Le préfet Groß-Paris

C’était logique. C’était républicain. C’était gore.

paru dans lundimatin#228, le 16 février 2020

Se souvenant de l’ancien système de la flétrissure infligée aux prostituées et celui du marquage des esclaves fugitifs, monsieur le préfet pensa à l’adapter aux conditions modernes. L’idée lui était venue à partir d’un constat. Il avait remarqué que ses agents avaient une forte propension à contrôler en priorité les personnes mutilées. Cela s’expliquait aisément, car celles-ci avaient été défigurées par ces mêmes policiers ou leurs collègues, supposément dans des contextes d’affrontement. Il s’ensuivait qu’un œil en moins ou un renflement caractéristique faisait du sujet un effronté. En conséquence de quoi, il était systématiquement arrêté, si bien que commissariats et tribunaux voyaient défiler un ratio insolite de mutilés. C’était logique.

Monsieur le préfet aurait pu se contenter de ces pratiques empiriques mais il avait le hasard en détestation et l’amour de l’organisation, aussi, l’idée qu’un système puisse s’installer par inertie lui était intolérable. Il décida donc d’y mettre bon ordre. Et rédigea un rapport. Il y expliquait les avantages à systématiser le marquage physique des fauteurs de trouble, estimant que le contrôle électronique restait une lubie de technophiles. Quoiqu’en disent ces béats des puces espionnes et des big-data, la réalité du terrain montrait que les agents étaient bien plus réactifs à une bonne vieille marque corporelle. D’ailleurs, soulignait-il, le marquage ne faisait que prolonger le système de repérage par races que personne n’avait jamais songé à remettre en question, preuve de son évidente efficacité. Dans son rapport final, il avait cependant retirer le terme « race », un subordonné lui rappelant que le mot avait été banni de l’administration suite à une vieille affaire (un illustre prédécesseur avait failli être questionné pour l’organisation de ratonnades ; et bien qu’il eût dirigé d’autres massacres, de gauchistes bien de chez nous cette fois, le stigmate de raciste lui était resté, « la presse est borgne » se lamentait-il à ce propos). Depuis, dans les rapports officiels, il était question de « personne à pigmentation visible » (PPV) généralement associée aux « religieux radicales » (RR), souvent remplacés par « personnes radicalisées » (PR) afin d’intégrer athées et agnostiques dans la même catégorie. C’était républicain.

Le préfet possédait un patronyme à consonance germanique, une particularité qui n’avait pas échappé à la gouaille de ses administrés qui avaient tôt fait de le rebaptiser “Groß-Paris”. L’un de ses conseillers en communication tenta de poursuivre la plaisanterie. Voulant faire croire à une autodérision de bon aloi, il organisa des projections publiques de Paris brûle-t-il ? et Diplomatie, des films qui faisaient la part belle à Dietrich von Choltitz, le gouverneur de Paris en 1944, a qui l’on devrait que la ville Lumière fut épargnée d’une totale destruction voulue par le Führer. Par trop tortueuse, la plaisanterie communicationnelle s’était retournée contre le préfet Groß-Paris (que plus personne ne nommait autrement), dont on signala le cynisme car, remarqua-t-on, s’il revendiquait le passé administratif nazi de la ville, n’était-ce pas qu’il en acceptait aussi le passif ? Or, à Paris, on pouvait admettre d’avoir des milliers de sans-logis, de circonscrire des réfugies dans des camps informels saccagés régulièrement, de rafler des illégaux, ainsi que toutes sortes de techniques de ghettoïsation et un mobilier urbain conçu pour parfaire la chasse aux pauvres déjà bien engagée par les prix de l’immobilier, mais jamais on n’accepterait le qualificatif de nazi ou quelque chose approchant. « Jamais ! » répétaient en cœur les Parisiens, heureux de retrouver une unité dans un progressisme qui faisait bien plaisir à leurs employés parqués au plus loin des enceintes de la ville. Durant les longs trajets qui les menaient aux luxueux appartements de leurs maîtres, ces domestiques avaient ainsi tout loisir de lire les fines plaisanteries des Parisiens ridiculisant le préfet Groß-Paris. C’était divertissant.

Quoiqu’il en soit, le projet de Groß-Paris fut débattu et rencontra bien des résistances. En effet, marquer au préalable une partie de la population revenait à instaurer un système de castes visibles qu’une partie des administrateurs jugeait néfaste. La discussion opposait administrateurs d’État et administrateurs de Grandes Entreprises. Or, si les premiers se montraient globalement tous favorables à la proposition de Groß-Paris, il n’en allait pas de même chez les seconds, habituellement appelés « entrepreneurs ». En effet, ceux-ci faisaient remarquer que le système de castes avait déjà pu être rétabli grâce, précisément, à son invisibilité. C’était bien la croyance des esclaves en une possibilité de s’asseoir un jour à la table des seigneurs qui les maintenaient dans le servage. Ils rappelaient qu’ils étaient parvenus à faire de cette masse des auto-exploiteurs, persuadant chacun d’être à la tête d’une entreprise dont il serait l’unique employé. Ici, la gravité de la conversation n’empêcha pas les rires. Ils ajoutaient que les quelques cas isolés qui parvenaient effectivement à la direction avaient le double avantage de bien connaître la psychologie des serfs, ce qui se traduisait immanquablement par une innovation technique accroissant leur rendement ; et de renouveler le mythe de l’accès libre à cette même direction. L’objection était puissante.

Les administrateurs d’État revinrent cependant à la charge, en réduisant quelque peu leur ambition. S’il était vrai qu’une partie infinitésimale régénérait la direction et maintenait un semblant d’illusion, il n’en demeurait pas moins que le reste de la tourbe était difficilement gérable en l’absence de marqueurs clairs. Ils avaient donc planché sur un projet permettant de préserver le mirage de l’ascension et assurant un strict repérage de la plèbe. La nouvelle proposition fit honneur aux hautes écoles d’administration, d’État et d’Entreprise confondues, par son recours à un ensemble exceptionnellement disparate de techniques. Ses rédacteurs eurent besoin de présenter une nouvelle nomenclature afin de classer chaque secteur de la société, chacun correspondant à un type particulier de marquage (les irrécupérables garderaient l’énucléation, les récidivistes recevraient une flétrissure, les personnes à risque des puces sous-cutanées, les inoffensifs des téléphones géolocalisés et les bons Parisiens seraient préservés de tout marquage et espionnage –ce qui était une autre forme de marquage du fait de leur très petit nombre). Ce compromis, entre marquage à l’ancienne et cocktail de nouvelles technologies traçantes, avait été adopté à l’unanimité. C’était beau.

Pour célébrer son triomphe, Groß-Paris invita à une grande réception, un bal masqué sur le thème du pirate au bandeau sur l’œil. Le thème avait été choisi en fonction d’une mode qui faisait rage parmi la crème, obnubilée par l’énucléation qu’elle fêtait de toutes les façons imaginables. L’épouse de monsieur le préfet avait d’ailleurs impressionné ses hôtes par son énorme pendentif, une émeraude en cabochon sertis de rubis, figurant un œil vert sanguinolent. C’était voyant.

Par la suite, historiens et historiennes eurent beau s’échiner à expliquer que la vague venait de loin, que les inégalité dans la « répartition des richesses » étaient devenues intenables, que « les élites avaient subi une dérive sectaire » ou que la « classe dominante s’était rigidifiée », rien n’y fit. Tout le monde retint le joyau de madame Groß-Paris pour expliquer ce qui suivit. Les dizaines, puis centaines, de vidéos montrant des policiers, casques fendus, frappés de toutes parts, yeux arrachés, figures défoncées. La première vidéo qui fit fureur sur les réseaux sociaux fut celle de l’agent de la BRAV trainé par la jambe par un manifestant juché à l’arrière d’une moto de la police, on y voyait sa tête rebondissant sur le parapet, peu à peu râpée par l’asphalte, jusqu’à la bouillie informe. Mais, bien sûr, l’image qui resta incrustée, symbole de l’écroulement du régime, fut le préfet Groß-Paris pendu par les pieds à l’entrée de la pyramide du Louvre, ses deux yeux pendouillant hors des orbites. Et la vidéo de sa double énucléation, à la cuillère et encore vivant, fut la plus vue durant des années
. C’était gore.

Avec le temps, certains conçurent une horreur pour la violence qui se déchaîna contre les personnes en charge de l’autorité, pour ces juges et procureurs empalés dans leurs tribunaux, ces journalistes obligés d’avaler jusqu’à l’étouffement leurs fiches en direct, ces députés brûlés vifs pendant que la foule autour chantait « on offrira une semaine de deuil en plus à vos enfants, on n’est pas des monstres ! », pour ces ministres astreints à manger les défécations des manifestants jusqu’à la mort par empoisonnement et, même, pour cette mort plus clémente, la guillotine, pour le président et les milliardaires. Mais, dans l’ensemble, on s’en accommoda et on oublia.

Johan Sébastien

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