Michaux ou l’Exorcisme par ruse

« Leur raison d’être : tenir en échec les puissances environnantes du monde hostile. »

Ut talpa - paru dans lundimatin#240, le 1er mai 2020

« Celui qui ne dissout pas celui qui vient à lui,
un Sphinx s’y forme et c’est de Sphinx que l’on meurt »
(Le « Maître de Ho »
dans « Les Sphinx », 56)

Wittgenstein affirme : le langage rêve à vide et la philosophie en est ensorcelée. Son Tractatus logico-philosophicus veut mettre à mort sa chimère ; éliminer des mots toute dimension extra-logique. Ce faisant, il reconduit l’Éthique et l’Esthétique à la frontière du langage (6.421). Or cette frontière est en même temps la frontière du monde (5.6). L’éthique et l’esthétique ne sont donc ni au langage, ni au monde.

Pourquoi ? Parce que l’éthique et l’esthétique appartiennent au règne axiologique des évaluations : elles déterminent et fixent la puissance obédientielle de ce que l’on nomme : valeurs. Or le monde est, pour le Tractatus, un seul ensemble de faits : ce qui est, est tel qu’il est ; arrive tel qu’il arrive. Une évaluation n’est en lui qu’une description. C’est-à-dire : l’évaluation n’y est ni impérieuse ni impérative ; elle ne mande, ne commande, ne recommande rien. Autrement dit : s’il existait une valeur dans le monde, elle serait sans valeur ; un simple état de chose. Or : « aucun état de chose n’a, en soi (...), le pouvoir coercitif d’un juge absolu » (Conférence sur l’Éthique).

La Poétique tactique, que nous explorons ici depuis déjà un certain temps (cf. Ut Talpa https://lundi.am/Ut-talpa-in-deserto), inverse radicalement le postulat du Tractatus  : le langage est, pour elle, de part en part performatif. La performativité est son essence, non l’un de ses attributs : toute description est évaluation. Conformément à l’axiome du matérialisme linguistique de Tiqqun : « Ce qu’il y a de réel dans le langage, ce sont les opérations qu’il effectue. » (Tiqqun II, 143) L’infrastructure d’une évaluation, c’est, selon elle, l’exécution d’une figure (en latin : schemata, structures) ou d’une manœuvre grammaticale.

* * *

Contre le premier Wittgenstein, Henri Michaux : sa poésie est peut-être l’envers du Tractatus. Wittgenstein aimerait nous guérir, nous soigner, nous purifier du langage. Avec Michaux la thérapie s’accomplit par le langage : le « martèlement des mots ». Avec Michaux, l’affranchissement des dépendances malheureuses est poétique. Non logique. Il faut entendre que l’envoûtement se brise, à prendre la tangente tangible du glossaire. Et l’on pourrait résumer son art au titre du second chapitre de Face aux verrous : sa poésie propose une « Poésie pour pouvoir ». Mais une Poésie pour pouvoir (PPP), le contraire d’une poésie du pouvoir, ce n’est pas vraiment la même chose que, par exemple, une Poétique de la puissance ou encore une Puissance poétique. Une poétique de la puissance se contenterait vraisemblablement d’une esthétique de ce qui peut : elle se résumera généralement en un appel composé de tropes incitateurs. Inversement, une puissance poétique renverrait, dans sa généralité, à tout effort par lequel elle suscite ses envoûtements. Alors qu’une Poésie pour pouvoir, elle, comme un manuel cryptique, comme le Sānshíliù Jì mystérieux des Chinois, chercherait à constituer ce que les ami.es de la revue PLI (http://revuepli.blogspot.com/) appellent des « projectiles littéraux », ou ce que j’appelle des « stratagèmes imaginaires » : une efficacité à fracas d’écrous.

« Efficace comme le sourire de mépris pour soulever dans la poitrine du méprisé un océan de haine, qui jamais ne sera asséché
Efficace comme le désert pour déshydrater les corps et affermir les âmes
Efficace comme les mâchoires de l’hyène pour mastiquer les membres mal défendus des cadavres
EFFICACE
Efficace est mon action »
(Face aux verrous, « À travers mers et désert », 28)

* * *

Le problème de Michaux peut s’énoncer ainsi :

  • – Comment le Poème permet-il, lorsque le mal est fait ; lorsque « la catastrophe lente ne s’achève pas. » (53) ; lorsque les « siècles aussi vivent sous terre » (57) ; lorsque les « têtes sont farcies de foutaises » (64), lorsque la Voix parle, que l’excroissance du Père, « immense père reconstruit géant » (12), a fait retour et que « le Dominateur cherche une nouvelle ascension-puissance » (71) ; comment, malgré ces inutiles brisements, le Poème permet-il d’« en sortir » (8) ? Comment le Poème manigance-t-il des « souvenirs pour résister » (82) sans pourtant que la « haine » ne prenne, à nos yeux, « une allure sanitaire » (64) ? –

Réponse : la poésie de Michaux est un fasciculus exorcismo-poeticus : un faisceau, un bouquet, un fascicule d’exorcisme poétique. L’Éthique et l’Esthétique, ici, sont la matière du langage ; la logique, ici, c’est la logique des délivrances. En ce sens, impossible d’exclure du langage l’évaluation ou sa tendance interne à la productivité spontanée de remèdes éthiques-esthétiques. Michaux nomme cette procédure :

Épreuves, Exorcismes

Qu’est-ce que l’Exorcisme ? Répondre à cette question c’est fournir à la Poétique tactique non un exemple, mais une préface. Avec Michaux, il existe deux genres d’exorcisme : (I) l’exorcisme en tant que tel et (II) l’« exorcisme par ruse ». Ou bien : (I) la tourelle de bombardement et (II) l’attaque de bélier. Aujourd’hui, nous n’en donnerons qu’une générale esquisse. Bientôt, le rayonnement matériel.

(I) Verticale explosive : la tourelle de bombardement

Le premier genre d’exorcisme c’est l’exorcisme en tant que tel, c’est-à-dire : l’exorcisme sans fard, direct et sans détours ; sa cérémonie, son protocole. Le rituel d’intervention du théologien médiéval ou du chamane de Sibérie. Plus précisément : c’est l’expérience intérieure intégrale et « supra-humaine », caractérisée par une « montée verticale et explosive » où l’emprise et le refoulement des « dépendances malheureuses », qui nuisent à l’exorcisé, se trouvent « comme électriquement présent[es] » et « magiquement combattu[es] ». Michaux y salue un « grand moment de l’existence » qu’anime, fougueusement, un « élan en flèche » (8). L’image de son effet libérateur, c’est la formation psychique d’une verticale explosive : la « tourelle de bombardement ».

Quelle est la procédure de l’exorcisme du premier genre ?

« Dans le lieu même de la souffrance et de l’idée fixe, on introduit une exaltation telle, une si magnifique violence, unies au martèlement des mots, que le mal progressivement dissous est remplacé par une boule aérienne et démoniaque – état merveilleux » (7)

À la localisation du mal succède l’introduction d’une secousse. La dissolution du mal est relative à l’extase linguistique qui l’enserre. Cette dissolution ne laisse pas un vide, mais produit un état d’élévation psychique. Le remède, c’est l’injection d’une intensité linguistique. Quel genre de thérapie est-ce là ? On sait que Freud distingue entre deux voies éventuelles de cure. La cure par suggestion et la cure par analyse. Ces deux voies reposent sur des styles techniques contraires : la via di porre (en ajoutant) et la via di levare (en retirant). Cette terminologie, Freud l’emprunte à Léonard de Vinci : la peinture procède via di porre, et la sculpture via di levare. C’est-à-dire : la peinture en ajoutant, la sculpture en retirant.

L’exorcisme de Michaux est, quant à ces deux voies, en quelque sorte, dialectique. Il procède effectivement par suggestion verbale violente, par « introduction » d’une force ou d’une intensité. Via di porre. Mais cet ajout est une saturation dissolvante : un excès explosif permettant l’exténuation ou l’épuisement du mal. Via di levare. Cependant, le mal n’est pas seulement extrait ou neutralisé. On lui substitue une « boule ». Via di porre. Or cette « boule » est la transfiguration même de l’angoisse sous sa forme légère et « démoniaque ». Cet ajout étend l’ancien mal localisé à toute la personne : non plus « lieu » de la souffrance, mais « état merveilleux ». De ce parcours, on en déduit la spécificité de l’exorcisme : il n’est ni peinture, ni sculpture. Sa voie est authentiquement poésie. On pourrait la nommer temporairement : via di ritmare ou voie du rythme.

(II) Réaction horizontale : l’attaque de bélier

L’image que l’on peut retenir de l’exorcisme « en tant que tel », c’est l’image de la « tourelle de bombardement » soit : la verticale explosive dressée dans le combat électrique-magique du refoulé. Mais lorsqu’il s’agit d’exorcisme indirect, médiatisé par le texte, c’est-à-dire par le poème ou le théorème (la poésie ou la philosophie), Michaux propose une autre image : l’image de l’« attaque de bélier ». Soyons attentif, car ici, il y a anguille sous roche et équivoque. On remarque qu’entre la tourelle de bombardement et l’attaque de bélier il y a une différence fondamentale de coordonnées imaginaires : l’une est verticale et opère vers le dedans, l’autre est horizontale et opère vers le dehors. La tourelle bombarde l’ennemi à ses pieds, le bélier tente de percer les murs. Cette distinction est le lieu de bascule où l’exorcisme devient poème.

a) Des ruses oniriques appropriées

L’exorcisme en tant que tel n’est pas poème ; c’est-à-dire : n’est pas un poème écrit. Pourtant, Michaux y voit « le véritable poème » : « L’exorcisme, réaction en force, en attaque de bélier, est le véritable poème du prisonnier. » (7) Rattachée aux questions de savoir ce qu’est un poème pour un détenu, un poème pour l’enfermé, un poème pour l’être soumis aux dépendances et aux événements malheureux, cette définition de l’exorcisme est en même temps définition du sens inhérent de la poésie carcérale : le véritable poème du prisonnier est exorcisme. Là où il y a exorcisme, au fond, il y a poème : « véritable poème ». Inversement : là où il y a poème - poème bien entendu en un sens non-bourgeois – il doit y avoir une certaine valence d’exorcisme.

C’est pourquoi Michaux écrit-il : « Nombre de poèmes contemporains, poèmes de délivrance, [s]ont aussi un effet de l’exorcisme… » Ce qui ne veut rien dire d’autre que ceci : l’exorcisme est la source du poème. Mais, puisqu’il s’agit de poèmes écrits, lisibles, non de rite extatique, Michaux le qualifie d’« exorcisme par ruse. » De même qu’il y a une ruse de la raison pour l’hégélianisme ; il y a ici une ruse de l’exorcisme, une ruse de la rédemption.

Quelle est la nature de cette ruse ? La ruse, c’est une ruse soit subconsciente, soit « concertée et tâtonnante ». C’est-à-dire : ou bien la ruse obscure de l’inconscient activant la panoplie défensive de ses mécanismes ; ou bien la ruse semi-lucide des manipulateurs de mots. Ou bien ruse somnolente dont l’expression imaginaire est le rêve nocturne ; ou bien ruse « concertée » « cherchant son point d’application optimus : les rêves éveillés. » (8) L’exorcisme par ruse produit, d’abord et quoiqu’il en soit, des rêves : rêves endormis ou éveillés – des élaborations imaginaires d’auto-défense. L’exorcisme poétique est la ruse d’un rêve.

b) Entre Poèmes et Théorèmes

Mais dans ces ruses oniriques : qu’elles soient psychanalytiques, surréalistes ou hallucinatoires ; Michaux ne voit pas, comme Freud, l’expression d’un mécanisme de défense nocif la « jouissance » et la « réalisation » du sujet doué de « maturité psychique ». À la manière des Surréalistes, ces élaborations imaginaires ne sont pas du Symptôme mais de la Pharmacie, de la Médecine. Néanmoins, contre les surréalistes, les élaborations de Michaux ne sont pas le fruit automatique de l’inconscient sans bride et des libres associations. Elles demeurent sobrement disciplinées : construites. C’est aussi en quoi elles peuvent s’étendre bien au-delà des rêves :

« Pas seulement les rêves mais une infinité de pensées sont « pour en sortir », et même des systèmes de philosophie furent surtout exorcisant qui se croyaient tout autre chose. » (8)

Rêves, pensées, systèmes autant de ruses éventuelles de l’exorcisme. Certains systèmes de philosophie tirent aussi leur raison d’être d’un effort de libération. Pas tous, certains. Pour nous, qui voyons dans l’Économie une littérale « magie noire », la « métaphysique critique » de Tiqqun, qui « se prépare à rivaliser avec le capitalisme sur le terrain de la magie », est, peut-on dire, un tel exorcisme par ruse : une manœuvre signifiante dans le langage de l’Université où, à travers la Critique, est performée l’intensification dramatique de l’existence. L’idée selon laquelle les productions imaginaires signalent l’effort par lequel chacun cherche à « en sortir » ; selon laquelle la rédemption prévaut sur la connaissance, ou que la connaissance est valable à condition d’être, en même temps, rédemption, c’est ce qui ramène Michaux dans le giron des Poétiques tactiques.

* * *

Récapitulons. Voilà ce que sont les ruses oniriques de Michaux : des « poèmes de délivrance » et des « exorcismes par ruse » dont la raison d’être consiste à « tenir en échec les puissances environnantes du monde hostile. » (9). « Pour qui l’a compris, les poèmes du début de ce livre ne sont point précisément faits en haine de ceci, ou de cela, mais pour se délivrer d’emprises. » (8). Nous avons la verticale explosive et la réaction horizontale ; la tourelle de bombardement et l’attaque de bélier : l’une est une « boule légère et démoniaque », un état merveilleux exalté par l’exorcisme ; l’autre est un stratagème imaginaire ponctué et matérialisé en poèmes et théorèmes. L’horizontalité de la ruse n’est autre que celle du langage-instrument ; la verticalité du rite, plus profonde, mais dont s’absente l’écrit, est celle de la Voix.

Ut talpa

La semaine prochaine nous entrerons dans le détail du texte. La nature de l’exorcisme par ruse sera, en quelque sorte, illuminée par la peinture historique du Désert. Car Épreuves, Exorcismes, écrit par fragments entre 1940 et 1944 raconte la catastrophe lente de la guerre mondiale, éclatée au prisme des milles vitraux du Père et du Sphinx intérieur.

« Un désert brûlant, en sa saison extrême, sous le soleil le plus ouvert, en la Saison que, même le grand scorpion noir africain hésite à sortir ses pattes sur le sable poivré de chaleur, ce désert, une armée qu’on croyait endormie, le traversa, s’ébranlant dans des chars plus chauds que des poêles, fonçant en avant, et une bataille nouvelle dut être livrée. » (69)

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :