La passion du communisme

Jacques Camatte, Giorgio Cesarano et la « communauté humaine »

paru dans lundimatin#250, le 29 juillet 2020

À l’occasion de la parution de Apocalypse et Révolution de Giorgio Cesarano aux éditions La Tempête, nous avions publié le mois dernier deux articles (ici et ) présentant succinctement la pensée de cet italien qui, au début des années 70, avait perçu les nouvelles tendances du capitalisme (destruction de la planète, règne de la valeur et de la technologie, aporie du militantisme classique) en s’échinant à faire valoir un communisme non dogmatique. L’article qui suit, publié d’abord sur le très bon site anglophone de la revue Endnotes et traduit par des lecteurs assidus de lundimatin, propose une réflexion plus large à partir de l’oeuvre de J. Camatte et de G. Cesarano. Jacques Camatte (dont on peut consulter le site par ici a produit une réflexion sur le marxisme qui rejoint celle de son ami Cesarano sur plusieurs points : l’analyse situationniste, un marxisme hétérodoxe qui attaque la valorisation généralisée plus que l’exploitation mais aussi une réflexion à partir de la notion marxienne de « communauté humaine » (gemeiwesen). C’est ce dernier point, sans doute l’un des plus difficile à concevoir puisqu’il revient, au fond, à réfléchir en termes politiques à partir d’une réalité biologique (l’espèce humaine), qui est l’objet de cet article. En plus d’apporter de la clarté conceptuelle, ce dernier replace également les écrits de Camatte et Cesarano dans leur contexte historique et les tentatives politiques qui les ont accompagnés. Bonne lecture.

Mais toutes les émeutes, sans exception, n’éclatent-elles pas dans l’isolement funeste des hommes de la communauté [Gemeinwesen] ? Toute émeute ne présuppose-t-elle pas nécessairement cet isolement ? La Révolution de 1789 aurait-elle pu avoir lieu sans cet isolement funeste des bourgeois français de la communauté ? Elle était précisément destinée à supprimer cet isolement.

Mais la communauté [Gemeinwesen] dont le travailleur est isolé est une communauté d’une tout autre réalité, d’une tout autre ampleur que la communauté politique. La communauté dont le sépare son propre travail, est la vie même, la vie physique et intellectuelle, la vie morale [Sittlichkeit], l’activité humaine, la jouissance humaine, l’être humain. L’être humain est la véritable communauté [Gemeinwesen] de l’homme. [...]

Quand bien même elle ne se produirait que dans un seul district industriel, une révolution sociale se place au point de vue de la totalité, parce qu’elle est une protestation de l’homme contre la vie déshumanisée, parce qu’elle part du point de vue de chaque individu réel, parce que la communauté [Gemeinwesen] dont l’individu s’efforce de ne plus être isolé est la véritable communauté de l’homme, l’être humain.

K. Marx, « Remarques critiques en marge de l’article “Le roi de Prusse et la réforme sociale” » [1]

INTRODUCTION

Si les travaux de Jacques Camatte sont reconnus dans le monde anglophone, le cercle élargi des personnes qui ont participé à la revue Invariance ou qui ont contribué au développement de ses idées – Giorgio Cesarano, Gianni Carchia, Furio di Paola, Carsten Juhl – reste méconnu. Cette tradition que Cesarano regroupait sous le nom de « critique radicale » connut sa période faste en Italie entre 1968 et 1974, période durant laquelle on comptait un grand nombre de ses adhérents dans les rangs de groupes politiques comme Comontismo, Ludd, et Organisation Conseilliste. Suite au suicide de Cesarano et à l’auto-dissolution de ces tendances, l’influence de cette tradition a largement marqué le pas, avant de réapparaître dans le cycle des luttes de la fin des années 70. Après quoi s’ouvrait une période de réflexion ; le moment était venu de dresser des bilans. Les « travaux de Cesarano (surtout Apocalypse et révolution et le Manuel de survie) étaient lus par de nombreux camarades, surtout parmi les plus jeunes » [2]. Plus tard, Antonio Negri a écrit des articles polémiques au sujet de cette pensée « pessimiste », alors que chez d’autres, comme Mario Mieli ou Gianni Carchia, les analyses d’Invariance ont marqué durablement leurs propres recherches [3]. Présenter ce contexte revêt une certaine importance pour les débats dans le monde anglophone, car quand on en vient au développement de la pensée politique italienne du siècle dernier, c’est généralement une histoire homogène qui est narrée et qui domine les débats, qui va de Gramsci à la théorie post-opéraïste – popularisée pendant le mouvement anti-mondialisation – en passant par l’opéraïsme et l’Autonomie.

Il semble primordial de réexaminer cet héritage post-bordiguiste et post-situationniste puisqu’on y trouve exposée une forme d’opposition communiste originale aussi bien au militantisme insurrectionnaliste qu’à l’ouvriérisme italien. L’un – le premier – étant rejeté en tant qu’idéologie sacrificielle, l’autre – le second – en tant qu’il postule l’existence d’un sujet prolétaire – que la sociologie actualise en « travailleur de masse » ou en « multitude », au fond peu importe – capable d’énoncer son propre projet constituant. Pour la tradition post-Invariance, le présent, au contraire, ne contient rien « d’humain qui soit assez stable [et puisse] être [une] alternative du capital » [4]. L’opéraïsme selon eux a échoué, incapable qu’il était de « poser l’objectif marxiste minimal : la négation du prolétariat » et de comprendre la tâche historique du présent comme « négation... » [5]

De même, l’action radicale des jeunes Indiens Métropolitains [6] et de l’Autonomie n’annonçait pas l’avènement de nouvelles positions subjectives. Elle était plutôt le signe d’une crise de la subjectivité et d’un désir pour le communisme, seul susceptible d’être satisfait par la destitution humaine du capital, cette forme historique contingente [7]. Cet approfondissement italien de la pensée de Camatte semble s’opposer à la réception disons anglophone de ses travaux qui s’articule autour de trois points centraux : (1) Camatte serait devenu un anarcho-primitiviste partisan d’une communauté pré-capitaliste (2) il prônerait un retrait des relations capitalistes et (3) serait un humaniste abstrait [8]. Je ne proposerai pas ici une lecture systématique du travail de Camatte qui viserait à l’absoudre de ces trois interprétations. Je m’évertuerai plutôt à montrer de quelle manière son travail a rendu possible une pensée de la communisation comme destitution de la forme-capital, de quelle manière il a proposé une approche/compréhension éthique mais non-quiétiste des milieux révolutionnaires dans leurs rapports au mouvement réel, et enfin, de quelle manière il a développé un concept non-humaniste de la déshumanisation.

Camatte et, plus largement, Cesarano, ont une approche plus étendue de l’histoire de la domination, plus proche à certains égards d’une histoire civilisationnelle comparable en cela à La dialectique de la Raison d’Adorno et Horkheimer. Une approche qui n’a rien d’un exercice abstrait mais qui, à travers la lecture des Grundrisse de Marx ou de sa Critique de l’économie politique (Urtext) rend compte du processus historique spécifique par quoi une forme très particulière s’est autonomisée. Une telle recherche ne vise pas à rejeter tous les vestiges de la modernité et toute forme de technologie – « le rejet total du produit historique... le retrait total » [9] – mais à rendre clair ce que pourrait signifier la mort potentielle du capital, rendue explicite par la destitution de ses formes aujourd’hui dites essentielles. L’ensemble des travaux de Camatte durant les années 70 n’est ni un primitivisme, qui chercherait à retourner à des formes communales pré-modernes, ni un accélérationnisme, qui viserait au dépassement du capitalisme par l’approfondissement de ses contradictions, mais plutôt une théorie anti-utopique, qui vise précisément à restaurer le processus historique en partant de ce point fixe qui se reproduit qu’on appelle capitalisme – un processus susceptible d’émerger à partir des potentiels fragmentés aujourd’hui existants, l’œuvre « de millions d’hommes ayant opéré obscurément durant des millénaires. [...] le devenir immense de ces millions de forces qui se cristallisent [...] à un moment donné. » [10]

C’est en lien avec ce dernier point que Camatte développe son concept de Gemeinwesen, qui ne peut être saisi ni comme communauté pré-moderne ni comme nouvelle communauté universelle de l’humanité. Il faut appréhender ce concept comme réponse à la problématisation au sujet de la vie historique de l’humanité ; que pourrait signifier le fait qu’elle soit désormais bloquée ? On peut ainsi regrouper en un même plan de consistance les travaux de Camatte et ceux de Walter Benjamin, Aby Warburg, Gilbert Simondon et André Leroi-Gourhan. La cohérence d’une telle constellation – ces non-humanistes qui ont néanmoins passé leur vie à scruter les archives de l’humanité – est donnée par leur acharnement autour d’un questionnement. Les capacités intellectuelles et pratiques de l’espèce humaine ne sont pas des données biologiques mais des restes du passé, découverts dans certains médiums transgénérationnels, n’importe lesquels, contenus et transmis par eux – des images, des énoncés, des formes techniques. Ainsi, que signifie, pour l’espèce humaine, le fait de défaire les plis de la vie historique ?

Tous comprenaient que l’affirmation avant-gardiste de la machine, c’est-à-dire l’affirmation même de la modernité, était compatible avec l’exigence d’une mise à l’arrêt du progrès et du processus de modernisation [11].

Persuadés que « même les morts ne seront pas en sûreté » et qu’il n’y a « qu’à l’humanité rédimée qu’échoit pleinement son passé » [12], Camatte et Cesarano disaient que l’espèce était devenue réellement dominée, dans ses œuvres et ses désirs, assujettie à un spectacle inhumain par l’impératif de la valorisation qui porte le nom de capital.

Les gens qui gravitaient autour d’Invariance vinrent buter contre ce paradoxe, qui est toujours le nôtre : la loi de la valeur domine la vie, cependant, notre espèce déshumanisée doit rompre avec les médiations particulières du capital afin de réclamer l’entièreté de son passé et « se livrer joyeusement aux véritables divisions et aux affrontements sans fin de la vie historique » [13]. C’est à cette fin qu’il demeure important d’explorer à nouveaux frais le concept de Gemeinwesen cher à Camatte et Cesarano.

L’OEUVRE DE L’ESPÈCE, NON DES REVOLUTIONNAIRES PROFESSIONNELS

« Je lis, parmi de nombreux exemples semblables, la description d’un roi de la pluie en Afrique à qui les gens viennent demander la pluie lorsque vient la saison des pluies. Or cela veut dire qu’ils ne pensent pas réellement qu’il puisse faire de la pluie, ils le feraient, autrement, pendant la saisons sèche, durant laquelle le pays est ’’un désert aride et brûlé’’. […] ou encore : c’est le matin, lorsque le soleil va se lever, que les hommes célèbrent les rites de l’aurore, et non la nuit : ils se contentent alors de faire brûler les lampes. »

Ludwing Wittgenstein, Remarques sur ’’Le Rameau d’or’’ de Frazer

Invariance italienne et IS

En Italie, la réception des thèses d’Invariance a accompagné la lente réception des thèses situationnistes et du communisme de conseil du début des années 1970. Bien que l’Internationale Situationniste ait été fondé et dissoute en Italie, il a fallu attendre la fin des années 1970 pour avoir accès à une version lisible de la Société du spectacle de Debord [14]. Ainsi l’« art de vivre » qualitatif de Vaneigem et le concept de spectacle de Debord sont d’abord parvenus à des lecteurs comme Giorgio Cesarano et d’autres jeunes militants, qui se trouvaient déjà influencés par les écrits bordiguistes de Camatte [15]. Ces théoriciens ainsi que les groupes qu’ils participèrent à fonder, tel que Comontismo dont il sera question plus loin, ont cherché à développer le concept de Gemeinwesen, qu’ils ont déployé, à la manière de Camatte, dans deux directions différentes. D’une part, entendu comme communauté particulière, d’autre part, dans un sens plus littéral et potentiellement plus universel, entendue comme être ou essence [wesen] commun/e [Gemein] [16]. Ce concept, lié mais distinct de celui d’être générique (ou « spécifique »), Gattungswesen, visait à dégager une certaine unité du corpus marxien en expliquant (1) les conditions de possibilité de l’aliénation, (2) en définissant les sociétés de classe, et (3) en exposant les contradictions de la non-classe, seul sujet possible de la communisation, qui par sa propre négation, viendrait à nier toutes les classes. Camatte cherchait à comprendre de façon systématique ce que Negri a (dis)qualifié d’asymétrie « littéraire » dans le travail de Marx : Marx aurait développé une « théorie de la subjectivité du capital, sans développer une théorie de la subjectivité de la classe laborieuse » [17].

Pour Camatte, l’unité structurale des travaux de Marx n’est pas donnée dans l’idée d’antagonisme mais plutôt, comme on l’indiquera plus loin, dans l’idée de réalisation par le capital d’une communauté matérielle, et celle de société sans classe, pensées ensemble à la lumière de l’universelle Gemeinwesen. Le travail de Marx est dès lors compris comme le mouvement descriptif qui va du communisme à l’accomplissement de la domination réelle du capital, qui part de son assertion de jeunesse « l’être humain est la véritable Gemeinwesen de l’homme » (Manuscrits de 1844) pour parvenir à son affirmation plus tardive « le capital est devenu l’être humain » (Grundrisse).

Par la suite, en Italie, on a évité l’escamotage du concept de spectacle et sa réduction à une forme de conspiration ou son renvoi au simple pouvoir des mass media. L’analyse de Debord était désormais comprise et développée à l’aune de la subsomption réelle décrite par Camatte comme aliénation de l’espèce de la Gemeinwesen [18]. Bien que Debord suivait attentivement – comme le prouve une lettre importante datée de 1986 – le développement de ces groupes et bien qu’il put considérer que c’était ces groupes plutôt que l’IS italienne qui, « le plus contribuèrent à diffuser en Italie l’esprit de Mai, surtout parmi les travailleurs », il critiquait, un peu rapidement « la théorie d[u groupe italien] Comontismo » et « son slogan tactique aberrant de devenir ’teppa’ (sorte de ’badboy’ ou de figure ’underground’) » [19]. Il résume la trajectoire du groupe par un trait d’humour noir basé sur la mauvaise traduction d’une histoire : dans un appel français à la solidarité avec les prisonniers italiens, le fameux « la plus belle jeunesse [c’est-à-dire le prolétariat] meurt en prison » devient « d’autres [ici, les révolutionnaires professionnels] passent leur jeunesse en prison ». Ainsi, une description traditionnelle de la domination du capital est transformée en élégie à la jeunesse gâchée des minorités pro-révolutionnaires. [20]

Ludd, Organisation Conseilliste, Comontismo

Ludd et l’Organisation Conseilliste (OC) furent tous deux créés et dissout dans un très bref intervalle de temps, entre 1969 et 1971. Cette période, qui démarre avec la fin de la parution du journal de l’IS et l’attentat à la bombe de la Piazza Fontana de Milan fomenté par l’État, correspond à la fin du cycle de luttes liées de façon paradigmatique au mai parisien. Par une forme d’ironie et d’inversion, c’est plutôt Ludd qui était porté à la théorie et qui existait comme organe théorique plombé par un « bagage culturel », tandis qu’OC, dont le nom apparaît inoffensif et qui fut pourtant lourdement persécuté, finit par développer, suite à de nombreux séjours en prisons, un sens pratique quotidien et une compréhension réelle de la criminalité [21]. OC, qui s’intéressait au nombre croissant des personnes exclues du procès de production, comprenait « la réalité des nouvelles formes d’expression du prolétariat moderne » dans les termes d’une « pratique réelle, de la criminalité et de la subversion du quotidien », et s’exprimait cependant elle-même dans les termes idéologiques du conseillisme. Le groupe Ludd quant à lui était une sorte de plate-forme nationale de discussions, dont les membres se partageaient entre les villes de Turin, Gênes, Rome, Milan et Trente et qui animait une éminente maison d’édition, La Vecchia Talpa [22], connue pour ses critiques de l’idéologie conseilliste [23].

Actif entre 1972 et 1973 Comontismo représentait la synthèse éphémère entre la critique du conseillisme exposée par Ludd et l’analyse d’OC au sujet des « nouvelles formes d’expression du prolétariat moderne […] de subversion criminelle du quotidien » [24]. Inspirés par la lecture d’Invariance, Comontismo posait le « sens du communisme » comme « réalisation de la Gemeinwesen  », « une essence humaine qui ne peut être comprise dans des termes eschatologiques, métaphysiques ou moraux ; le socle socio-naturel opposé au monde réifié des marchandises, où tous les sens, aliénés, ont perdu la faculté de sentir ce qui est à venir » [25]. Comme nous le verrons plus loin, cette approche correspond globalement à la conception de Camatte même, davantage redevable à des discussions philosophiques au sujet de la participation de l’humanité à une substance commune, qu’à une définition sociologique d’une quelconque communauté particulière.

Le nom du groupe représentait en soi une forme d’antinomie : c’est la « traduction de Gemeinwesen, Com-ontos, de l’être ». D’une part, Comontismo était une « communauté d’intention et d’action » faite « d’individus qui ... se placent en dehors de cette société et s’opposent à ses mécanismes » [26]. « Des individus qualitatifs et conscients » qui vivent de telle sorte que « toute partialité, toute séparation ... tend dialectiquement à se résoudre » [27]. Dans le même temps, Comontismo était « l’expression la plus aboutie de la ’classe humaine’ naissante (héritière historique du prolétariat révolutionnaire), négatrice du capital » appelée à « faire vivre, à étendre, radicaliser et organiser concrètement le négatif contenu dans le capital lui-même ». Un groupe particulier qui « trouve sa finalité dans la réalisation de la communauté de l’être humain, dans le monde du qualitatif , dans ce qui est authentique et réellement vivable pour l’homme », voilà « l’actualisation de la communauté humaine réelle ». Comontismo était compris comme « le mouvement réel qui supprime les conditions présentes », qui amènerait « la destruction de la communauté fictive du capital et l’installation de la communauté totale » par la « réappropriation » de la Gemeinwesen. [28]

Critique du racket et de la guerre civile

Parmi cette tendance, Cesarano fut certainement celui qui établit la critique la plus puissante. Malgré leur rejet du conseillisme comme forme hypostasiée et leur compréhension théorique de la conjoncture contemporaine, Cesarano considérait que les insurectionnalistes comontistes, restaient prisonniers d’une routinière « répétition nostalgique de la créativité [...] insurrectionnelle » [29].

L’idéologie « teppiste » (vandale) des comontistes était « le style obsolète de la politique militante », car « il n’existe pas de comportement ou de ligne de conduite qui ne se définissent comme révolutionnaires en soi […] cette pure stylisation de la conflictualité s’établit et [...] devient [...] ’réalisation de l’art’ » [30].

À la suite du Traité de savoir-vivre à l’usage des jeunes générations de Vaneigem, Cesarano a insisté sur un impératif éthique : rejeter la figure néo-chrétienne du révolutionnaire, ce comble de sacrifice et de prosélytisme. Il a cherché à établir une différence entre la guerre civile spectaculaire du militant et la révolte du « corps prolétarien de l’espèce », rendu tangible à l’époque par des manifestations réelles de la négativité [31].

Cesarano ne cherchait pas tant à faire la critique des intentions comontistes, car leurs actions eussent alors semblé inséparables de la situation insurrectionnelle plus générale, commencée à peine un an avant avec le fameux « automne chaud » italien de 1969. À l’inverse, il a tenté d’élaborer une troisième voie pour les tenants de la révolution, entre militantisme et quiétisme : le mouvement réel n’est pas à chercher dans la prolifération des formes de révoltes déjà trouvées par le passé, mais se révèle potentiellement, en un mouvement auto-transcendant, dans chaque « forme politique surgie de chaque conflit, aussi petit soit-il, avec le donné ’concret’ » [32]

L’illégalisme comontiste a fini par « transformer leur projet – la réalisation de l’être – en une caricature simpliste, simple désobéissance à la norme » [33]. Il y a un passage qui mène à la révolte, selon Cesarano, où individu capitalisé doit faire l’épreuve de sa subjectivité blessée, et lutter pour ses besoins, c’est-à-dire pour le bonheur. C’est dans le Manuel de survie, son dernier livre, que Cesarano a le plus rigoureusement développé cette thématique, s’attardant entre autres longuement sur les travaux de Lacan et la tradition anti-psychiatrique [34].

Cesarano reprochait aux comontistes d’empêcher (par blocage) l’émergence de la « vraie guerre ». En érigeant leurs actes en actes exemplaires, ils perpétraient le « spectacle infâme de la guerre civile » qui « continue d’usurper les lieux, les modalités et le temps de la révolution » [35]. Le processus révolutionnaire, « ne pourra plus jamais prendre les traits de la seule guerre civile » disait Cesarano, mais se présentera comme « désagrégation activement recherchée », concevable à condition que ces impulsions s’expriment à hauteur d’espèce [36].

Ce qui importait donc n’était pas l’auto-affirmation d’une institution particulière ou d’un parti, sensée représenter le négatif du monde, mais la révolte de l’espèce, comme reste et résidu de la subsomption capitaliste. Comontismo un « gang criminel – un parti historique – une communauté humaine » paradoxale, était le résultat d’une forme-gang exclusive, bien définie, formant ses propres critères militants, et qui posait (se posait) en tant que communauté humaine en guerre contre tout l’inhumain qui se trouvait en face. Parce qu’il valorisait la criminalité en tant que telle, Comontismo demeura incapable de partager une critique des subjectivités qui émergeaient alors de la désintégration sociale – eux-mêmes, avant tout – ; et restèrent prisonniers d’un fonctionnement de type opéraïste en négatif.

L’ESPÈCE, LE COMMUN, ET LA DOMINATION RÉELLE

« L’expression est une hypothèse, une interprétation qui est justifiée par le mécanisme primordial de la mémoire ; le produit de celle-ci est conditionné par la persistance, par la communauté avec une immédiateté extra-représentative de quelque chose qui ’’était’’ avant et qui est encore après, quand bien même sous une autre forme […] l’expression en tant que principe interprétatif universel. La mémoire conserve quelque chose et le manifeste : il est légitime d’appeler cela expression de ce qui était avant. » [37]

Giorgio colli, Philosophie de l’expression

Gattungswesen et espèce

Ainsi qu’Invariance l’indiquait : dans l’affirmation de l’humain – nécessaire à la ligne communiste – il n’est question d’hypostasier ni communauté passée, ni communauté présente, ni communauté future. Il s’agit en revanche d’assumer une continuité particulière avec l’histoire entière de l’humanité et de reconnaître la véritable déshumanisation. Invariance a permis un basculement théorique, s’éloignant des discours trop humanistes et psychologiques au sujet de l’aliénation. Plus de prétendue réconciliation avec une essence humaine perdue, mais l’encouragement au développement des possibilités multiples des formes de vie de l’espèce – ses natures innombrables [38]. Le politique avait besoin d’un nouveau fondement, qui puisse exprimer la lutte antagoniste pour les formes de vie, qui ne se terminait ni en clash civilisationnel, ni en société cosmopolite unifiée. C’était là tout l’enjeu des travaux de Camatte et de Cesarano à sa suite, qui cherchèrent à penser la relation entre l’espèce et la Gemeinwesen.

{}Il est primordial d’éviter l’assimilation des positions d’Invariance à un quelconque humanisme. Humanisme étant ici considéré comme le postulat général d’une essence humaine fixe, d’une figure humaine déterminée, gravée dans le marbre, peu importe qu’elle soit anhistorique ou à réaliser à la fin de l’histoire. L’humanisme, le triomphe de l’Humanitas, n’a jamais eu grand chose à voir avec le renversement de la décadence humaine réelle. Il est plutôt cette croyance que l’humanité est une espèce auto-suffisante composée de personnes individuelles, qui tient la pensée pour être, depuis toujours, son attribut le plus précieux. L’histoire de l’humanisme est inséparable de celle de la société et du capitalisme. On peut en suivre le cours, en Occident, en allant des anciennes communautés politiques à la société civile française, et en passant par la societas generis humani romaine.

De la « vie bonne » sur le dos d’esclaves, à la diffusion de la citoyenneté (romaine) contre les barbares, et à l’universalité réalisée des droits et du marché – parcouru aujourd’hui de restes inhumains nouveaux, relégués aux bidonvilles et aux camps de réfugiés. À chaque nouveau pas on trouvera, d’un côté, l’histoire contingente de forces impersonnelles qui avancent, progressivement, expropriant toute forme de communauté particulière, produisant cette population dépolitisée qui, aux temps modernes, finira par être dominée par la loi de la valeur ; et, de l’autre, la logique exterminatrice du racisme biopolitique humaniste, éradiquant toute forme d’extériorité, refusant de reconnaître quoi que ce soit qui lui soit étranger. C’est en examinant ces définitions successives de l’essence déterminée de l’humanité, en examinant la suite des groupes ou des communautés nationales qui se sont établies en voulant incarner une telle idée, qu’on s’aperçoit qu’une essence humaine déterminée s’est toujours formée en s’appuyant sur une division entre Homo humanus et Homo barbarus [39].

Dans cette longue histoire, le problème logique de la totalité se mêle à la réalité politique de la domination. Car un paradoxe se présente tout seul dès lors qu’il s’agit de penser la possible unité de l’espèce humaine qui ne soit définie ni par une essence particulière ni référée à quelque chose qui puisse ressembler de près ou de loin à une communauté unifiée. Là où l’état et le marché placent, tout ensemble, l’expropriation de communautés particulières et leur réunification à un niveau juridique, Camatte et Cesarano essayent à l’inverse de penser le problème ontologique d’une possible unité non-exclusive de l’espèce. Afin d’expliquer ce point précis – « le paradoxe que la critique radicale approfondit, à partir de quoi elle s’élève » – Cesarano cite un passage d’Adorno où il définit l’humanité comme « cela qui n’exclut absolument rien », car : « Si l’humanité devenait dans les faits une totalité qui ne contienne plus en elle aucun principe limitatif, elle serait alors exempte de la règle qui soumet tous ses membres à un tel type de principe, et ne formerait donc plus une totalité entendue comme unité établie coercitivement [...] Que se dissolve le principe limitatif de la totalité, ou peut-être simplement l’impératif de s’identifier à la totalité même, l’humanité, et non son apparence illusoire, pourrait exister » [40]. L’humanité pour Camatte et Cesarano est un ensemble sans présupposé ni condition d’appartenance, sans frontières spatiales ou temporelles, qui, en traversant toutes les formes sociales du passé, toutes celles du présent, et jusque dans le futur, n’exclut aucune des modalités que l’existence humaine pourrait prendre. Ils ont tous deux cherché à comprendre le combat de l’humanité contre un forme historique particulière globalisée (« c’est l’humanité entière perçue dans le temps qui est antagonique au capital » [41]) et ce que la vie historique de cette espèce pourrait être, si elle était auto-dépassement « autopoïétique » constant [42].

Reste que si l’espèce n’est unie par aucune essence déterminée, par aucune forme sociale particulière, quel sens – non-religieux et non utopique – cet être commun ou générique de l’espèce pourrait avoir ? « L’invariance vari[e] » dit Camatte, mais seulement « en tant qu’affirmation du devenir [de] la communauté humaine » [43]. L’invariance légendaire est défendue comme Gemeinwesen, laquelle ne peut être une « nature humaine » ou un invariant anthropologique transhistorique, mais plutôt « un corpus en lequel les diverses générations humaines peuvent se retrouver tout en percevant leur différence […] être commun des hommes dans leur devenir […] et, en même temps, forme que peut prendre cet être commun [...] » [44]

Gemeinwesen et commun

Comme l’indique la citation ci-dessus, la Gemeinwesen est une notion ontologique. La traduction anglaise a perdu cette dimension au passage. Or les travaux de Camatte restent inintelligibles si, tel qu’on le voit dans la plupart des traductions et des commentaires en anglais, on comprend la Gemeinwesen comme se rapportant à une communauté particulière [45]. Pour Camatte, le communisme n’est pas une revendication de l’être humain, mais plutôt de l’être humain. Les communautés particulières « ne peuvent pas vivre simplement en tant que collection d’êtres humains » [46] ; il doit y avoir un mouvement commun, ou une substance commune pré-individuelle et impersonnelle. Toute communauté particulière existerait donc comme manière singulière d’individuer cette substance. Pour Camatte, la Gemeinwesen pré-individuelle est justement le medium par quoi toute communauté particulière, présente, passée et future, s’exprime et se déploie, via sa production linguistique et technique – ou, à la limite, via le conflit. La Gemeinwesen n’est rien d’autre que le mode générique d’existence du potentiel humain : la manière qu’ont les formes, les paradigmes et les moyens techniques de persister – le « livre des pouvoirs humains » de Marx [47].

Avec la Gemeinwesen, « les diverses productions antérieures sont parcellaires : art, philosophie, science. Elles indiquent en définitive les moments du vaste dépouillement des êtres humains en même temps que la tentative d’y remédier » [48].

Dans l’histoire de la philosophie, la problématique camattienne se comprend mieux si on la relie à une tradition post-averroesienne, laquelle tâche de comprendre la manière qu’a chaque pensée humaine de se rapporter non pas à une cognition individuelle, mais d’être rendue possible au contact d’un intellect commun [49].

Camatte, inspiré par Bordiga et Leroi-Gourhan [50], comprend que l’une des intuitions essentielles de Marx se rapporte à ce qu’on a appelé plus tard le « travail universel », ou « le caractère universel de la pensée de tout être humain » [51]. « Nous pensons avec notre propre cerveau mais aussi avec celui de l’espèce en tant que sommation de tous les êtres qui nous entourent et nous précèdent » [52]. Le « Contenu [originel] du programme communiste » de Bordiga affirmait la centralité de cette ligne au sein du marxisme : « Dans le marxisme, la production n’est pas la simple conservation de l’animal humain, elle est un circuit pour sa reproduction. […] Chaque cerveau ne bat pas au seul rythme des sensations de sa vie, il bat aussi avec celles de ses géniteurs […] [ainsi] tout le monde pense également avec le cerveau de l’autre, en vivant ensemble. […] Pour nous, matérialistes véritables, il existe un cerveau collectif, et l’homme social sera un développement – inconnu pour les anciennes générations – du cerveau social. Que chacun pense avec la tête de l’autre est un fait parfaitement positif, à la fois ancien et contemporain » [53].

Pour les deux penseurs, l’histoire ne doit pas être comprise comme un processus progressif, « avaleur de possibles » du passé [54], mais comme champ électrique parcouru de tensions, « le produit de l’œuvre [...] de millions d’hommes ayant opéré obscurément durant des millénaires […] le devenir immense de ces millions de forces » [55]. Bien que pour Bordiga, le « ’champ’ historique » soit aujourd’hui « nul », que les « individus-molécules-hommes » prétendent être les sujets causaux de l’histoire, l’histoire véritable se retrouvera « dans son alignement et vole[ra] le long de sa ligne de force » [56]. Cette ligne (et la notion de Gemeinwesen) aspire à un monde où le travail mort du passé ne dominerait plus le présent, ce qui ne suggère pas que la praxis serait sui generis, mais qu’elle déferait le travail de ce qui existait jadis.

On entrevoit ici tout ce que contient, d’une part, l’affirmation selon laquelle l’être humain « n’existe que dans la mesure où il remplace le donné, à quoi il ne peut jamais être réduit » et, d’autre part, en quoi la Gemeinwesen est « non-humaine » – que l’homme qui doit être affirmé, l’homme qui est le lieu du projet communiste, n’a pas de nature [57]. L’homme se trouve précisément arrimé aux multiples relations possibles à son extériorité non-humaine (le commun), aux formes multiples de cette extériorité. Il n’est défini par aucun prédicat inné, aucune faculté innée, telle que la « rationnalité » ou la « créativité » [58].

On commence à comprendre comment, chez Camatte, la dimension de l’historicité peut se trouver bloquée par les formes modernes de la domination – où le capital peut s’insérer et séparer la praxis humaine de ses œuvres –, et comment les prétendues communautés du passé, en se considérant éternelles, ont pu empêcher l’émergence pleine de cette dimension. Selon Camatte, l’accès de l’humanité à la Gemeinwesen avec l’abolition de la société de classe doit être distingué de la pluralité des substances sociales pré-capitalistes (dite aussi « propriété anthropomorphisée ») analysée par Marx dans sa Critique de la Philosophie du droit de Hegel. Cet accès signale plutôt la fin de la dissémination des manières présupposées ou réifiées de vivre, et se réfère au « blocage de la préhistoire » évoqué par Marx [59]. La Gemeinwesen n’est ni une future société globale ni un retour à la communauté pré-moderne. Elle est plutôt la substance commune qui permet le développement d’un sens politique non-identique aux illusions de la démocratie bourgeoise. Ici, une fois de plus, on constate que plus on explore le concept de Gemeinwesen, plus on comprend la véritable possibilité – et bien sûr la réalité – de la déshumanisation, et la terrible difficulté qu’il y a à cerner la nature de l’opération susceptible de destituer le socle matériel de la séparation.

Domination et révolution biologique

On a vu comment, chez Camatte, le concept de Gemeinwesen était compris comme relation entre l’universalité de l’espèce et le commun, plutôt que comme valorisation de la communauté pré-moderne. Voyons maintenant de quelle manière ce concept a déplacé les discussions marxistes autour de l’assujettissement et de la révolte, d’abord en prenant ses distances avec la notion de subsomption réelle ou formelle du procès de production, ensuite en développant l’idée d’une domination formelle et réelle du capital.

Pour Camatte, le concept de domination réelle met l’accent sur une dimension de la pensée de Marx oubliée dans les nouvelles traductions des Grundrisse par exemple ou des « Résultats du procès de production immédiat » [60]. Le concept allemand de subsomption, particulièrement présent dans les brouillons et les cahiers non publiés de Marx, contient deux composantes : la soumission du particulier et la domination du concept. Quoiqu’il en soit, en français et en italien, on a d’abord traduit le terme par « soumission » du travail au capital [61], mettant ainsi l’accent sur l’action de la classe ouvrière plutôt que sur sa domination par le capital. Camatte concluait ainsi : « Nous avons préféré, en revanche, utiliser l’expression de domination formelle ou réelle (en expliquant que cela implique la soumission du prolétariat) parce que le sujet principal, dominant, c’est bien le capital. Ce n’est pas pour rien que K. Marx a écrit « Le Capital » et non « Le Prolétariat  » [62]. Ce qui est plus important, c’est que Camatte s’attardait sur le fait que la subsomption n’est pas seulement un acte de domination ou de soumission, mais un processus par quoi le capital « s’agrège » la vie en procès de l’espèce, l’« intègre » à sa substance – on a donc affaire à une transformation anthropologique [63]. L’examen à nouveaux frais du corpus marxien par le cercle qui gravitait autour d’Invariance permit de comprendre le développement et l’éventuelle domination réelle du capital comme unité et accomplissement de deux mouvements : « l’expropriation des hommes, qui engendre le prolétaire » et celui « d’autonomisation de la valeur » [64]. La lecture du chapitre des Grundrisse sur les formes pré-capitalistes a été fondamentale dans cette approche. Il raconte de quelle manière « l’activité [humaine] a été externalisée, s’est autonomisée et a été transformée en un pouvoir opprimant qui a dissout les communautés […] et permis le développement des classes » [65]. Que l’humanité vive en relation à une communauté matérielle et non en relation à la Gemeinwesen ou à une pluralité de communautés, signifie qu’elle a été totalement réduite à vivre en relation à une forme incarnée par « un élément mort, cristallisé, l’œuvre de millions d’êtres humains extériorisée sous forme de capital fixe qui fonde la communauté » [66]. Dans l’Urtext, Marx dit que les individus « se sont donnés eux-mêmes, dans leurs produits, un être réifié » à qui « la Gemeinwesen elle-même apparaît vis-à-vis de tous, comme une chose extérieure ». « D’une part, ils ne sont subsumés sous aucune communauté naturelle évoluée et, d’autre part, ne sont pas des individus communaux qui, consciemment, se subsument la Gemeinwesen » [67]. Dans ces textes clés – l’Urtext, les « Résultats du procès de production immédiat » et « Formes antérieures à la production capitaliste » [68] – on peut comprendre la production historique de la population comme matériel vivant, vital, non pas libéré comme travail social, mais plutôt organisé et dirigé, inscrit au sein du procès de reproduction sociale, nié jusque dans ses capacités de résister.

Selon les catégories mêmes de Marx, cette transition est liée au passage de la primauté de la plus-value absolue, générée par l’extension directe de la journée de travail, à la plus-value relative, extraite via la dévalorisation de la force de travail née de « la révolution toujours plus poussée des processus techniques du travail et de la composition de la société » [69]. De l’éducation à l’état, il y a un mouvement de remplacement de « toutes les présuppositions sociales ou naturelles préexistantes par des formes d’organisation propres qui médiatisent la soumission de toute la vie physique et sociale à ses propres besoins de valorisation » [70]. Cette transition est ainsi liée à la dépendance accrue de l’humanité au procès de production capitaliste, aussi bien en termes de production des biens nécessaires qu’en termes d’approvisionnement en travail. Le développement du capitalisme au stade de domination réelle coïncide avec la production d’une population dépolitisée, d’une matière brute consommable par le capital fixe pour sa reproduction. Ainsi que disait Marx « la production ne produit pas l’homme seulement en tant que marchandise, que marchan­dise humaine, l’homme défini comme marchandise, elle le produit, conformément à cette défi­nition, comme un être déshumanisé aussi bien intellectuellement que physiquement […] Son produit est la marchandise douée de conscience de soi et d’activité propre [...] » [71]. Les travailleurs sont désormais « capitalisés » et se considèrent eux-mêmes comme du capital qui doit fructifier – homo oeconomicus. On ne rencontre, des suites de cette prolétarisation universelle, ni travailleur social ou collectif ni sujet révolutionnaire, mais un être humain « dépouillé, qui tend à être réduit à sa seule dimension biologique » [72].

C’est surtout dans l’œuvre de Giorgio Cesarano qu’on trouve, en Italie, un des développement les plus intéressant de cet aspect du travail de Camatte. On peut effectivement considérer Apocalypse et révolution comme une sorte de systématisation des écrits de Camatte, qui en approfondit la dimension anthropologique via une théorie de l’anthropogenèse. Manuel de survie quant à lui est un travail plus original, inspiré entre autres par Lacan, l’antipsychiatrie, Adorno et qui cherche à penser d’une façon décisive l’économie de l’intériorité et la façon dont « les êtres humains qui ont intégré le capital, s’adaptent à son procès de vie » [73]. En s’employant à déchiffrer les derniers résultats de la psychanalyse et de l’anthropologie empirique, Cesarano représente la tentative de dépassement de la théorie de l’aliénation qui reposait encore sur l’idée de conscience et de représentation, dont on trouve encore des traces chez Camatte.

En même temps, s’inspirant des concepts issus des pages d’Invariance autant que de sa propre expérience, Cesarano a développé une compréhension claire des formes contemporaines de révolte, lesquelles n’étaient déjà plus limitées au lieu de travail traditionnel. Même si il y a eu une mutation de l’espèce, une prolétarisation universelle qui a fait de chaque homme un travailleur, la subsomption du capital ne peut jamais être totale ; un reste de masse hétérogène demeure : « pollution nécessaire », c’est à dire « corporalité de l’espèce […] irréductible au peuple du capital » [74]. Un élément fondamental de l’analyse de Cesarano est la dévalorisation toujours croissante par laquelle, aux côtés du capital excédentaire, des populations excédentaires sont produites en tant qu’exclues de procès de production, donc de la nouvelle humanité du capital. Dans un pamphlet écrit en 1971, « À Stettin et à Dantzig comme à Détroit », c’est dans les émeutes américaines qui ont suivi l’assassinat de Martin Luther King Jr, et non dans les manifestations d’étudiants et de travailleurs parisiens que Cesarano reconnaît l’expérience paradigmatique de 1968 – les Etats-Unis étant considérés comme le site le plus avancé de la domination réelle du capital, où le procès d’exclusion se trouvait le plus visible, « se manifestant en motifs raciaux et nationaux » [75].

Pour Cesarano, l’espèce, dans le cadre de sa survie quotidienne, constate que la Gemeinwesen fictive du capital ne peut être individualisée que d’une seule manière, qu’elle « ne peut en rien conforter les êtres humains et leur donner l’énergie pour supporter leur situation, si ce n’est une énergie suicidaire » [76]. Il faut chercher les manifestations de cette énergie dans les formes variées de violence, folle et gratuite en apparence, qui sont les seules formes humaines qui puissent être données à la destruction concrète de l’humanité. D’où les formes de plus en plus désespérées qu’elles adoptent contre la totalisation capitaliste – « la survie de la mort dans la non-vie de tous » – à quoi le mouvement réel oppose « la totalisation organique de sa propre révolte radicale contre la mort de tous », à tous les niveaux, par « tous les corps de l’espèce qui la reconnaissent instinctivement » [77].

« Chaque fois que la folie de l’homme le pousse à sortir violemment de la prison qui le retient, chaque fois qu’il dénonce ce qui existe comme étant faux ou irréel, l’imagination est au travail. Ce « chaque fois » est en passe de devenir un « tout le temps ». Dans l’augmentation du nombre de crimes, de névroses et de folies, dans l’augmentation des explosions de rage collective, « sans motif », dans l’insubordination, dans l’absentéisme insidieux, on voit une étape intermédiaire de l’imagination en mouvement […] qui mettra fin à l’utopie capitaliste, à la préhistoire. Ce sera alors le commencement de l’histoire comme équilibre entre l’existence et l’être. » [78]

Ici, Cesarano a pu développer une compréhension non-romantique de la « révolution biologique » qui, à l’inverse des comontistes, n’avait pas besoin de l’appui ou du prosélytisme des révolutionnaires professionnels qui, eux, avaient succombé « à l’alibi de la ’nécessité de la lutte’ » [79].

Les luttes menées par ce reste hétérogène à la subsomption, où la « résistance » à toute identité particulière devient « fait universel de l’espèce », visent plutôt à dissiper l’angoisse contenue dans chaque figure, chaque identité sociale, contre toute forme de prédication – et, par-dessus toutes, celle du militant. De tels actes et l’enthousiasme qu’ils suscitent de plus en plus constituent le signe sublime de ce rejet universel, quasi biologique, de l’organisation de la vie par le capital – donc de la dimension utopique de ses projets de développement.

CE QUI RESTE

J’ai voulu vous introduire théoriquement aux contributions d’Invariance (et tous ceux qui gravitaient autour) à la pensée des années 1970, en m’attardant sur la réception de certaines thèses en Italie. Certaines de leur problématisations au sujet de la conjoncture contemporaine ont nourri les positions les plus critiques de l’Italie post-77, où la plupart des mouvements ont été éradiqués – par la violence, par la prison, par la pénitence, par l’héroïne. Cette perspective post-bordiguiste était importante dans pareil contexte, non comme expression d’un communisme mélancolique, mais afin de produire un espace critique d’où il serait possible de repenser le politique. Ce caractère est manifeste dans l’article de Furio di Paola, un article important paru en 1978, intitulé « Dopo la dialetica », qui traçait une ligne entre Camatte, Cesarano, la « critique radicale » et les pratiques féministes de l’époque. Certains groupes féministes, tels que L’erba voglio où luttait notamment Lea Melandri, cherchaient, via une critique de la subjectivité individuelle et collective, à « dissiper les vieux fantômes ’politiques’ qui continuaient à opérer comme paralysie mystique du corps social qui ne subsiste que par l’intervention effective des technologies de la domination du capital » [80].

Le plus important réside dans tout ce qui n’est pas dit : tout ce qui fut laissé aux générations suivantes, notamment la notre. De manière cruciale, on peut dire que trois pistes de réflexion demeurent ouvertes : (1) comment rendre concret le fondement ontologique de la domination réelle du capital notamment dans la relation qu’entretiennent subjectivité et mouvement dialectique de l’histoire – la subjectivation ; (2) quelle place faut-il faire, s’il faut en faire une, aux « révolutionnaires professionnels » après la faillite du militantisme, du parti et du gauchisme tous ensemble – à savoir, reste-t-il une vocation politique spécifique ? Et enfin (3) en suivant le « contenu originel du programme communiste » de Bordiga, que signifierait la destitution de ces formes historiques particulières, de la propriété à l’argent, qui nous constituent comme individus capitalisés séparés du commun [81] ? La façon dont on répond à ces questions détermine la manière dont on peut distinguer les différents courants de communisation contemporains. Elle détermine également la manière d’éviter la résignation mélancolique face à la communauté du capital – de même que toute forme de substitution impatiente à la communauté humaine non réalisée, ou toute hypostase des processus révolutionnaires apparents.

— Cooper

[1Vorwarts, no. 63, août 1844, MECW 3 : 204 – 205, traduction adaptée.

[2F. di Paola, « Dopo la dialetica », Aut Aut, 165, 1978.

[3Les premiers travaux de Camatte sont parus dans des journaux bordiguistes. En plus du complément à la seule édition italienne de la revue Invariance en 1968, ses textes ont été plusieurs fois traduits et publiés en Italie durant les années 70. La nouvelle traduction de Mieli des Éléments de critique homosexuelle commence ainsi : « Les mouvements homosexuels contemporains sont apparus dans les pays où le capital est parvenu à sa domination réelle » suivi d’une longue note de bas de page à propos des développements camattiens à ce sujet, quant à Carchia, nous renvoyons à la traduction des Gloses sur l’humanisme [en français sur https://editionslatempete.com/category/en-marge-blog-2/]. Des journaux comme Agaragar et L’erba voglio ont perpétué cette tradition, puis des revues comme Insurrezione, Puzz et surtout Maelstrom, ont prolongé certaines tentatives.

[4J. Camatte, « La révolte des étudiants italiens : un autre moment de la crise de la représentation » in Invariance, série III, numéros 5 & 6, 1980.

[5Ibid.

[6Les Indiens Métropolitains formaient une des branches de l’Autonomie apparue en 1975, qui faisait la part belle aux affrontements de rue. Leur nom est inspiré d’un slogan de l’époque : « Quittons les réserves », désignant par là l’existence métropolitaine moderne.

[7Ceux qui prennent aujourd’hui les choix de vie de Camatte pour des préconisations ou pour une position quant à la manière de mener à bout une révolution oublient la critique résolue adressée par les bordiguistes à l’activisme : « Je conserve le même esprit, intact : les hommes ne comptent pas, ils ne représentent rien, ne peuvent avoir aucune influence ; les faits déterminent les situations nouvelles. Et lorsque les situations sont mûres, alors les hommes émergent... Je suis très heureux de vivre loin des épisodes ridicules et mesquins de la politique dite militante, de la chronique des événements au jour le jour. Rien de tout cela ne m’intéresse » – A. Bordiga cité dans A. Peregalli et S. Saggioro, Amadeo Bordiga : La sconfitta e gli anni oscuri, Edizioni Colibri, 1998.

[8On trouve le premier point (1) présent dans un texte comme celui de T. Barker, « The Bleak Left », N+1, no. 28, juin 2017. Le second (2) est discuté par R. Brassier dans « Wandering Abstraction » paru dans la revue Mute, février 2014. Le troisième (3) est suggéré par Theorie Communiste et François Danel in Rupture dans la théorie de la révolution, Senonevero, 2003.

[9Voir R. Mackay et A. Avanessian, « Introduction » in The Accelerationist Reader, Urbanomic, 2014. Après les années 1970, Camatte a continué de soutenir qu’après la destruction du capital et du travail comme communauté matérielle, il serait possible de « prendre en charge l’ensemble automatisé – le nouvel être inorganique de l’homme – qui apparaît pour le moment en tant que capital », J. Camatte, « Caractères du mouvement ouvrier français » in Invariance, série I, mars 1971. Chez Cesarano aussi qui, eu égard à la domination de la machine, déploie une anthropologie de la « longue durée », on trouve en conclusion d’Apocalypse et Revolution cette phrase qui en appelle à la « ’domestication’ irréversible de la machine, de quelque façon qu’elle puisse apparaître ».

[10J. Camatte, Bordiga et la passion du communisme, Spartacus, 1974.

[11Fiodorov disait que l’humanité entière devait rejeter le progrès. En dirigeant son attention vers le passé elle se donnait la tâche commune de ressusciter les morts. Cette recherche a abouti, via Bogdonov et Tsiolkovski, à la création du cosmisme russe et aux premiers résultats pratiques en astronautique. A ce propos, voir l’Exploration de l’espace cosmique par des engins à réaction de Tsiolkovski. « Le progrès est cette forme de vie par quoi la race humaine peu goûter la plus grande somme de souffrance, tandis qu’elle s’efforce à atteindre la plus grande joie... Si la stagnation c’est la mort, si la régression n’est pas le paradis, le progrès est un véritable enfer. La véritable tâche de l’humanité consiste à sauver les victimes du passé, à les guider hors de l’enfer. » Nikolaï Fiodorov, in Pour quoi les hommes ont-ils été créés ? (Honeyglen 1990), 51

[12Walter Benjamin, Sur le concept d’histoire, in Œuvres III, Gallimard, thèse VI et thèse III, respectivement, pp. 431 et 429.

[13Guy Debord, Préface à la quatrième édition italienne de La Société du spectacle, Champ libre, 1979.

[14Et seulement après que le dernier traducteur « étant allé trouver dans leurs bureaux les responsables de cet excès, les avait frappés, et leur avait même, littéralement, craché au visage : car telle est naturellement la manière d’agir des bons traducteurs, quand ils en rencontrent de mauvais », cf. Préface à la quatrième édition italienne de La Société du spectacle, Champ libre, 1979, p.

[15La seule publication du journal de l’IS italienne date de juillet 1969. Elle contenait une traduction du « Prolétariat comme sujet et comme représentation » extrait de La société du spectacle.

[16Ce mot renvoie à une traduction allemande, datant du XVIIIe siècle, de la Res publica latine, un concept qui embrasse des réalités aussi différentes que la chose publique mise en commun et l’état romain, entendue comme institution qui dirige les intérêts publics. Voir l’entrée Gemeinwesen dans le Deutsches Wörterbuch, de Jacob et Wilhelm Grimm (Trier, 2004).

[17Antonio Negri, Marx au-delà de Marx (Éditions L’Harmattan, 1996). Dans un essai paru en 1981 Negri dénonce explicitement l’interprétation « pessimiste » de l’idée de subsomption, en des termes « catastrophiques que l’on trouve y compris chez Marx », chez qui la « subsomption est la domination du capital en tant que disparition des antagonismes », et donc « le suicide, harakiri, de l’opéraïsme », Antonio Negri, Macchina Tempo (Feltrinelli 1982), 164.

[18Carchia établit un lien explicite entre la notion de spectacle et celle de domination réelle. « Le remplacement de l’instance physique de la production, et ce malgré la persistance de la loi de la valeur comme loi régulatrice des échanges sociaux, a conduit – par la force de cette antinomie – à la domination totale [du capital] sur la société, comme apparence. », in Gianni Carchia, La legittimazione dell’arte.

[19Guy Debord, Lettre à Semprun du 28 mars 1986.

[20Ibid.

[21Comontismo, « Note di preistoria contemporanea » in Comontismo 1, mai 1972, pp. 9-10.

[22Ndt, à bien distinguer de la librairie parisienne.

[23Pour une approche plus poussée, voir les récits de M. Amoros au sujet des situationnistes italiens et F. Santini in Apocalypse et survie.

[24Comontismo, « Note di preistoria contemporanea », p. 10.

[25Comontismo, « Preliminari sul Comontismo », Genoa, 1972.

[26Ibid.

[27Comontismo, « Note di preistoria contemporanea ».

[28Comontismo, « Per la ultima internazionale ».

[29Giorgio Cesarano, Apocalypse et révolution, thèse 125 (Editions la tempête, 2020)

[30Ibid., thèse 121.

[31Ibid.

[32Ibid.

[33Ibid., thèse 127.

[34Si Cesarano prônait la nécessité d’une lutte disons « active », il n’est pas surprenant de voir en quoi ses « positions » pouvaient mener les révolutionnaires à concevoir leur tâche plutôt comme thérapie de groupe que comme militantisme, pourquoi aussi ses travaux ont largement inspiré certaines tendances féministes italiennes, voir particulièrement Lea Melandri et le journal L’erba voglio.

[35G. Cesarano, P. Coppo, J. Fallisi, Cronaca di un ballo mascherato, 1974, ed. Varani, 1983, traduit par J. Camatte dans Invariance, n°1, série III, 1976, repris in Apocalypse et révolution, avec les notes de J. Fallisi de l’édition de Varani, éd. la Tempête, 2020.

[36G. Cesarano, Lampi di Critica Radicale, Mimesis, 2005.

[37G. Colli, Filisofia dell’espressione, Adelphi Edizioni, 1969, p. 21, Philosophie de l’expression, L’éclat, p.29-30.

[38Penser de puis le point de vue de l’espèce, cet impératif provient largement de l’influence de Bordiga, pour qui il n’y avait pas que les limites étroites de la société civile italienne qui importaient — la spécificité de l’expérience russe était aussi importante que l’histoire des luttes décoloniales, qui elles mêmes importaient autant que les plus vieilles archives ethnologiques. « Le communisme est vue d’ensemble », c’est ce que dit un jour Bordiga à cet humanisme provincial qu’était Gramsci, « Ce dont traite Marx c’est de la relation entre l’homme et la terre. Pour nous, l’homme c’est l’espèce, pour le gentilhomme bourgeois, l’homme c’est l’individu », A. Bordiga, « Specie umana e crosta terrestre », Il Programma Comunista, no. 6, 1952.

[39En termes camattiens : « il y a mouvement d’unification, de réunification qui peut se faire soit avec la volonté d’intégrer tout […] soit par exclusion, destruction des autres.[...] Il s’est manifesté ainsi lors de la formation des vastes empires perses, des assyriens, des grecs, des romains, des chinois, des mongols, de l’URSS actuelle ou des étasuniens, mais aussi sous une forme totalement ignoble : le Reich nazi. Chaque fois qu’un tel empire se forme, il y a production d’une définition de ce que doit être l’homme (c’est donc une élimination). » (in, Invariance, Série III, Thèse provisoires, 1973) Les hommes « ne connaissent pas leurs possibles » et « se sont enfermés dans des ghettos qu’ils dis[ent] être des groupements humains, des humanités, définis par des distinguos qui permett[ent] d’exclure les autres », J. Camatte, « Marx et la Gemeinwesen  » in Invariance, Série III, octobre 1976. 

[40G. Cesarano, Manuel de survie, Editions la tempête, note 5, page 69. Extrait de T. Adorno, « Le Progrès » in Modèle critique, Editions Payot,

[41J. Camatte, « Errance de l’humanité » in Invariance, série II, n°3, 1973.

[42G. Cesarano, Manuel de survie, Editions la tempête, page 69.

[43J. Camatte, « Vers la communauté humaine », Invariance, série III, 1976.

[44Ibid. La relation entre commun et être spécifique ou être générique ou être de l’espèce (Gemein- et Gattungswesen) peut être clarifié en considérant les racines étymologiques du latin espèce, dérivé du grec eidos. « l’être spécial est l’être commun ou générique et ce dernier, quelque chose comme l’image ou le visage de l’humanité. » G. Agamben in Profanations, Payot, 2005.

[45Alors qu’en français et en italien, le terme Gemeinwesen est conservé tel quel, les traducteurs de langue anglaise ont choisi de lui substituer le mot « communauté », rendant ainsi la distinction entre le terme français usuel « communauté » et l’usage du concept cher à Camatte impossible. Par exemple, au titre de son principal ouvrage Capital et Gemeinwesen, les traductions anglaises ont préféré Capital et Communauté (Community).

[46J. Camatte, « Marx et la Gemeinwesen », Invariance, série III, 1976.

[47Et, en effet, l’argumentation de Camatte est structurellement semblable à la description que fait Gilbert Simondon de l’émergence historique de l’« univers technique », et sa transformation en sphère séparée et aliénée – en technologie. Chez les deux auteurs, la logique du progrès fonctionne à l’exclusion des résultats passés des usages humains.

[48J. Camatte, « Errance de l’humanité », op. cit.

[49Voir E. Bloch, Avicenne et la gauche aristotélicienne, éd. Premières pierres, 2008 (éd. allemande de 1952).

[50André Leroi-Gourhan, anthropologue et paléontologue français du XXe siècle, a développé une approche empirique rigoureuse de l’anthropogenèse (voir Le geste et la parole) et des capacités techniques de l’humanité. C’est cette tendance anthropologique de la pensée de Camatte que Cesarano déploiera à son compte.

[51J. Camatte, « Marx et la Gemeinwesen », op. cit.

[52Ibid.

[53A. Bordiga, « Contenuto originale del programma comunista è l’annullamento della persona singola come soggetto economico, titolare di diritti ed attore della storia umana » in Il Programma Comunista, n° 21, 18 novembre-3 décembre, 1958, et n°22, 4-18 décembre, 1958.

[54J. Camatte, « Errance de l’humanité », op. cit.

[55J. Camatte, « Bordiga et la passion du communisme », Invariance, série II, 1972, éd. Spartacus, 1974.

[56Ibid., extrait original in Structure économique et sociale de la Russie d’aujourd’hui. Editoriale Contra, t. 1 p. 234-325.

[57J. Camatte, « Errance de l’humanité », op. cit.

[58Je m’oppose ici à Ray Brassier qui, dans son article « Wandering Abstraction » (Mute, 2014) accuse Camatte d’« hypostasier une série de capacités d’expression humaines, qui persiste[rai]ent non seulement indépendamment du capitalisme mais indépendamment de toute forme d’organisation sociale ». En définissant l’homme par l’ensemble de ses relations au corpus non-humain de la Gemeinwesen, Marx se prémunissait précisément contre ce problème. Néanmoins, il est vrai que Gianni Carchia (traduit en français ici : https://editionslatempete.com/category/en-marge-blog-2/) est plus consistant à cet égard.

[59K. Marx « Préface à la Contribution à la Critique de l’économie politique », MECW 29, 263f.

[60Les Grundrisse et les « Résultats du procès de production immédiat » sont parus en français et en italien respectivement en 1968 et en 1969. Le gros du travail de Camatte dans les années 60 a consisté à intervenir autour de la réception de ces travaux et à critiquer leur traduction, notamment celle de son ancien camarade bordiguiste Roger Dangeville. Lorsque Gianni Carchia et les autres traducteurs italiens du Capital et Gemeinwesen de Camatte cherchèrent à retrouver les citations appropriées de Marx ils finirent par conclure, et nous assumons aussi ces conclusions, que les traductions de Bruno Maffi, Roger Dangeville, Mario Tronti, Galvano della Volpe, Enzo Grillo, M.L. Boggeri, étaient toutes « motivées politiquement » (cf. J. Camatte, Il capitale totale, Dedalo libri, 1976, 6). On retrouve à partir de 1977 une traduction double de l’Urtext chez Carchia avec une introduction importante de Camatte, « Marx et la Gemeinwesen  », qu’on trouvera plus bas, K. Marx, Urtext : frammento del testo originario di « Per la critica dell’economia politica », Savona, 1977.

[61K. Marx, Un chapitre inédit du Capital, Paris, 1971, traduit par R. Dangeville.

[62J. Camatte, « Le phénomène de la valeur », Invariance, série IV, n°5, 1986 (Emergence de Homo-Gemeinwesen 5).

[63J. Camatte, Capital et Gemeinwesen, 1978.

[64J. Camatte, « Communauté et communisme en Russie », initialement paru sous le titre de « Bordiga er la révolution russe », Invariance, série II, 1974.

[65J. Camatte, Capital et Gemeinwesen, op. cit.

[66J. Camatte, « Marx et la Gemeinwesen », op. cit.

[67K Marx, Urtext, cit., p. 909 ; trad. fr. in Contribution à la critique de l’économie politique, Ed. Sociales, Paris, 1957, pp. 217-218.

[68Chapitre tiré des Fondements de la Critique de l’Économie politique, plus connu sous le nom de Grundrisse. [n.d.t.]

[69K. Marx, Le Capital, vol. 1, MECW 35, 511.

[70J. Camatte, « Transition », Invariance, série I, 1970.

[71K. Marx, Manuscrits de 1844, Éditions sociales, 1972, p. 71.

[72J. Camatte, « Errance de l’humanité – Conscience répressive – Communisme », Invariance, série II, mai 1973.

[73J. Camatte, « Marx et la Gemeinwesen », op. cit.

[74G. Cesarano, Lampi de critica radicale.

[75G. Cesarano, À Stettin et à Dantzig comme à Détroit, Gênes, janvier 1971.

[76J. Camatte, Marx et la Gemeinwesen, op. cit.

[77G. Cesarano, Apocalypse et révolution, op. cit.

[78G. Cesarano, Critica dell’utopia capitale, Colibri edizioni, 1993.

[79Ibid.

[80Furio di Paola, « Dopo la dialetica », in Aut Aut, 165, 1978.

[81On peut faire remonter le concept de « destitution » à une traduction du concept clé d’« Entzetsung » chez Benjamin. Concept qu’on retrouve dans sa « Critique de la violence » et qui sert essentiellement à déployer l’idée d’une suspension ou d’une destitution (sans sujet) de la loi et de l’état, en tant que tels, et non une de leur configuration particulière. Bien que le concept soit chargé d’une signification différente dans la pensée politique française et italienne contemporaine, c’est peut-être le terme qui indique, de la manière la plus précise, le défi, central dans la théorie de la communisation, que représente la déposition d’une forme (telle que la loi, l’état, la valeur, etc.) et non d’un ordre politique particulier. Cet usage correspondrait au rejet chez Bordiga de l’emploi du terme d’abolition (« un acte de volonté … bon pour les anarchistes »). Voir Bordiga « Le contenu originel du programme communiste ».

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