Le combat féministe désarmé par la réaction néolibérale ?

« S’émanciper par les armes » : une question féministe discutée en prime-time
Laurent Denave

paru dans lundimatin#399, le 16 octobre 2023

Dans le deuxième épisode de la deuxième saison de la série True Detective (2015), on peut entendre l’échange suivant :
— l’inspecteur de police Ray Velcoro demande à sa nouvelle coéquipière, la shérif Antigone Bezzerides : « et les couteaux, c’est pour quoi ? »
— Antigone : « Tu pourrais faire ce boulot si tous les gens que tu croisais étaient plus forts que toi physiquement ? Je veux dire, même sans être flic, aucun mec peut vivre avec cette idée sans devenir dingue ».
— Ray : « C’est pour compenser, je comprends… ».
— Antigone : « Je les porterais quand même si je n’étais pas flic. La différence fondamentale entre les sexes, c’est qu’il y en a un qui a le pouvoir de tuer l’autre à mains nues. Si un mec, même costaud, s’attaque à moi, il crève en moins d’une minute ».

Cette réflexion, glissée dans une production du géant de la diffusion de séries télé HBO, soulève une question féministe de première importance. Il n’est pas absurde de penser que les femmes peuvent s’émanciper par les armes. [1]

Ne soyons pas dupe du fait que cela pourrait faire les affaires de l’industrie de l’armement : « Dans l’Amérique contemporaine, où prolifèrent les armes à feu, les fabricants ont besoin de nouveaux marchés. (…) Les armes sont vendues aux femmes, incitées à croire qu’un révolver dans un sac à main protège d’une criminalité croissante, et qu’ils la place à égalité face aux hommes violents qui les menacent » [2]. Toutefois, le dialogue cité plus haut pose un véritable problème féministe à propos du monopole de la violence légitime détenu par les hommes. Si l’on revient à la « source du pouvoir masculin » au sein des sociétés dites primitives, on retrouve la pratique exclusive de la chasse et de la guerre, et donc l’usage des armes les plus létales : « Il existe en effet une règle qui ne connaît aucune exception et qui a joué un rôle crucial dans la manière dont se sont organisés les rapports entre les sexes. Dans toutes les sociétés humaines connues et, pour autant que les traces archéologiques nous renseignent à ce sujet, pour toutes celles du passé, la chasse – du moins ses formes les plus sanglantes, celles qui se pratiquaient à l’aide des armes les plus efficaces – était une activité exclusivement réservée aux hommes. Partout et toujours, les femmes ont donc été exclues tout à la fois de cette activité et du maniement des armes les plus létales » [3]. L’auteur de ces lignes, l’anthropologue Christophe Darmangeat, fait l’hypothèse d’un lien entre ce monopole et la domination masculine : « Sans avancer de réponse définitive à cette question qui reste à l’heure actuelle largement non résolue, on peut en revanche être assuré que le monopole masculin sur la chasse et les armes a partout donné aux hommes une position de force vis-à-vis des femmes. Le sexe qui détenait le monopole des armes exerçait de ce même fait un monopole sur ce que l’on peut appeler la ’politique extérieure’, c’est-à-dire la gestion des relations, pacifiques ou belliqueuses, avec les groupes environnants. Or, pour la plupart des sociétés primitives, cette question était aussi omniprésente que vitale. Privées des armes qui leur auraient donné les moyens de se défendre, les femmes ont partout été en situation de se voir réduites au rôle d’instruments dans les stratégies des hommes » [4]

Ce monopole a perduré pendant des millénaires. Il commence à être mis en question dans certains pays, au 20e siècle seulement. En France, un processus de féminisation s’est engagé dans la police et l’armée depuis environ un demi-siècle. En 2009, une femme intègre pour la première fois le corps des CRS, 10 ans plus tard on compte « 357 femmes qui portent l’uniforme de CRS sur un total de 11 039 fonctionnaires, soit 3,23 % des effectifs » [5]. C’est encore très peu mais comme l’indique Libération : « Ces forces de terrain ont été l’un des derniers bastions de la police à accueillir des femmes. (…) La proportion de femmes dans l’ensemble de la police est plus importante : elles représentaient 28,3 % des effectifs en 2017 » [6]. En conséquence, pour la sociologue Geneviève Pruvost, « la féminisation de la police constitue la levée d’un interdit dont il importe de mesurer la portée, en allant au-delà du simple comptage des effectifs féminins. (…) depuis 1968, les femmes policiers suivent la même formation et disposent du même équipement de base que les hommes (pistolet, menottes, matraque) ; depuis le début des années 1980, elles ne sont plus cantonnées au grade d’inspecteur dans des métiers typiquement féminins, et ne l’ont jamais été au grade de commissaire et de gardien de la paix ; elles sont proportionnellement plus nombreuses dans les corps de commandement que dans les corps d’exécution ; les domaines réservés masculins dans l’institution sont enfin en constante régression. On peut ainsi affirmer qu’en ce début de XXIe siècle les femmes ont acquis les pleins pouvoirs de police. Elles se trouvent donc pour la première fois, officiellement, légalement et en temps de paix, autorisées à être gardiennes de la cité. C’est un fait anthropologique inédit » [7].

Observe-t-on également une féminisation de l’usage de la violence de l’autre côté des barricades ? C’est ce que semble dire un homme peu suspect d’être pro-féministe, à savoir l’ex-préfet de police Didier Lallement, à propos des violences commises lors d’une manifestation féministe (le 8 mars 2020) : « Ce jour-là, on a la preuve que l’affrontement et l’agression des forces de l’ordre ne sont plus le monopole des hommes. C’est une vision très sexiste de dire : ’Ah, ce sont de pauvres femmes maltraitées par les forces de l’ordre’. C’est d’ailleurs assez étonnant que des messages politiques aient repris cet argument. J’ai vu ce qui s’est passé ce jour-là place de la République : croyez-moi, la femme est bien l’égale de l’homme dans la violence ! » [8]. A quand une série sur Netflix qui mettrait en avant une femme révolutionnaire participant courageusement à une lutte sociale conduisant nécessairement à un affrontement avec les gardiens de l’ordre établi ?

Quoi qu’il en soit, l’évocation d’une possible émancipation des femmes par l’usage des armes (ou la violence) dans une série télévisée, montre l’intérêt que l’on porte à la représentation des femmes et leurs combats. Cette forme de reconnaissance, dont on peut penser qu’elle est un enjeu symbolique non négligeable, pourrait toutefois être critiquée pour sa relative inoffensivité vis-à-vis de l’ordre établi et même sa possible fonction de masque des inégalités sociales dans un système néolibéral pouvant absorber toute critique qui ne le met pas fondamentalement en cause. C’est la raison pour laquelle un certain féminisme « libéral » ou « culturel », compatible avec le néolibéralisme, est la cible des attaques d’un féminisme autrement plus radical, aussi hostile à la domination masculine qu’au capitalisme.

De Brueghel à Netflix : représenter les dominés, un enjeu symbolique

La représentation des dominés dans les productions artistiques a toujours été un enjeu symbolique de première importance au cours de l’Histoire. Souvenons-nous du très beau tableau de Pieter Brueghel (1525-1569), Chasseurs dans la neige (1565), qui représente les classes laborieuses de son époque (16e siècle). Comme le souligne Daniel Mermet qui y consacre une très belle émission sur Là-bas si j’y suis [9], on ne sait pas si le regard du peintre est plutôt amusé (voire moqueur) ou bienveillant, en tout cas, il participe – et c’est rare à cette époque – à la représentation des dominés dans la peinture (destinée aux dominants, à un riche marchand ici). Insistons sur le fait que ce fut une véritable révolution symbolique de représenter les classes dominées [10]. Rappelons à ce propos que les premières représentations du monde paysan dans la peinture remontent au Moyen-âge, mais il s’agissait alors pour la noblesse d’affirmer sa supériorité ; les paysans font partie du décor, on ne s’intéresse pas vraiment à eux. Chasseurs dans la neige montre des paysans qui rentrent de la chasse, jouent ou préparent à manger notamment, le peintre s’intéresse donc vraiment à leur mode de vie.

Aujourd’hui, représenter les « minorités » (femmes, homosexuels, transsexuels, Noirs, etc.) à la télévision ou au cinéma, est un enjeu du même ordre. Dans Le charme discret des séries, la politiste Virginie Martin fait le constat que les femmes (comme d’autres « minorités ») sont mises en valeur dans les séries Netflix, tout spécialement des « femmes puissantes », c’est-à-dire des « femmes de tête, de caractère, de pouvoir et de conquête » [11]. Il s’agit certainement d’une forme de reconnaissance. On notera cependant que dans ces mêmes productions, disparait une catégorie de dominés : les classes laborieuses. Ainsi, « dans ce type de séries, le pari ’intersectionnel’ est souvent relevé, même si la classe sociale, il est vrai, reste un peu le parent pauvre de la fiction américaine » [12]. Point d’ouvriers ni d’ouvrières, de paysans ni de paysannes, dans les séries produites par Netflix, comme l’a noté à juste titre l’écrivain François Bégaudeau : « Le parent pauvre des invisibles rendus visibles, ce sont les classes sociales. Comment se fait-il que, dans le grand balai à la visibilité des invisibles il n’y ait pas les classes populaires, qu’elles soient sous-représentées dans la profusion des séries ? (…) Et j’en viens à la limite idéologique de Netflix, de ce qu’elle produit comme séries, mais aussi d’autres plateformes, on ne va pas dans les classes sociales et surtout on ne va pas là où ça commence à faire mal. Parce qu’il ne faut pas que ça fasse trop mal, on est là pour inclure, on n’est pas là pour diviser. Or la grande politique divise. S’il y avait une forme idéologique de la série ce serait le centrisme. Globalement c’est une forme centriste. (…) Donc il faut voir que ça ne va pas si loin que ça les déplacements subversifs que censément proposerait la série » [13]. Faut-il s’étonner en effet de ne point voir représenter, par une industrie capitaliste, les classes laborieuses et leurs luttes ?

La critique radicale d’un féminisme (néo)libéral

La question de la représentation des femmes, dans les productions culturelles comme les institutions encore majoritairement masculines, est au cœur du mouvement féministe depuis plusieurs décennies. Si bien que l’on peut croire que les enjeux symboliques ont pris le pas sur les questions matérielles (conditions de vie, travail, etc.), et ont éclipsé la critique radicale du système capitaliste. Si l’on en croit l’historienne du féminisme Alice Echols, un courant féministe libéral [14] (que l’on appelle aussi « culturel » ou « moral ») aurait supplanté le féminisme radical (ou « marxiste » [15]) depuis le milieu des années 1970. Echols rappelle en effet que le féminisme radical a été au devant de la scène militante, aux Etats-Unis, entre 1967 et 1975 environ. Il se distinguait de la première vague de féminisme par la politisation de la vie personnelle/privée (« the personal is political »), le rejet du réformisme (un changement radical des rapports sociaux était espéré) et l’autonomisation de la lutte féministe (qui ne devait pas être subordonnée ou effacée par la lutte des classes) [16]. Les féministes radicales luttaient à la fois pour l’émancipation des femmes, donc contre le patriarcat, mais également contre le capitalisme. A partir du milieu des années 1970, le féminisme radical perd des militantes et une scission fait place à un « féminisme culturel » qui se donne notamment pour but de revaloriser l’image des femmes [17]. Comme l’écrit Alice Echols, « tandis que les féministes radicales étaient anticapitalistes – quoi que souvent implicitement – les féministes culturelles rejetaient la lutte des classes économiques comme ’mâle’, et, par conséquent, ne concernant pas les femmes » [18].

L’historienne précise également que « le féminisme radical était un mouvement politique visant à éliminer le système de classes de sexe, tandis que le féminisme culturel est un mouvement contre-culturel visant à contrecarrer la culture de valorisation de l’homme et de dévalorisation de la femme » [19]. Mais en quoi serait critiquable cette volonté pour les femmes d’être valorisées, en étant notamment mieux représentées dans les productions culturelles mais également les positions les plus élevées de la société ? Pour montrer ce qui peut poser problème prenons deux exemples. La journaliste au service de la classe dominante Léa Salamé nous invite à nous intéresser aux Femmes puissantes, titre d’un livre de sa plume qu’elle présente ainsi : « Chez un homme, la puissance est légitime. Chez une femme, elle paraît suspecte, contre-nature. J’ai voulu savoir pourquoi, et j’ai entamé un voyage dans les mystères du pouvoir au féminin. On se construit en se confrontant à d’autres vies que la sienne. J’ai rencontré des femmes dont j’admirais le courage, la liberté et la singularité. Écrivaine, médecin, femme politique, cheffe d’entreprise, rabbine, sportive, jeunes ou plus âgées, de droite ou de gauche... elles ont toutes un point commun : leur force intérieure et leur influence dans la société, en un mot, leur puissance » [20]. Dans la même perspective, on se préoccupe actuellement de la composition des ultra-riches en termes de genre. Ainsi, TV5 Monde publie un article sur son site intitulé « Rapport OXFAM : 90 % des nouveaux milliardaires sont… des hommes » [21]. Le média regrette visiblement que les femmes ne soient pas assez représentées parmi ces prédateurs de l’espèce humaine. Devons-nous nous solidariser avec ce combat pour une meilleure représentation des femmes dans les positions de pouvoir, c’est-à-dire, concrètement, s’assurer que l’exploitation des classes laborieuses s’opère à part égale entre hommes et femmes ?

Dans leur « manifeste » pour un Féminisme pour les 99 %, Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya & Nancy Fraser s’opposent à ce « féminisme libéral » qui est, selon elles, un combat pour « l’égalité des chances de dominer » : « les gens, au nom du féminisme, devraient être reconnaissants que ce soit une femme, et non un homme, qui démantèle leur syndicat, ordonne à un drone de tuer leur parent ou enferme leur enfant dans une cage à la frontière » [22]. Elles affirment également que « le féminisme libéral est un alibi parfait pour le néolibéralisme. Il permet aux forces qui défendent le capitalisme de passer pour ’progressistes’ en dissimulant, derrière une rhétorique d’émancipation, leurs politiques régressives » [23]. Les autrices du « Manifeste » se disent préoccupées « par la récupération des mouvements d’émancipation, devenus des alliés ou des alibis des forces qui ont favorisé le néolibéralisme » [24]. Et elles identifient « le féminisme libéral comme un obstacle majeur à [leur] projet émancipateur. Le féminisme radical auquel il a succédé (ou qu’il a renversé) avait émergé dans les années 1970 en lien avec les puissantes luttes anticoloniales qui s’opposaient à la guerre, au racisme et au capitalisme. Partageant leur ethos révolutionnaire, il remettait entièrement en cause les structures de l’ordre existant. Mais cet élan radical s’est épuisé, laissant place à un nouveau féminisme hégémonique dépouillé de toute aspiration révolutionnaire et utopique – un féminisme qui reflète la culture politique libérale traditionnelle et s’en accommode très bien. Bien sûr, l’histoire ne se résume pas au féminisme libéral. Les activistes féministes anticapitalistes et antiracistes ont continué à se battre. (…) Des collectifs militants ont continué leur dur travail de terrain, jour après jour, et le féminisme marxiste connaît aujourd’hui un renouveau » [25].

Contrairement au féminisme libéral qui se bat uniquement pour la valorisation des femmes et leur représentation dans les positions de pouvoir, le féminisme radical milite pour l’émancipation de toutes les femmes. Ce qui suppose de mettre à bas le système capitaliste qui exploite et aliène l’immense majorité des femmes. Dans leur manifeste, Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya &Nancy Fraser défendent clairement un féminisme qui veut « en finir avec le capitalisme ». Elles renouent ainsi avec un « féminisme radical et transformateur », qui se donne pour objectif de « s’unir avec d’autres mouvements antisystèmes et anticapitalistes » [26]. Cela répond selon elles à une urgence économique et climatique : « Le féminisme que nous défendons doit répondre à une crise d’ampleur historique : l’effondrement du niveau de vie et la catastrophe écologique imminente, l’intensification des guerres et des dépossessions, les migrations de masse qui se heurtent aux barbelés, l’exacerbation de la xénophobie et du racisme, le recul des droits durement acquis – tant sur le plan social que politique » [27]. Et l’alliance désirée du mouvement féministe au combat anticapitaliste a déjà été réalisée, notamment lors du Mouvement de grève féministe né en Pologne en octobre 2016, qui a rassemblé plus de 100 000 femmes dans tout le pays, et qui est devenu transnational en 2017 [28]. Cela montre que l’on peut à la fois lutter contre le capitalisme tout en gardant une composante féministe autonome. Les autrices du « Manifeste » défendent finalement tous les opprimés et espèrent « devenir une source d’espoir pour l’humanité tout entière » [29].

Post-scriptum : Un discours féministe inaudible dans les milieux populaires ?

Toutes les femmes peuvent-elles entendre ce type de discours féministe ? Par le passé, une partie des femmes, tout spécialement des femmes des classes populaires, pouvaient en effet s’y opposer. De fait, les militantes féministes de la « deuxième vague » (années 1960-1970) ont dû faire face à une très forte opposition féminine. La socio-historienne Magali Della Sudda rappelle ainsi l’existence des « femmes qui étaient opposées aux politiques d’égalité hommes-femmes dans les années 1970, qui étaient souvent de milieux plus populaires mais relativement aisés, qui s’étaient retirées du marché de l’emploi au moment de la naissance de leur enfant, parce que leur mari avait une bonne situation (c’était la fin de l’époque des Trente glorieuses), son salaire suffisait à faire vivre la famille, dans un pavillon en banlieue, la vie est organisée autour de la famille ; et la parole des féministes dérange, parce que ’pourquoi devenir un individu sans [ce cadre de vie] ?’, c’est quelque chose qui fragilise, il faut le comprendre dans ce contexte social, les féministes ont déstabilisé ces femmes-là qui ont réagi avec des discours très antiféministes » [30]. Ce fait historique a été illustré par la minisérie Mrs. America (Dahvi Waller, 2020), qui met en scène Phyllis Schlafly, une femme au foyer d’origine populaire mais qui a fait un « bon mariage » (en rencontrant son mari avocat durant ses études universitaires), et qui va s’engager politiquement pour mettre en échec la proposition d’Amendement sur l’égalité hommes-femmes. Cette série montre que les femmes de certains milieux sociaux ont sans doute beaucoup à perdre. Dans son ouvrage passionnant Des femmes respectables, la sociologue Berverley Skeggs nous éclaire à ce sujet : « Les femmes étudiées, en tant que femmes des classes populaires, investissent dans la féminité pour obtenir une forme d’approbation culturelle, être vues comme respectables et jeter un filet de protection économique. La féminité procure des récompenses, elle fait rempart contre l’humiliation et, potentiellement, permet d’accéder à une forme de stabilité économique et affective. Faute d’y investir, elles subissent des conséquences culturelles (et souvent économiques) qui à leur tour engendrent un ensemble de sentiments – du désespoir à la solitude – rarement vécus positivement. Ne pas avoir l’air féminine, ou ne pas l’être, a un coût culturel considérable. Les positions subjectives de la féminité contredisent dans les faits celles du féminisme ; et les processus d’investissement dans la féminité ainsi que la transmission médiatique de la féminité découragent l’adhésion au féminisme » [31]. La sociologue ajoute que la « plupart des formes de féminisme semblent offrir peu d’attraits, et ne parviennent pas à rivaliser avec les usages qui peuvent être faits de la féminité, avec ses promesses d’assurance économique et d’approbation culturelle ou même, pour la plupart d’entre elles, de soutien affectif » [32]. Dans un contexte ordinaire, cette lutte ne semble pas pouvoir être menée sans fragiliser les femmes vivant déjà dans des conditions précaires, qui ne peuvent renoncer à une certaine sécurité économique apportée par l’adhésion aux valeurs du patriarcat, ce que l’on appelle en sociologie des profits d’ordre ou de conformisme, car le « coût du féminisme semble bien plus élevé que celui de la féminité » [33].


A-t-on intérêt à connaître la vérité ? On pourrait se demander à ce stade de la discussion si les dominés ont intérêt à connaître la vérité. Jacques Bouveresse s’est souvent interrogé sur la « volonté de savoir » : « Avons-nous tellement envie de savoir ? Sommes-nous prêts à supporter les conséquences, généralement, peu réconfortantes, qui résultent d’un accroissement du savoir ? (…) La dose de vérité que l’être humain est prêt à supporter est probablement beaucoup plus réduite qu’on aimerait le croire » [34]. Le philosophe constatait que « des croyances fausses peuvent être et sont fréquemment plus utiles que les vraies » [35], et il se demandait si, en règle générale, on n’avait pas plus besoin de croyances que de vérités, plus intérêt au mensonge qu’à la connaissance objective [36]. Il est vrai que les dominés n’ont pas toujours intérêt au dévoilement des rapports de domination, comme le souligne Marie-Pierre Pouly à propos de la domination masculine : « Accepter ou découvrir l’intérêt du féminisme dépend pour partie de l’intérêt au dévoilement » [37]. La sociologue ajoute que « le dévoilement de la domination peut se révéler coûteux, voire douloureux. L’ethnocentrisme scolastique méconnaît en effet les coûts matériels et symboliques de la remise en cause du monde tel qu’il est. Les exhortations à ’la prise de conscience’ féministe mettent souvent en danger les formes d’illusion sur soi qui permettent de vivre avec une conscience de soi tolérable, en bénéficiant du ’profit d’ordre’ qui correspond à l’ajustement entre les structures mentales et la représentation dominante de l’ordre établi, les formes de désajustement entraînant à l’inverse des coûts psychiques et parfois matériels » [38]. Cela étant dit, la crise actuelle du capitalisme, conduisant à l’abaissement rapide du niveau de vie pour une large partie de la population, renforce sans aucun doute l’intérêt au dévoilement de la domination de classe [39]. Cette même crise durcit les rapports de genre et augmente malheureusement le risque de violences faites aux femmes, ce qui pourrait favoriser l’adhésion à un discours féministe. Ainsi, le nombre de personnes en colère (et « désillusionnées ») ne peut qu’augmenter, c’est le moment le plus propice à la diffusion d’analyses critiques sur l’ordre établi.


Beverley Skeggs montre aussi que les femmes des classes populaires, souvent très hostiles aux idées féministes [40], peuvent les entendre et les accepter dans certains contextes : « Le féminisme, cependant, peut parler aux femmes des classes populaires à condition qu’il leur livre un cadre d’interprétation de leurs expériences » [41]. En l’occurrence, une femme ayant subi des violences conjugales peut être réceptive lorsqu’elle est accueillie dans un lieu d’accueil (lieu d’hébergement pour femmes battues) : « l’explication féministe lui permet de retrouver une forme de dignité et le sens de la valeur » [42]. C’est l’un des objectifs de l’action féministe de « permettre à celles qui ont vécu des violences, conjugales et/ou sexuelles notamment, de comprendre ce qui leur est arrivé, de sortir de la culpabilité, de se réapproprier leur corps et de réduire leurs angoisses » [43]. Dans ce cadre, on parvient à faire naître un sentiment d’injustice, sans lequel il est impossible de se révolter ou même changer de manière de voir le rapport de domination : « La perception de l’injustice (…) constitue un ressort important pour enclencher une transformation féministe » [44]. L’adhésion des femmes des classes populaires aux idées féministes a été constatée dans le cadre d’un mouvement social (une grève par exemple [45]). La philosophe Veronica Gago écrit à ce propos que « le féminisme de rue, massif et radical, permet également d’éclairer la manière dont les relations d’obéissance sédimentées dans certaines catégories rentrent en crise dans des moments de révolte » [46]. La prise de conscience des injustices et l’adhésion à un discours critique sur le monde social sont grandement facilitées par un encadrement politique (groupes féministes, syndicats, organisations politiques diverses et variées) [47]. Cela permet aux femmes qui n’étaient pas disposées à se révolter contre le patriarcat (et, incidemment, le capitalisme) de changer de représentation du monde et d’agir en conséquence.

Laurent Denave

[Laurent Denave est chercheur indépendant et militant, docteur en sociologie (EHESS). Il est notamment l’auteur de S’engager dans la guerre des classes (Raisons d’agir, 2021)]

[1Cf. Caroline Guibet Lafaye & Alexandra Frénod (dir.), S’émanciper par les armes. Sur la violence politique des femmes (INALCO, 2019).

[2John Whittaker & Kathryn Kamp, « Les fusils roses : chasseuses et biais actuels », in Anne Augereau & Christophe Darmangeat (dir.), Aux origines du genre, Paris, PUF, 2022, p. 75.

[3Christophe Darmangeat, L’oppression des femmes, hier et aujourd’hui : pour en finir, enfin ! Une perspective marxiste, brochure disponible sur le blog La hutte des classes, 2016, p. 30.

[4Ibid., p. 31.

[5« Quel est le pourcentage de femmes chez les CRS », Libération, 24 septembre 2018 (en ligne).

[6Idem. En 2021, le ministère de l’Intérieur indique que : 17 % des sapeurs-pompiers sont des femmes, 22 % des gendarmes et 28 % des policiers. On observe aussi une mise en question du monopole masculin de la violence légitime au sein de l’armée, avec 16 % de personnel militaire féminin en 2021, l’armée française se situe au quatrième rang des armées comptant le plus de femmes dans le monde.

[7Geneviève Pruvost. « Le cas de la féminisation de la Police nationale », Idées économiques et sociales, vol. 153, n° 3, 2008, p. 9-19 (en ligne).

[8Didier Lallement, L’ordre nécessaire. L’ex-préfet de police sort du silence, Paris, Laffont, 2022, p. 85-86. Lire à ce sujet : Coline Cardi et Geneviève Pruvost (dir.), Penser la violence des femmes (La Découverte, 2012).

[9« Avec Brueghel, une balade en hiver », Là-bas si j’y suis, 7 décembre 2022 (en ligne).

[10Considérer que les dominés méritent autant d’attention que les dominants est certainement une conception démocratique ou égalitaire de l’art.

[11Elle écrit également que « les personnes racisées sont aussi extrêmement représentées », et que Netflix « se veut très queer friendly », « de très nombreuses entrées concernent en effet les questions LGBTQIA+ » (Virginie Martin, Le charme discret des séries, Paris, humenSciences, 2021, p. 69, 82 & 95).

[12Ibid., p. 108.

[13« Pourquoi Netflix n’aime pas les classes populaires - François Bégaudeau », A gauche, 27 novembre 2021 (en ligne).

[14Il existe aussi un « antiracisme libéral », cf. Florian Gulli, L’antiracisme trahi. Défense de l’universel (PUF, 2022).

[15Ce féminisme « lutte des classes » ne doit pas être confondu avec le féminisme « matérialiste » en France, qui analyse le système patriarcal avec les outils théroiques de Marx, cf. Aurore Koechlin, La révolution féministe, Paris, éditions Amsterdam, 2019, p. 18-61.

[16Alice Echols, Daring to be Bad : Radical Feminism in America 1967-1975, University of Minnesota Press, 2019, p. 65.

[17Selon Nancy Fraser : « Au premier acte, les féministes se joignent donc à d’autres courants radicaux pour faire voler en éclats une politique technicisée et un imaginaire social-démocrate qui avait occulté l’injustice de genre. Soutenant que le personnel est politique, elles révèlent le profond androcentrisme du capitalisme et cherchent à transformer complètement la société. Plus tard, alors que les énergies utopiques commencent à s’épuiser, le féminisme de la deuxième vague est aspiré par la politique de l’identité. À l’acte II, ses élans transformateurs se trouvent canalisés vers un nouvel imaginaire politique qui place la ’différence’ au premier plan. Passant de la redistribution à la reconnaissance, le mouvement déplace son attention vers la politique culturelle au moment où un néolibéralisme naissant déclare la guerre à l’égalité sociale » (Nancy Fraser, Le féminisme en mouvements. Des années 1960 à l’ère néolibérale, Paris, La découverte, 2012, p. 5).

[18Alice Echols, Daring to be Bad, op. cit., p. 6-7.

[19Ibid., p. 6.

[20Léa Salamé, Femmes puissantes, Paris, Les Arènes & France Inter, 2020, 4e de couverture.

[21TV5monde, 24 janvier 2018 (en ligne).

[22Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya & Nancy Fraser, Féminisme pour les 99 %, op. cit., p. 13.

[23Ibid., p. 27-28.

[24Ibid., p. 93. Selon Nancy Fraser, aux Etats-Unis comme en Europe, les néolibéraux « ont utilisé des thèmes progressistes comme l’antiracisme, le mariage pour tous et le féminisme pour légitimer l’inflexion libérale de leur politique économique. C’est ce que j’appelle le néolibéralisme progressiste. (…) Le féminisme, l’antiracisme et les luttes LGBTQI+ ont ainsi été associés au néolibéralisme dans l’esprit de beaucoup de gens » (Nancy Fraser, « La classe ouvrière blanche et les nouveaux mouvements sociaux doivent se rassembler », Mediapart, 11 juin 2023, en ligne). Ces luttes ont-elles été discréditées par une telle association ?

[25Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya & Nancy Fraser, Féminisme pour les 99 %. Un manifeste, Paris, La Découverte, 2019, p. 120-121. Parler d’une évolution générale du féminisme radical devenu (néo)libéral pourrait laisser croire que toutes les militantes de ce mouvement auraient abandonné la lutte des classes, ce qui est historiquement faux. Depuis un demi-siècle, militer contre le sexisme n’a pas empêché certains (groupes de) militants de participer à la lutte des classes, en adhérant parallèlement à un parti de gauche notamment, ou tout simplement en se joignant aux manifestations syndicales. Cette histoire de la tendance « lutte des classes » du mouvement féministe est largement ignorée selon Suzy Rojtman (ancien membre du MLF), qui parle de « l’histoire de deux radicalités mêlées : radicalité et potentiel de subversion du mouvement de libération des femmes, radicalité et potentiel de la lutte des classes » (Suzy Rojtman [dir.], Féministes ! Luttes de femmes, lutte de classes, Paris, Syllepse, 2022, p. 7-8).

[26Cinzia Arruzza, Tithi Bhattacharya & Nancy Fraser, Féminisme pour les 99 %, op. cit., p. 16.

[27Ibid., p. 29.

[28Ibid., p. 18-19.

[29Ibid., p. 30. Ce féminisme, qui se dit « universaliste », s’oppose à la guerre et à l’impérialisme (ibid., p. 33).

[30Magali Della Sudda, « Les nouvelles femmes de droite », Citéphilo, 28 novembre 2022 (en ligne).

[31Berverley Skeggs, Des femmes respectables. Classe et genre en milieu populaire, Marseille, Agone, 2015 [1997], p. 306.

[32Ibid., p. 307.

[33Cela rejoint les analyses d’Andrea Dworkin (sur les Américaines antiféministes), qui pense « que les femmes de droite concluent ce qui leur paraît le marché le plus avantageux : en échange de leur conformité aux rôles traditionnels, la droite leur promet la sécurité, le respect, l’amour. Elles font le pari qu’il est préférable de prendre le parti du patriarcat plutôt que de combattre ce système dont la violence est trop souvent meurtrière » (Andrea Dworkin, Les femmes de droite, Editions du Remue-Ménage, 2012 [1983], 4e de couverture).

[34Jacques Bouveresse, Le philosophe et le réel, Paris, Hachette, 1998, p. 15.

[35Jacques Bouveresse, Que peut-on faire de la religion ?, Marseille, Agone, 2011, p. 61.

[36Cf. Jacques Bouveresse, Peut-on ne pas croire ? Sur la vérité, la croyance & la foi (Agone, 2007).

[37Marie-Pierre Pouly in Berverley Skeggs, Des femmes respectables, op. cit., p. 385.

[38Ibid., p. 384.

[39En 1986, Pierre Bourdieu affirmait qu’une « situation de crise ouverte, comme celle dans laquelle nous sommes entrés, a pour effet de porter au jour, donc à la conscience, des choses cachées » (Pierre Bourdieu, Interventions [1961-2001], Marseille, Agone, 2002, p. 215).

[40Des enquêtes récentes menées en France montrent qu’une « rhétorique égalitaire » s’est diffusée dans les milieux populaires, tout spécialement au sein des fractions stabilisées (où les femmes ont un travail rémunéré), mais « pour les femmes, il s’agit moins de militer pour l’égalité femme/homme que de faire reconnaître à son conjoint la pénibilité du travail domestique et de s’assurer de son soutien » (Marie-Clémence Le Pape, « Les familles populaires ne sont pas modernes à la maison », in Olivier Masclet, Séverine Misset & Tristan Poullaouec, La France d’en bas ? Idées reçues sur les classes populaires, Paris, Le Cavalier Bleu, 2019, p. 88-89). Cette rhétorique égalitaire se heurte encore à la volonté de garder le contrôle de « l’univers domestique » : « Cette ’respectabilité’ domestique constitue, notamment pour les femmes les plus précaires, un enjeu identitaire important, venant compenser une faible reconnaissance sociale » (ibid., p. 91).

[41Berverley Skeggs, Des femmes respectables, op. cit., p. 300.

[42Ibid., p. 302.

[43Mathilde Blézat, Pour l’autodéfense féministe, Montreuil, Editions de la dernière lettre, 2022, p. 141.

[44Berverley Skeggs, Des femmes respectables, op. cit., p. 304.

[45Selon Gérard Mauger, la conscience réflexive serait favorisée par des « situations critiques », comme la grève : « De même, les situations créées par des grèves locales ou nationales (comme la grève générale de mai-juin 1968) peuvent être des moments critiques susceptibles de provoquer une mise en suspens de la soumission à l’ordre établi. Parce que le sentiment (fondé) d’incapacité à changer l’ordre des choses se trouve alors mis en suspens (au fur et à mesure que la grève s’étend, ceux qui se savent, individuellement, voués à l’impuissance, découvrent leur force collective), la mise en question des croyances plus ou moins acceptées jusqu’alors devient possible, d’autant plus que la critique est partagée et que ’les mots pour la dire’ circulent dans l’entre-soi, donnant accès à l’ordre de l’opinion proprement politique » (Gérard Mauger, Avec Bourdieu. Un parcours sociologique, Paris, PUF, 2023, p. 89).

[46Veronica Gago, Economies populaires et luttes féministes. Résister au néolibéralisme en Amérique du Sud, Paris, Raisons d’agir, 2020, p. 145.

[47Le sociologue Franck Poupeau reconnaît que la politisation peut naître de la participation à une lutte, cependant, en règle générale, elle est le produit de tout un travail de mobilisation qui arrive bien avant la lutte elle-même (Franck Poupeau, Les mésaventures de la critique, Paris, Raisons d’agir, 2012, p. 12).

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