Entre la mer et le mur

Ian Alan Paul

paru dans lundimatin#401, le 30 octobre 2023

Cette semaine, nous traduisons un article de Ian Alan Paul publié originellement chez nos amis de Ill Will sous le titre Between the sea and the security fence, disponible en Turc et en Polonais. On a pu dire que les massacres à Gaza étaient indifférenciés. L’horreur véritable est qu’ils ne le sont pas. Les dispositifs satellitaires et cybernétiques d’Israël lui confèrent une omniscience quasi-totale sur le détail des chairs qu’il broie. Jamais la mort n’est aussi renseignée que lorsqu’elle fond depuis les cieux glacés de l’abstraction.

Dans Gaza – collage éclaté d’architectures et de décombres, l’abstraction de la vie concurrence la vie même. Ces vies, subsumée sous les technologies sociales qui couvrent et codent le territoire sans relâche, sont si bien représentées et reconnues – comme telle ou telle forme de vie – qu’on en oublierait presque, sous les épaisses vagues identificatrices et classificatrices, l’existence de quelque chose d’encore un peu vivant. Réfugié, militant, civil, otage, prisonnier, soldat et victime – autant d’abstractions qui coordonnent la distribution des vies. Abstractions qui déterminent pour ces vies leur position dans divers stratagèmes militaires, diverses manœuvres politiques, divers programmes économiques ; dans ces formes d’identité particulières qui correspondent chacune à sa propre intensité et sa propre nuance de violence ; au sein des codes circulants qui déterminent de plus en plus précisément ce qu’est une vie, qui y décèlent de mieux en mieux ce qu’on pourrait bien en faire. Vivre et mourir comme une abstraction : tel est le sort imposé à tous ceux qui habitent l’espace entre la mer et la clôture de sécurité.

L’abstraction est réelle dans la mesure où elle détermine la forme d’une vie et ses conditions de vie, accorde ou dénie l’accès à un checkpoint, ouvre ou ferme l’eau et l’électricité, fournit une couverture momentanée ou vous dessine une cible dans le dos. Palestinien ou Israélien ? Musulman ou chrétien ou juif ? Homme ou femme ? Citoyen ou réfugié ? Les types de vie qui peuvent être vécus et les types de mort qui peuvent inévitablement survenir sont déterminés par un calcul abstrait qui classe et trie sur la base de ces termes, déplaçant et réorganisant les hiérarchies sexualisées et racialisées des vies, intégrant chaque identité comme une variable d’une opération coloniale unifiée. Chaque vie à Gaza est régulièrement étouffée par toutes les manières de la représenter et de la reconnaître, par les forces qui la dominent, par toutes les façons dont la vie est subsumée et subordonnée en tant que vie codée et catégorisée parmi d’autres, par tous ces prédicats qui facilitent l’abstraction de la vie et, ce faisant, facilitent son assujettissement et son éradication perpétuelles.

Lorsque les observateurs internationaux exigent que le massacre aveugle ne cesse, ils ne comprennent pas que le massacre devient toujours plus discriminé et perspicace, toujours plus individué et mieux informé, sans se rendre pour autant moins dévastateur ou moins total. Alors que les soldats israéliens s’apprêtent à éliminer la vie de vastes zones de Gaza, ils s’appuient sur des données qui localisent les téléphones portables de ceux qui ont choisi de rester et de résister aux ordres d’évacuation de l’armée, ajoutant ainsi une détermination à leur projet de désolation et contribuant à l’affiner. Des drones bourdonnent constamment au-dessus des têtes, surveillent les familles en fuite qui s’entassent à l’arrière des camions, afin d’aider les généraux à optimiser leurs bombardements. L’eau est coupée et les livraisons de nourriture et de médicaments sont réduites ou interrompues, tandis que les bureaucrates israéliens comptent les calories consommées par la population incarcérée. Il est probable qu’Israël en sache plus sur les personnes qu’il anéantit que n’importe quel autre régime dans l’histoire, une connaissance qui ne permet même pas, ne serait-ce que partiellement, d’interrompre la violence, mais qui ne fait que l’accroître. Dans la situation coloniale, plus une vie est abstraite, plus elle est capturée, calculée et mise sur le marché comme tel ou tel type de vie palestinienne, plus les meurtres peuvent être aiguisés. Dans l’armature coloniale, l’abstraction de la vie n’est ni immatérielle ni indiscriminée, mais plutôt conçue pour renforcer tactiquement la domination sur la vie : le resserrement de son contrôle sur l’information et les identités n’est jamais que le prélude au resserrement du contrôle sur les territoires et les corps.

Alors que des déluges périodiques de bombes soufflent les vitres et les quartiers, les personnes réfugiées dans telle maison ou tel hôpital peuvent se demander si leur mort sera comptabilisée comme une victime civile légèrement regrettable ou comme un terroriste neutralisé avec succès, si elle sera collectée comme une données pour la simulation d’un combat d’un commandant militaire ou comme une nouvelle entrée dans une feuille de calcul des Nations unies, si l’on honorera leur mort sur la bannière des martyrs d’un parti politique ou dans un post en ligne vite fait scrollé. En marchant dans la rue à la recherche de provisions de plus en plus rares au milieu du blocus environnant, les pensées de ces personnes pourraient alors dériver vers les satellites qui suivent chacun de leurs mouvements depuis l’orbite basse en préparation de l’invasion terrestre à venir, ou peut-être vers les drones qui filment les foules dans l’espoir de faire correspondre les visages aux profils biométriques dans les bases de données militaires, se demandant s’ils seront simplement surveillés comme un autre détail sans importance du terrain hostile, ou s’ils seront ciblés pour être effacés de la carte. Alors que des missiles sont tirés pour faire exploser ce qui vient d’être abstrait, les familles décident si elles doivent s’abriter dans une seule et même pièce pour pouvoir au moins mourir ensemble, ou si elles doivent se disperser dans plusieurs bâtiments pour qu’au moins une partie de la famille puisse survivre et continuer à vivre. Le bord abstrait de l’apartheid israélien ne donne forme à la vie que pour que les vies puissent être exposées à des régimes de mort toujours plus nombreux, documentant pour mieux déposséder, triant pour mieux affamer, représentant pour mieux mener à la ruine.

C’est sur la base de l’abstraction de la vie que les vies peuvent être si négligemment et sans effort remplacées par des listes de prédicats, grâce auxquelles une vie peut être calculée, contemplée et potentiellement éliminée comme s’il s’agissait simplement d’un ensemble de propriétés discrètes et définies. L’accumulation concaténée de cartes d’identité, de fichiers de police, de bases de données démographiques et de permis gouvernementaux façonnent le terrain sur lequel la vie est vécue, modifiant les contours de l’endroit où une vie peut ou ne peut pas étudier, se déplacer, faire des achats, construire et travailler, ainsi que les soins de santé, la nourriture et l’eau auxquels une vie peut ou ne peut pas avoir accès. Si la vie et la mort échappent à toute définition totale ou définitive – assister à la naissance ou à la mort d’une personne nous laisse souvent sans mots, sans voix – leur abstraction prépare néanmoins le terrain pour que même les formes les plus extrêmes de dévastation puissent rouler avec fluidité sur des langues fraîchement insensibilisées et bien huilées : ’un million de Gazaouis sommés de fuir’, ’les quartiers abritant le Hamas doivent être éliminés’, ’tous ceux qui restent sont responsables et doivent payer le prix’. Qu’est-ce qu’un génocide si ce n’est le moment où une abstraction finit par étouffer tout ce qu’elle englobe et englobe, finit par extraire toute la vie de ce qu’elle catalogue et circonscrit de manière si définitive ? Aucun génocide ne se déroule sans ses propres codes et catégories de vie, sans s’efforcer d’éradiquer précisément ce qu’il abstrait.

Parler de guerre et de paix en Palestine, c’est simplement prononcer les noms de deux modalités d’un processus abstrait unifié, l’une qui donne la mort de manière abrupte et l’autre qui donne la mort de manière procédurale, mesurée, proportionnée. Bombardements aériens et arrestations arbitraires, points de contrôle aux frontières et blocus économique, détentions indéfinies et assassinats ciblés, bulldozers et barrages de gaz lacrymogènes : ce ne sont là que les technologies les plus évidentes et les plus largement documentées qui étouffent de plus en plus ce qui lutte encore pour vivre. Dans chaque cas, l’abstrait travaille à optimiser et à rationaliser toute la violence qui circule sans relâche, à classer la vie pour mieux calculer et achever sa destruction, à donner forme à une guerre et à une paix qui ne promettent que de vous anéantir à différentes vitesses.

Lorsque la cacophonie de l’expérience vécue est abstraite dans les coordonnées de telle ou telle histoire ethnique ou religieuse, de tel ou tel parti ou faction politique, de tel ou tel traumatisme historique ou revendication ancestrale – abstractions qui déterminent ensuite les conditions de survie dans lesquelles une vie vit – il n’est pas étonnant que des vies en viennent à s’identifier totalement à leur abstraction, à considérer l’abstraction comme si c’était leur vie. D’une certaine manière, il s’agit d’un fait profondément pragmatique, dans la mesure où la lutte pour la survie a été associée à la représentation des survivants, à travers laquelle les vies vivent dans les avenues étroites de l’existence qui sont maintenues ouvertes par ceux qui prétendent les représenter. Le Hamas à Gaza et l’Autorité palestinienne en Cisjordanie se contentent tous deux d’être les administrateurs externalisés de ce régime colonial abstrait, s’efforçant à la fois de représenter les Palestiniens de manière rigide et de subvenir à leurs besoins de manière précaire, tout en contrôlant la vie des Palestiniens et en réprimant tout ce qui compromet leur monopole abstrait. Alors que le Hamas promet de détruire Israël et que l’Autorité palestinienne promet de coopérer avec lui, tous deux fonctionnent comme des extensions complémentaires de l’abstraction de l’occupation, l’un représentant des vies hostiles à exterminer et l’autre des vies pacifiées à expulser.

L’identification de la vie à son abstraction est également politique, car se considérer comme Palestinien, c’est comprendre que l’on partage une histoire commune avec d’autres Palestiniens, que l’on a une tradition commune de survie et de lutte parce que l’on a tous été soumis à un processus commun de dépossession et de domination. Les abstractions qui fluent à travers la Palestine ne se contentent pas de s’imprimer sur la vie dans un seul sens, mais émergent également comme des formes vers lesquelles les vies sont attirées et dans lesquelles elles s’impliquent. Prenant forme subjectivement dans diverses identités et nationalismes, l’abstraction de la Palestine ne fonctionne pas simplement comme un mode de répression, mais aussi comme une expérience vécue et un contexte social où les personnes qui ont été subjuguées ensemble cherchent des méthodes pour survivre et se révolter ensemble. Ces luttes se déclenchent toujours à l’intérieur de l’abstraction coloniale, mais ce qui reste décisif, c’est de savoir si elles s’orientent vers la préservation et peut-être la sécurisation d’un minimum de souveraineté sur leur existence abstraite, ou si elles aspirent à l’exploser une fois pour toutes. En Palestine et à travers sa diaspora, il y a ceux qui restent indéterminés par toutes les façons dont ils ont été représentés et reconnus, qui se cherchent les uns les autres dans les vestiges et les ruines de leur passé commun, et qui luttent pour une Palestine libérée de son abstraction coloniale.

Quelle est cette Palestine qui pourrait réussir à échapper à son abstraction coloniale, qui pourrait réussir à incinérer ce qui la représente et l’identifie si totalement, qui refuse d’être éradiquée et se révolte contre ce qui l’éradique ? Une Palestine qui se serait débarrassée de son abstraction serait une Palestine moins préoccupée par une identité particulière et plus formalisée comme un mouvement créatif et insubordonné, moins organisé par ce qu’il est et plus par ce qu’il peut faire. Ce serait une Palestine qui naîtrait de ces formes de vie qui ne peuvent être saisies que comme turbulences et dissonances par ceux qui voudraient contrôler leur forme et leur imposer des formes, ces formes de vie qui sont devenues autonomes et libres dans la mesure où elles peuvent jouer avec leur forme comme on peut jouer dans les vagues tumultueuses d’une plage. Ces formes de vie vivent comme des multiplicités, comme des ensembles et comme des parties d’ensembles sans aucun besoin d’unité, comme des vies qui vivent en opposition non pas à d’autres formes de vie codées, mais plutôt en opposition à leur désolation abstraite et à leur détermination. Elles vivent une forme de poièsis que l’on peut décrire comme Aimé Césaire décrit la poésie : comme une descente en soi, mais aussi comme une explosion. Ce qui nous reste, ce n’est pas telle ou telle forme de vie, mais plutôt une vie qui rompt tout contenant dans lequel on tenterait de l’enfermer.

Cette insurrection contre l’abstraction n’implique pas la disparition de la Palestine, mais plutôt la disparition du monde colonial qui n’a fonctionné que pour capturer et rétrécir, découper et contracter. Une Palestine cartographiée et scannée de plus en plus précisément par les forces coloniales, une Palestine qui émerge simplement comme une archive accumulant ses attributs discrets et ses propriétés abstraites, est une Palestine qui n’existe que comme l’ombre de ce qui la domine et la code, comme la symétrie inversée de son occupation. La fin de la colonisation dans ce sens implique non seulement la fin du colonisateur mais aussi celle du colonisé,abolissant l’abstraction coloniale comme moyen d’abolir la colonie et sa détermination. Ce n’est que lorsque la Palestine sera capable d’accomplir cette insurrection contre son abstraction, qu’elle échappera à son existence abstraite en tant que résidu rétréci de l’expansion et de la domination israéliennes, et que nous pourrons vraiment commencer à apprendre ce que la Palestine est et peut être.

Ici et maintenant, même si l’on pense à la désolation militarisée qui prépare son déploiement complet et terrifiant à travers la Palestine, demeure l’effervescente révolte de ceux qui défendent la singularité radicale de la vie et attaquent l’abstraction coloniale de la vie, qui vivent au sein de formes de vie totalement incompatibles et incommensurables aux régimes de violence abstraite alentours : insurgés de Gaza qui organisent des assauts contre la clôture et construisent la résistance contre les forces répressives du Hamas, anarchistes en Israël qui refusent la conscription et s’attaquent au mur de séparation à coups de masse, familles endeuillées qui refusent que leurs morts soient pris pour de la chair à canon symbolique dans la prochaine série de massacres, saboteurs qui mettent le feu aux caméras de surveillance à Jérusalem-Est et démantèlent les points de contrôle en Cisjordanie, et ceux qui brisent les cloisons qui ont été érigées autour de tant d’identités et se retrouvent assis dans une immense constellation de vies.

Entre la mer et le mur, entre la rivière et la mer, reste toutes ces vies qui luttent aux côtés des leurs pour des avenirs exaltant la multiplicité scintillante et l’irreprésentable diversité de formes palestiniennes, sans contrainte de codification ni d’identification, vies qui ne sont plus déterminées par l’abstraction et la domination coloniales de la vie. Tout dépend de la prolifération, de l’intensification et de la solidarité envers les forces de ces vies qui refusent la domination abstraite de la vie, qui ne fondent pas leur propre forme sur la séparation violente et l’éradication inlassable des formes, et qui menacent d’abattre le monde colonial pour que nous puissions éventuellement vivre hors de lui.

Ian Alan Paul
18 octobre 2023

Images : Clément Chapillon

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