L’Enfer libéral

« Les génocides ne s’arrêtent que lorsqu’ils sont vaincus »

Ian Alan Paul

paru dans lundimatin#426, le 29 avril 2024

Nous traduisons ce lundi un texte de nos camarades d’Ill Will. Depuis les États-Unis où les occupations de campus en soutien à la Palestine se multiplient au même rythme que les arrestations de profs et les évacuations manu militari, Ian Alan Paul replace l’ordre libéral répressif en son lieu propre : dans le brasier, c’est-à-dire en enfer. En filant la métaphore d’une dévastation métaphysiquement sanctifiée de bonne conscience, l’auteur pose quelques évidences, à commencer par la plus grave : qu’un génocide ne s’arrête pas de lui-même.

L’ordre libéral qui supervise et administre le génocide en Palestine s’est construit par le mariage entre des valeurs égalitaires et une violence exterminatrice, sur l’association intime de droits prétendument sacrés et de l’enfer qu’ils déchaînent sur le monde. Il faut continuer de livrer des armes, tout en dénonçant et condamnant leur usage. Il s’agit de saluer les manifestations, tout en donnant l’ordre de les étouffer dans les lacrymogènes. Tout brûle donc deux fois, le carburant de la politique libérale et le carburant du carnage libéral, alimentant un brasier dont les feux se déchaînent toujours plus démocratiquement. S’il n’est pas nécessaire de résoudre la tension formelle entre ces idéaux abstraits et ces réalités violentes, c’est parce que le libéralisme repose sur le raffinement infini de cette contradiction. Pour chaque constitution sanctifiée, il y a un camp de détention qui ne fermera jamais ; pour chaque promesse d’égalité, il y a une économie qui impose ses hiérarchies cruelles à tous les domaines de la vie ; pour chaque droit du citoyen, une horde de policiers qui défile dans les rues, ivre de pouvoir.

L’ordre libéral est une posture de surplomb moral dans un monde où s’entassent décombres sur décombres et sous lesquels sont partout creusées des tombes. Il offre au regret et au remord l’occasion d’un bon bol d’air dans un monde où les machines de mort en masse étouffent quant à elles toujours plus de vies. L’éclatante incandescence de l’ordre libéral, sa brûlante dévastation, se manifeste, entre autres, à la Cour Pénale Internationale, organisation qui ne documente chaque détail du génocide en cours qu’afin de les classer dans le dossier des affaires à suivre. Elle est entretenue par des chefs d’État qui parlent du droit sacré de l’autodéfense nationale tout en ordonnant à ceux qui vivent sous les vagues de violence génocidaires de respecter strictement les règles de la guerre. Les présidents d’université alimentent également l’enfer, lorsqu’ils invoquent la nécessité de garantir un environnement d’apprentissage sûr tout en plaçant des snipers sur les toits des campus et en faisant appel à la police anti-émeute militarisée pour embarquer leurs étudiants. Tout comme Thomas d’Aquin s’imaginait que les sauvés d’en haut jouissaient au spectacle des damnés brûlant en bas pour l’éternité, les libéraux abreuvent leurs belles âmes immaculées en contemplant sereinement leur ordre social pulvériser inlassablement toujours plus de fragments du monde. Le Paradis n’est plus que l’administration et la maintenance de l’Enfer qu’il embrase partout.

Rien n’est plus macabre, ironique, que de voir les régimes libéraux, après s’être eux-mêmes définis en s’opposant aux génocides du XXe siècle, coopérer désormais résolument les uns les autres pour faciliter le génocide au XXIe siècle. En effet, les derniers défenseurs du libéralisme devraient se demander non pas pourquoi l’ordre libéral a échoué à mettre un terme au génocide en Palestine, mais bien plutôt pourquoi il le supporte et l’entretient avec tant d’entrain. Les alliances restent solides, le soutien logistique est en place, les flux commerciaux circulent, le système international survit, tandis qu’une population entière est ensevelie sous les gravats en flamme. Qu’est-ce que le libéralisme, si ce n’est l’exigence que ses processus soient respectés, que ses règles soient suivies et que ses élus s’inclinent, même lorsque son désert arase tout sans entrave ? Pour demeurer ouverte et libre, la société doit brutaliser sa population et remplir ses prisons. Pour défendre les droits de l’homme, il faut continuer de tuer à un rythme soutenu. Pour sauver l’âme du libéralisme, aucun écart ne saurait être épargné. Telle est la réalité de l’ordre libéral d’aujourd’hui : une violence généralisée et implacable exercée par ceux qui disent « plus jamais ça ».

Pour le libéralisme, la révolte est une exigence et une nécessité dépassée, valable pour les époques d’hier, mais trop extrême, trop explosive pour le présent. La Rébellion a une valeur à titre mémoriel. Quand elle surgit, vivante – occupation d’un campus ou marche échevelée à travers les rues – elle doit être rapidement réprimée. Il y a, dans le libéralisme, une forme de capture spectaculaire qui ne fait que neutraliser la révolte en la transformant, toujours plus, en image, en histoire apprivoisée à exposer dans les galeries du pouvoir, en résistance réduite avec succès à l’état de chose du passé. L’imagination libérale célèbre la révolte comme représentation tout en travaillant activement à pacifier sa présence réelle. Elle cherche à en consommer le potentiel explosif afin d’en archiver et exposer ce qu’il en reste de cendres. Aspergés de gaz poivre et entravé par collier rilsan, les manifestants reçoivent l’instruction de se soumettre et de se rendre à leur défaite d’aujourd’hui afin de pouvoir être reconnus comme justes demain, de se repentir maintenant afin que, lorsque le combat sera terminé et qu’ils auront perdu, ils puissent être à nouveau rachetés.

La récente vague de protestations contre le génocide en Palestine n’a pas échappé à cette confusion, qui fonctionne comme une forme de pacification interne. Le libéralisme triomphe partout où l’on convainc ceux qui descendent dans la rue de subordonner l’acte de résistance à sa représentation spectaculaire, où l’on estime que la révolte contre le pouvoir n’est finalement jamais qu’un moyen d’être reconnu par les puissants. L’aphorisme d’Arendt selon lequel « le révolutionnaire le plus radical deviendra conservateur au lendemain de la révolution » ne fait que révéler à quel point le libéralisme a colonisé la compréhension de la révolte, à quel point toute forme de résistance ne peut être envisagée que comme un énième dialogue avec le pouvoir seulement voué à se faire représenter plus pleinement en son sein, une autre image à incorporer dans le panorama de la gouvernance libérale. Le slogan « The Whole World is Watching », qu’on entend régulièrement dans les manifestations au moment même où les gens sont jetés à l’arrière des fourgons de police, est significatif du degré d’assimilation de certains à leur propre image. Alors que le problème, bien entendu, est précisément que les gens ne fassent que regarder, que même les insurgés en puissance se mettent à penser qu’être vu est, au fond, une fin en soi, que le désir de reconnaissance l’emporte sur le désir de révolte.

La récupération de la révolte par le libéralisme est ce qui lui permet de demander pardon pour tous ses péchés, d’être perpétuellement lavée et de renaître. La pénitence qu’il paie pour tous ses torts historiques devient une source non seulement de consécration, mais aussi de renaissance. La domination passée est transformée en matière à marketing, en monuments et en musées, preuve du progrès de l’ordre libéral vers la perfection. Les crânes fendus par les flics de Selma sont présentés comme le testament d’une Amérique post-raciale, plutôt que comme l’une des pièces à conviction du dossier de la brutalité raciale qui ne cesse de s’étendre. De même que les sociétés libérales commémorent systématiquement leur propre violence passée pour affirmer qu’elles en ont libéré le monde, elles insistent sur le fait que leur violence actuelle fait partie intégrante de l’ordre libéral et qu’elle doit être préservée pour pouvoir l’absoudre une fois de plus. Tout ordre libéral aspire à vous dominer sans en avoir l’air, vous réprimer tout en se présentant comme le dernier rempart contre la répression.

Sur les vitraux des cathédrales du libéralisme, on trouve des unités de combat exclusivement féminines bombardant des camps de réfugiés dans le lointain, des fabricants d’armes aux conseils d’administration composés de toutes les couleurs de la diversité et des gardiens de prison formés à ne pas mégenrer leurs détenus lorsqu’ils les enferment en cellule à la tombée de la nuit. En embrasant, de manière inclusive, la terre entière de ses flammes, l’Enfer s’approfondit de jour en jour. En diversifiant le combustible, on peut continuer à brûler les vies racialisées, sexualisées et classées – points d’incandescence de l’incendie. Quoique le libéralisme ne puisse pas promettre de modérer sa violence, il s’engage néanmoins à représenter et à reconnaître, au cours de son extension, chaque personne avec toujours plus d’équité. Tout peut être conscrit et scripté. Que brûle l’énergie sauvage de la révolte ! Un saint docile viendra se substituer aux fumées.

L’idéologie présente également un troisième caractère : elle est arme de contre-insurrection. Elle est mobilisée afin d’incorporer et de réabsorber l’énergie de la révolte. Son opération vise à la fragmenter, à déclarer puis aiguiser les divisions entre sauvés et damnés, paroles de raison et cris de folie, le manifestant sanctifié et l’émeutier maudit. Lorsque les autorités libérales dialoguent avec les soi-disant représentants d’une révolte, leur but est de retourner une partie de la révolte contre elle-même. Avant d’envoyer leur propre police, il est souvent utile d’introduire de nouvelles lignes de division en recrutant de nouveaux officiers au sein du mouvement, sous la forme de manifestants qui ont choisi de négocier, d’accepter des concessions, et finalement de coopérer à leur propre répression. On nous avertit que si nous ne trouvons pas place dans le crématorium, si nous ne contribuons pas à y entretenir les feux sans répits, nous prenons le risque d’y être consommés. Tout le monde peut devenir un martyr. Il y a assez de place en enfer pour tout le monde.

Pour que la révolte reste une arme, pour qu’elle vaille en tant que menace, il faut briser l’envoûtement libéral. Nous n’avons pas de temps à perdre avec la quête du confort de la reconnaissance – vertueux dans la défaite – à signaler notre appartenance médiatique au bon côté de l’histoire, alors qu’elle n’est, elle-même, l’histoire, rien de plus qu’un amas d’indifférentes déflagrations. Le succès ne se mesurera pas au degré de représentation concédé par le pouvoir, au nombre d’images d’elle-même qu’accumule la révolte, mais seulement au degré d’abolition de tout pouvoir qui pourrait espérer nous reconnaître un jour.
Pour affronter l’ordre libéral, il faut commencer par reconnaître que le libéralisme ne s’oppose pas à l’autoritarisme mais bien et seulement à l’anarchie ; c’est-à-dire à tout ce qui reste incommensurable au pouvoir, à tout ce qui œuvre à le dissoudre en tant que pouvoir. Si l’autoritarisme se distingue à bien des égards du libéralisme, ils partagent tous deux un même amour du pouvoir et s’attèlent chacun à leur manière à nourrir le brasier de l’enfer. Alors que l’autoritarisme ne sait répondre à la révolte qu’en l’écrasant, le libéralisme l’intègre et la récupère, faisant montre d’une forme de pouvoir plus raffinée. En dernière instance, si l’ordre libéral juge parfois utile de condamner les excès des régimes autoritaires, il n’hésite jamais à coopérer et à s’allier avec eux. L’anarchie, en revanche, le mouvement de destitution de toute forme de pouvoir constitué, est quelque chose que le libéralisme ne peut ni capter ni transformer en carburant. L’anarchie est précisément ce qui refuse d’être représenté et reconnu, ce qui ne peut jamais être définitivement dépeint, digéré ou transformé en image. L’anarchie apparaît toujours de manière furtive, lorsqu’elle plonge dans les flammes du brasier pour les affronter.
L’anarchie ne peut pas être récupérée, elle est toujours trop profane. C’est la raison pour laquelle le libéralisme la soumet aux formes les plus extrêmes de violence et de répression. Il s’agit de l’effacer purement et simplement de la surface de la terre et de lui dénier tout au-delà. C’est aussi pour cela que dès que le libéralisme réprime l’anarchie en suspendant le droit, en s’affranchissant du vernis des normes et en déchaînant librement sa violence, on en vient à facilement le confondre avec l’autoritarisme. Distribuer des tracts entraîne des poursuites pour terrorisme, verser une caution abouti à une perquisition de votre domicile, occuper une forêt avec des tentes pour empêcher sa destruction est sanctionné par une exécution [1]. Interpelez les voyous de l’ordre public libéral lorsqu’ils brutalisent quelqu’un dans la rue et vous finirez jeté au sol et menotté. Le libéralisme ne peut pas tolérer ce qui refuse de jouer le jeu, ce qui choisit de répondre et d’entrer en relation directe avec le monde plutôt que de toujours différer, capituler et se soumettre à ce qui le représente et le réprime si densément.

C’est précisément parce qu’elle échappe au pilier de l’ordre libéral que constitue l’intégration, qu’elle résiste au confinement et au contrôle, que l’anarchie continue de représenter une telle menace. Lorsqu’un navire tente de partir avec des munitions, l’anarchie se manifeste bloquant le port. Lorsqu’une occupation d’université est violemment évacuée, l’anarchie se manifeste en multipliant les nouvelles occupations. Lorsqu’un bus est rempli de personnes interpellées, l’anarchie se manifeste en bloquant les routes qui mènent à la prison. Lorsqu’une personne se fait agripper en pleine rue par un policier, l’anarchie se manifeste par une foule qui l’entoure et le libère. Lorsque les représentants officiels tentent de faire la distinction entre les bons et les mauvais manifestants, l’anarchie brouille les frontières du conflit, redistribue les coordonnées de ce qui est en jeu et invite de plus en plus de personnes à rejoindre la lutte. Lorsque les autorités exigent que tout le monde s’identifie, l’anarchie se propage comme autant de masques protégeant les visages de la foule. Et lorsque les détenteurs du pouvoir exigent de négocier avec les représentants de la révolte, l’anarchie répond que « personne ne pourra jamais nous représenter ». Pour l’anarchie, il n’y a pas de besoin d’être racheté ou rendu juste, pas de désir d’être oint ou de s’élever à une place supérieure, mais seulement une lutte contre le pouvoir partout où notre monde et ses habitants continuent de brûler.

Une fois qu’un génocide a commencé, il ne s’épuise jamais de lui-même. Il y a toujours quelque part, quelque chose, à consumer. Le brasier s’étend et les flammes grandissent, tandis que l’ordre libéral veille à ce qu’elles brûlent égalitairement et sans discrimination. Les génocides ne s’arrêtent que lorsqu’ils sont vaincus, lorsqu’ils sont contraints de s’arrêter. Dans la révolte contre l’ordre libéral, il existe une chorégraphie insurrectionnelle et impie qui travaille à destituer l’enfer que le pouvoir a partout construit, qui aspire à destituer tout ce qui domine et à démanteler et détruire ce qui maintient le brasier allumé. Celles et ceux qui s’aventurent à éteindre ce qui nous incinère libéralement, savent qu’ils y trouveront plus de joie et de richesse que dans toutes les promesses de paradis.

Ian Alan Paul

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