« Mais l’insurrection est un art »

Friedrich Engels et Karl Marx, Les articles du New-York Daily Tribune volume 1 (1851-1852)

paru dans lundimatin#370, le 14 février 2023

Entre 1851 et  1862, Marx et Engels contribuent au journal états-unien The New-York Daily Tribune. « Mais l’insurrection est un art », écrivait Engels ; le journalisme de combat pratiqué par les deux penseurs, aussi. Ils entendaient infléchir le cours de l’histoire, plutôt que de le commenter. Leurs articles, en partie inédits en français, constituèrent un laboratoire pour mettre à l’épreuve leurs hypothèses.

Que faire, au lendemain de l’écrasement du printemps des peuples de 1848, alors que l’horizon révolutionnaire s’éloigne, qu’on est en exil, isolé, sans le sou et sans perspectives immédiates ? Pourquoi ne pas devenir correspondant pour un lointain journal états-unien dont on ne partage pas les idées et dont on ne connaît pas les lecteurs ? Tel fut, en tout les cas, le choix et le pari de Marx – aidé en cela par Engels qui écrivit plusieurs articles – en devenant, plus de dix ans durant, de 1851 à 1862, le correspondant à Londres du New York Daily Tribune. Ce qui se présentait de prime abord comme un travail alimentaire fut également, comme l’analyse bien l’introduction, un laboratoire pour mettre à l’épreuve ses hypothèses, affiner son style, participer, fut-ce prosaïquement, aux tentatives d’infléchir le cours de l’histoire plutôt que de la commenter (page 17). Avec ce volume, les éditions sociales commencent la publication de l’ensemble des articles, dont une part importante est inédite en français, qui ont notamment contribué à ce que Marx revoie sa vision linéaire de l’histoire.

La première partie, écrite par Engels, mais signée par Marx, analyse la révolution et la contre-révolution en Allemagne dans les années 1848-1850. Le récit des événements est surtout l’occasion de mettre en avant un nouveau narratif : « Cela fait bien longtemps qu’est révolue l’époque où l’on attribuait avec superstition les révolutions à une poignée d’agitateurs malveillants. Tout le monde sait aujourd’hui que là où il y a convulsion révolutionnaire, il doit y avoir, à l’arrière plan, un besoin social dont des institutions obsolètes empêchent la satisfaction ». Et les causes de cet « empêchement » à l’origine des soulèvements se trouvent « dans les conditions d’existence d’ensemble et dans l’état social général » (page 60). La contre-révolution est dès lors conçue comme « une réaction de l’État contre la société » (page 165). Mais ce nouveau narratif est lié à un changement de focal : il ne s’agit plus de renverser la domination « de simples ’’tyrans’’, ’’despotes’’ ou ’’usurpateurs’’, mais [celle] d’une puissance bien supérieure, et bien plus formidable que la leur : celle du capital sur le travail » (pages 215-216).

Les articles explorent le positionnement des différentes classes et fractions sociales – l’aristocratie, la bourgeoisie, les ouvriers et la paysannerie bien sûr –, mais aussi leurs diverses déclinaisons : classe moyenne, étudiants, petits commerçants, fonctionnaires, militaires. L’échiquier social se complique encore des revendications nationalistes – des Polonais, des Hongrois, etc. –, des interventions et influences extérieures (le sort de la révolution de 1848 en France, la diplomatie russe, etc.) et de facteurs psycho-sociologiques, au premier rang desquels, la peur panique du déclassement et du désordre ; peur qui pousse la petite bourgeoisie dans les bras des réactionnaires. De la sorte, Engels présente un panorama de la dynamique sociale qui ne se réduit pas à l’affrontement des ouvriers et des bourgeois. Cependant, il pêche régulièrement par une conception centralisatrice et une vision évolutionniste aux relents racistes (donnant libre cours à un sentiment anti-slave ; évoquant « ce sens des affaires propres à la race juive » (page 68) et « l’Orient barbare ») [1].

L’analyse des événements dans l’espace germanique permet de dégager la dynamique révolutionnaire : « l’union des différentes classes qui, dans une certaine mesure, est toujours une condition nécessaire de la révolution, ne subsiste jamais longtemps. Aussitôt la victoire remportée contre l’ennemi commun, les vainqueurs se divisent en différents camps et tournent leurs armes les uns contre les autres » (page 91). Elle est aussi l’occasion, au passage, de saluer, à Dresde, l’action d’« un commandant capable et plein de sang froid » : Mikhaïl Bakounine (page 154). Certes, ces tentatives révolutionnaires furent vaincues. Mais, l’écrasement n’est jamais définitif ; il laisse des traces. L’onde de choc se poursuit ainsi dans les soubassements de la société, et « une défaite chèrement concédée » constitue « un aiguillon des plus sûrs pour pousser les énergies et les cœurs à l’action » (page 133).

Dans les articles réunis ici – ceux de Marx sont consacrés à l’actualité politique de la Grande-Bretagne –, les deux penseurs s’en prennent vertement au parlementarisme, qualifié par Engels de « crétinisme parlementaire, maladie qui emplit ses victimes infortunées de la ferme conviction que le monde entier, son passé et son avenir, sont gouvernés et déterminés par une majorité de voix dans l’Assemblée représentative » (page 142). La critique ne porte donc pas seulement sur le caractère censitaire des assemblées parlementaires à l’époque, mais bien sur son fonctionnement et son pouvoir illusoire. Le parlementarisme s’identifie amplement à leurs yeux, à l’action de la « bourgeoisie libérale » ; une action qui se réduit à un bavardage prétentieux et stérile de doux rêveurs – « en vérité, il n’existe pas de plus grands utopistes que ces optimistes bourgeois » (page 195) –, ne débouchant sur rien de pratique ni de concret, sinon, en fin de compte, la subordination au capital et l’allégeance au pouvoir en place face au danger de « l’anarchie ».

Marx entend éclairer les luttes parlementaires en Grande-Bretagne, en les reliant aux diverses classes sociales et courants, dont celui des libre-échangistes, qui sont « les représentants officiels de la société moderne anglaise » (page 170). L’intérêt des débats au sein du parlement britannique – qui n’est dominé par aucun parti, selon Marx, mais « de façon plus écrasante que jamais par une profession – celle des hommes de loi » (page 190) – ne résident pas en eux-mêmes, mais dans l’écho des forces sociales qu’ils en donnent. D’où l’analyse critique de l’apathie des électeurs anglais, qui a gardé toute son actualité. Cette apathie ne concerne pas, selon Marx, « la politique en général », mais bien « une certaine forme de politique » : « les électeurs sentent instinctivement que le pouvoir de décision ne relève plus du Parlement ni des élections parlementaires » ; il procède « d’une pression extérieure ».

Les dissensions et contradictions qui secouent la Grande-Bretagne du milieu du XIXe siècle tiennent, en réalité pour Marx, largement au fait que le pouvoir politique et le pouvoir économique ne sont pas entre les mêmes mains, et que tout changement radical implique de faire appel à la classe ouvrière ; une classe que l’on cherche à instrumentaliser, tout en la tenant à distance. Il s’agit dès lors, non seulement de renverser la domination, en faisant coïncider non seulement le pouvoir politique et économique, mais aussi, à l’encontre de la bourgeoisie, les paroles et les actes. Et Marx de railler le caractère idéologique des prétentions bourgeoises, qui voient dans la pauvreté un accident ou une anomalie – « l’existence d’un million d’indigents dans les maisons du travail britanniques est aussi indissociable de la prospérité britannique que la présence de dix-huit à vingt millions en or à la Banque d’Angleterre » (page 196) –, ainsi que de ses « solutions » : « il faut reconnaître que ’’la famine’’ est un remède à peu près aussi radical contre le paupérisme que l’arsenic contre les rats » (page 193).

Frédéric Thomas

[1Cet aspect aurait d’ailleurs mérité une analyse plus fouillée et critique dans l’introduction.

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