La préférence fascisante

« Qu’importe comme elle se nomme, l’extrême droite est au pouvoir »

paru dans lundimatin#410, le 8 janvier 2024

Le pouvoir actuel en France a tant de fois été qualifié comme étant au service des plus riches. Historiquement, la classe capitaliste ayant maintes fois montré sa capacité à s’accommoder du fascisme, voire à y faire appel pour protéger ses intérêts, la situation actuelle mérite d’être observée avec acuité. En voici une tentative.

On commence à en avoir l’habitude : les rares fois où les institutions de la 5e République permettent une mise en déroute de la politique gouvernementale, celle-là n’est toujours que provisoire et les mesures rejetées n’en reviennent que plus fortes. Une façon toute pragmatique de nous apprendre que la désobéissance n’amène que des malheurs. Il en fut ainsi en 2005 avec le Traité Constitutionnel Européen qui, rejeté alors par référendum, n’en finit toujours pas, presque 20 ans plus tard, de régir nos vies. Il en est de même actuellement où la loi appelée sinistrement « Darmanin » fut retoquée grâce à une motion de rejet ce 11 décembre 2023. Même pas une semaine plus tard, une procédure prévue par la Constitution permettait à cette même loi de revenir, encore plus odieuse. 

Le contenu de la loi est un ramassis de mesures portées par l’extrême droite depuis de nombreuses années. Mesures découlant de la prémisse du ’problème migratoire’ qui n’est qu’un synonyme de l’intolérance envers les populations musulmanes et/ou racisées. Le but ici n’est pas de lister les innombrables points de régression contenus dans la loi mais d’analyser celle-ci comme un révélateur de l’état de la scène politique et du pouvoir en France. 

Tout d’abord, constatons que l’argumentaire gouvernemental face au tollé suscité par l’adoption de la loi au soir du 18 décembre consiste comme à l’accoutumée en quelques arguments simples répétés ad nauseam sur tous les plateaux médiatiques. Nous pouvons réduire ces arguments en 4 arguments génériques :

1 - Cette loi aurait été votée sans les voix du Rassemblement National (M. Darmanin allant même jusqu’à les « retirer » du décompte final !)

2 - Cette loi ne pourrait être assimilée au concept de « préférence nationale » qui est un concept historiquement porté par le Front National

3 - « Les Français » réclameraient ces mesures

L’argument bonus étant : « Nous soutenons M. Depardieu malgré l’obscénité que représente un tel soutien et à cause du bruit médiatique que provoquera ce soutien qui couvrira, nous l’espérons, le bruit de bottes que nous produisons par ailleurs. »

Alors que ce soutien à une telle créature, une telle remise en cause de travaux journalistiques et une telle rhétorique complotiste autour d’une prétendue « chasse à l’homme » ne sont que les manifestations du même bruit de bottes nous arrivant par d’autres canaux mais qu’il s’agit de savoir reconnaitre. De telles phrases et pseudo arguments dans la bouche d’un Orban, un Bolsonaro ou un Trump sont à raison présentées comme des signes d’une démagogie caractéristique des régimes les plus autocratiques et fascisants. On ne voit pas au nom de quoi M. Macron ne devrait pas y avoir droit. 

Mais passons par dessus ce bruit médiatique censé par l’énormité de son indécence bloquer toute réflexion alors que nous avons plus que jamais besoin de toute la lucidité nécessaire pour identifier et nommer correctement ce que nous avons en face de nous. 

Factuellement, les trois premiers arguments pourraient s’avérer vrais sans que la gravité de la situation en soit atténuée. Bien au contraire. 

Concernant les voix des députés du Rassemblement National qui ne compteraient pas il s’agit tout simplement d’un argument inopérant dans la situation actuelle. Cet argument, aussi vrai soit-il, ne change rien quant au fond de l’affaire : la loi votée est raciste dans ce qu’elle contient et pas à cause de l’étiquette politique des députés qui la votent. C’est le fait de priver des citoyens de certains de leurs droits à cause de leur nationalité qui est problématique, pas la couleur de la carte du Parti se trouvant au fond du portefeuille des députés qui votent en faveur de cette rupture de droits et de protections. 

Mais s’exclamer « Je récuse les voix du RN » ou encore « les voix du RN ne comptent pas » nous pousse, comme tant l’ont fait depuis, à faire une comptabilité du niveau CE1 et « prouver » que les voix du RN comptent. Le fond du problème est que cette loi n’a pas été rédigée par le RN et que même si les députés RN n’avaient pas pris part au vote elle serait passée tout de même. Et elle serait toujours autant raciste ! 

Cette focalisation sur l’absence de liens formels avec le parti d’extrême droite est censée invisibiliser l’osmose idéologique avec celui-ci.

Tout comme en 2016 le problème n’aurait pas été que M. Hollande et le gouvernement Valls auraient été soutenus par les partis de droite et d’extrême droite dans leur projet de modification de la Constitution mais bien le fait que la déchéance de nationalité aurait de fait créé deux catégories de Français à la place de la Nation « une et indivisible ». Constitutionnaliser le soupçon et le doute jetés sur une partie de la population en raison de ses origines aurait été un acte raciste. A côté de l’importance d’un tel acte nous nous rendons vite compte que les noms des votants n’importent guère. 

En remontant un peu plus loin, c’est comme si en 1942, l’Etat français avait clamé : « Non, l’occupant ne nous a aucunement aidé dans la logistique de la rafle du Vel d’Hiv ! » Poursuivre les mêmes objectifs de façon autonome ne rend pas la chose moins nauséabonde.

Le parallèle avec la déchéance de nationalité version 2016 nous laisse de plus entrevoir un degré de cynisme supplémentaire dans la version actuelle. En effet, c’est M. Macron lui-même qui a déroulé un raisonnement assez étrange à première vue sur la plateau du programme promotionnel nommé C à vous. Il dit que ce qui le différencie du Rassemblement National est le fait que celui-ci souhaite modifier la Constitution alors que le président actuel dit s’y refuser tout en déclarant penser que dans le texte de loi qui vient d’être voté « il y a des dispositions qui ne sont pas conformes à notre Constitution ». Avec une neutralité toute feinte il dit s’en remettre à l’avis du Conseil constitutionnel. 

Mais la logique qui sous-tend ce raisonnement peut s’avérer hautement problématique car il y a de fortes chances que l’extrême droite en sorte encore une fois gagnante grâce à une manœuvre fort habile. Tout d’abord, assumer la position selon laquelle il y a « un problème d’immigration » (cf. C à vous) c’est valider la prémisse de toutes les propositions politiques de cette extrême droite. Ensuite, présenter son action comme celle de quelqu’un voulant lutter contre ce problème c’est se montrer conséquent. Mais là où cette conséquence s’arrête c’est dans cet « aveu » de non-conformité de certaines dispositions de la loi avec la Constitution. Pis, c’est faire porter toute la responsabilité des attentes déçues sur ceux qui vont empêcher certaines solutions d’entrer en action, à savoir le Conseil Constitutionnel. 

Donc : affirmer la réalité d’un problème grave dans le pays et ainsi créer une inquiétude et des attentes dans la population puis proposer des solutions à ce problème tout en sachant que certaines seront retoquées par nos institutions n’est-ce pas œuvrer à la fabrication du ressentiment voire même de la défiance envers nos institutions ? Voilà qui est pour le moins curieux venant de celui qui est le garant même des institutions.

Sur le deuxième point de l’argumentaire gouvernemental concernant l’AOC « Préférence Nationale », chère au Front National de Jean-Marie Le Pen, il s’agissait à son époque déjà d’une euphémisation dont le but était de rendre le racisme plus acceptable sous cette couche de vernis. Donc Mme Borne a raison lorsqu’elle affirme qu’on ne peut qualifier cette loi de loi de préférence nationale. Il s’agit en effet d’une loi raciste qui discrimine les étrangers pauvres et aucunement d’une quelconque préférence. Aucune préférence puisque les prestations sociales ont toutes vocation à disparaitre. Et commencer par les supprimer pour les plus opprimés et faibles permet d’y produire une première fissure que rien n’arrêtera ensuite. 

Tout comme la police a pu se munir de tant d’armes prétendument non létales pour aller faire régner l’ordre soit disant républicain dans les cités, les mêmes armes ont été retournées contre quiconque s’oppose à quoi que ce soit : gilets jaunes, militants écologistes ou syndicalistes... Le racisme va de pair avec l’oppression sociale générale puisqu’il permet, en plus de permettre une première hiérarchisation de différents groupes sociaux, de présenter, grâce aux lois d’exception et de discrimination des minorités, certains droits comme étant des causes premières du dysfonctionnement de la société. 

A travers la politique du bouc émissaire immigré qui profite de « nos » prestations sociales ce sont ces dernières qu’on vise à rendre suspectes, « au-dessus de nos moyens » comme leurs détracteurs aiment le rappeler. 

Enfin, c’est au racisme structurel et systémique de faire la différence au niveau de l’acceptation. Un racisme systémique est celui qui imprègne toutes les sphères de la société, tant institutionnelles que d’opinion. Ces sphères s’influencent et se valident mutuellement. Depuis de nombreuses années, la sphère médiatico-politique se décale vers l’extrême droite en validant son vocabulaire et ses thèses. Rien que ces derniers jours nous avons pu entendre Edouard Philippe valider le concept fumeux de « racisme anti-blanc ».

Avec cette loi, c’est la sphère institutionnelle qui élargit elle-même la fenêtre d’Overton du racisme, flattant les relents racistes présents chez tout un chacun vivant dans ce milieu-ci. En effet, la lutte contre ces affects racistes est un combat de chaque instant tant nous en sommes imprégnés. Ainsi, le troisième point de l’argumentaire du gouvernement, à savoir l’acceptation voire même le désir qu’auraient « les Français » pour les mesures que comporte cette loi ne fait que découler du caractère partiellement performatif de la loi elle-même.

Tel est donc le dessein de la majorité présidentielle : s’appuyer sur les affects racistes présents dans la société pour produire une loi discriminante qui fera grossir ces mêmes affects en retour, le tout en fissurant le caractère universel de notre modèle social et donc ce modèle lui-même, tout en se défendant d’utiliser le vocabulaire et les voix d’un parti d’extrême droite dans l’objectif de créer une diversion et de rester dans un débat purement moral et de surface. 

Peu importe qu’elle se nomme Le Pen, Macron ou Darmanin : l’extrême droite est au pouvoir. Et ceci n’est qu’un signal de plus après l’hommage à Pétain par M. Macron ; Mme Le Pen jugée trop molle par M. Darmanin ; la police surarmée et raciste en roue libre (la liste de ses méfaits serait trop longue) ; le régime d’exception pour les outre-mers, notamment Mayotte ; le soutien inconditionnel à l’extrême droite israélienne ; les incessantes polémiques sur le voile lancées par des députés de la majorité ; la criminalisation de toute opposition un peu conséquente ; l’instrumentalisation du monde universitaire dans le combat contre le prétendu danger de wokisme ; l’instrumentalisation de la laïcité dans la création de boucs émissaires immigré et musulman etc. Établir une liste exhaustive de signaux plus ou moins forts serait une tâche difficile. 

Ainsi, nous avons tenté ici de rendre un peu plus perceptible le caractère qu’on pourrait qualifier de fascisant du pouvoir actuel. Caractère qu’il tente de noyer sous des considérations morales et de surface mais qui ne devraient pas nous empêcher de voir clairement où le dirige son cheminement.

La vraie question qui se pose maintenant est : qu’allons-nous faire face à un tel constat ? De quelle résistance, de quel soulèvement sommes-nous capables collectivement ? Car le doute n’est pas permis : un soulèvement est tant nécessaire qu’urgent !

Jadran Svrdlin


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