la vie sur la base de la désolation du capitalisme, qu’il est possible d’affronter véritablement ce que le fascisme apporte maintenant au monde. Susan Sontag, Under the Sign of Saturn.

[11Réfléchissant à la vie de Michel Foucault, Gilles Deleuze note que son projet consistait à penser l’intolérable, et donc à devenir capable de voir ce que tout le monde savait déjà mais restait incapable de voir : « Pour lui, la pensée a toujours été un processus expérimental jusqu’à la mort. Il était en quelque sorte un voyant. Et ce qu’il voyait était effectivement intolérable... Quand on voit quelque chose et qu’on le voit très profondément, ce qu’on voit est intolérable... Pour Foucault, penser c’était réagir à l’intolérable, à ce qu’on vivait d’intolérable... Si la pensée n’atteignait pas l’intolérable, il n’y avait pas besoin de penser... C’était intolérable, non pas parce que c’était injuste, mais parce que personne ne le voyait, parce que c’était imperceptible. Mais tout le monde le savait. Ce n’était pas un secret. Tout le monde connaissait cette prison dans la prison, mais personne ne la voyait. Foucault l’a vue. » Gilles Deleuze, “Foucault and Prisons,” in Intolerable : Writings from Michel Foucault and the Prisons Information Group (1970- 1980).

[12« Le véritable mensonge, ce sont tous les écrans, toutes les images, toutes les explications, que l’on laisse entre soi et le monde. C’est la façon dont nous piétinons quotidienne- ment nos propres perceptions. Si bien que tant qu’il ne sera pas question de vérité, il ne sera question de rien. (…) Nous ne prétendons en aucun cas dire « la vérité », mais la perception que nous avons du monde, ce à quoi nous tenons, ce qui nous tient debout et vivants. Il faut tordre le cou au sens commun : les vérités sont multiples, mais le mensonge est un, car il est universellement ligué contre la moindre petite vérité qui fait surface. » Comité invisible, Maintenant.

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