La haine en personne

À propos de L’Internationale Noire de George S. Schuyler
Norman Ajari

paru dans lundimatin#335, le 21 avril 2022

Les toutes jeunes Éditions Sans Soleil viennent de faire paraitre le premier volume de l’un des textes les plus déroutants et les plus fascinants de la littérature africaine-américaine du XXe siècle. Bien qu’épuisé outre-Atlantique, comme la majeure partie de l’œuvre de George Schuyler (1895-1977), ce texte étrange est désormais accessible au lecteur francophone. L’Internationale Noire déploie une fresque passionnante et hors du commun mais dont l’intention et les motifs sous-jacents seront fatalement incompréhensibles à l’écrasante majorité du lectorat d’aujourd’hui. C’est pourquoi cet article se veut non seulement une invitation à la lecture, mais aussi un complément, en présentant brièvement la personnalité et la trajectoire singulières de cet auteur et le contexte de son travail qui est l’un des plus riches de l’histoire des arts africains-américains, mais aussi l’un des moments politiques les plus explosifs du siècle passé.

George Schuyler est l’une des figures intellectuelles africaines-américaines les plus controversées du vingtième siècle. Si la pensée politique de la diaspora noire se caractérise, au moins depuis le XIXe siècle par une opposition entre tendances optimistes, tournées vers l’intégration aux sociétés majoritairement blanches, et tendances pessimistes, tournées vers l’autonomie des groupes d’ascendance africaine, Schuyler incarnait un intégrationnisme radical qui le plaçait en porte-à-faux vis-à-vis de la quasi-totalité de ses contemporains. Issu d’une famille de la bourgeoisie noire, il grandit à Syracuse, dans l’État de New-York, au sein d’une communauté où les Noirs étaient rares. Cette double inscription, géographique et de classe, explique en partie ses options politiques et intellectuelles. Grandissant loin du sud ségrégué, dans un milieu économiquement privilégié, la conscience de Schuyler s’est fondée sur des expériences qui avaient bien peu en commun avec celles de la large masse des Noirs aux États-Unis.

Au terme de ses études secondaires, faute de mieux, il s’engage dans l’armée. Le jeune Schuyler passera ainsi l’essentiel des années 1910 caserné à Hawaii, mais sert brièvement en France lors de la première guerre mondiale en qualité de premier lieutenant. Une fois démobilisé, il retourne sur la cote-est. Au début des années 1920 il adhère au parti socialiste américain dont il deviendra même un cadre local à Syracuse. Un an plus tard, il déménage à New York City, où il s’intéresse brièvement à l’organisation panafricaine radicale fondée par le jamaïcain Marcus Garvey (1887-1940) : l’UNIA (Universal Negro Improvement Association). Les positions de l’organisation, qu’il perçoit comme un racisme et un chauvinisme noirs, le révulsent. Il décrira au soir de sa vie Marcus Garvey comme un Hitler noir et, plus largement s’y référe tout au long de son œuvre comme à sa Némésis et son antithèse politique.

Au cours des années 1920, Schuyler se fait journaliste. Ses éditoriaux pour l’hebdomadaire africain-américain The Pittsburgh Courrier en font rapidement l’une des figures intellectuelles noires singulières et reconnues de son temps. Au cœur de l’enthousiasme avant-gardiste de la Harlem Renaissance et du New Negro, il se distingue par son talent de satiriste, son style sarcastique, mais aussi un scepticisme racial de plus en plus marqué qui contraste avec l’air du temps. En 1926, dans un essai publié par le magazine progressiste The Nation il soutient la thèse iconoclaste selon laquelle il n’y aurait, aux États-Unis, aucun art noir. Rien, en effet, ne distingue à ses yeux l’art produit par les Noirs des créations des autres états-uniens. Sans surprise, ses positions lui s’attirant les foudres d’artistes africains-américains de renom tels que Langston Hughes (1902-1967).

Ce gout caractéristique du paradoxe et son rejet de tout idéal de solidarité raciale s’alimentent réciproquement tout au long de la carrière littéraire et journalistique de Schuyler, l’orientant toujours davantage vers des positions opposées aux aspirations de la vaste majorité des africains américains. « L’idéologie politique, économique et raciale de Schuyler connut de considérables changements au cours des années 1920 et 1930 ; autour de 1940, il s’était fermement décidé pour une position réactionnaire classique [1]. » La période transitoire des années 30, qui est celle de la rédaction de L’Internationale Noire, est précisément celle qui nous importe. Il n’est déjà plus socialiste mais n’est pas encore l’archi-conservateur, le polémiste d’extrême-droite attaquant Martin Luther King, qu’il sera dans la seconde moitié de sa carrière. L’Internationale Noire s’apparente à une sublimation de tiraillements politiques, idéologiques et diplomatiques dont Schuyler était non seulement un témoin averti, mais dont son esprit lui-même, comme celui de tous les gens de lettres africains-américains de son temps, était l’un des champs de bataille.

Au début des années 1930, Schuyler voyage au Liberia en sa qualité de journaliste. Son enthousiasme à l’idée de découvrir un endroit du monde administré par un gouvernement noir vole en éclats à la découverte d’une Monrovia pauvre et sous-développée [2]. Le pays s’offre à ses yeux comme une vaste entreprise d’exploitation, voire d’esclavage, de Noirs par d’autres Noirs. Cette expérience renforce sa conviction de l’inanité de la catégorie de race et sa foi dans l’exemplarité de la démocratie américaine, par contraste avec une Afrique brutale et arriérée. Ses sympathies socialistes résiduelles et ses dernières miettes de croyance en sa solidarité noire n’y résistent pas ; désormais, elles ne seront plus à ses yeux que des illusions à la fois risibles et dangereuses. Le premier pilier peut se résumer en rappelant ce qu’il écrivait en 1930, dans les colonnes du mensuel American Mercury : « L’Aframéricain [Aframerican] n’est qu’un Anglo-Saxon au visage barbouillé de charbon, chaque détail de sa société est une réplique de la société blanche qui l’entoure [3]. » D’un point de vue anthropologique, une telle vision du monde ne résiste pas à l’examen. La structure familiale, la parlure, les traditions culinaires aussi bien que politiques africaines-américaines sont singulière et irréductibles à celles des Américains d’origine anglaise. Mais cette conviction, aussi fautive soit-elle, ne quittera jamais Schuyler et constitue l’arrière-plan de l’ensemble de son œuvre, romanesque aussi-bien que critique. À la meme période, l’instrumentalisation par le Parti Communiste d’affaires de discrimination négrophobes comme celle, tristement célèbre, de Scottsboro lui donne le loisir d’exprimer une autre de ses convictions les plus profondes, le second pilier de sa pensée politique : son anticommunisme viscéral.

Le scepticisme racial de Schuyler se manifeste de façon éclatante en 1934, à l’occasion d’une querelle qui l’oppose au principal intellectuel africain-américain du vingtième siècle : W.E.B. Du Bois (1868-1963). Après avoir longtemps défendu une position intégrationniste, ce dernier se révèle, au début des années 1930, de plus en plus sceptique quant à la possibilité pour la société blanche de dépasser son propre racisme et de tenir un jour les citoyens noirs pour des êtres humains à part entière. Dans un éditorial daté de 1933, Du Bois invite les Noirs à une prise de conscience radicale : « Tout d’abord, il y a le fait que nous sommes toujours honteux de nous-mêmes et que cette honte ne rencontre aucune objection lorsque nous voyons les blancs honteux de nous qualifier d’êtres humains [4]. » Il tient les efforts d’intégration des Noirs pour vains et les invite désormais à l’auto-organisation : à une séparation consentie, dans la perspective d’une politique de puissance centrée sur l’autonomie noire. S’il fut autrefois ennemi déclaré de Marcus Garvey, qu’il accablait de son dédain aristocratique, Du Bois reconnait désormais un lui un précurseur de sa nouvelle vision du monde.

S’il n’avait jamais apprécié l’œuvre et le militantisme de Du Bois, ce recalibrage de sa pensée, qui exalte désormais le nationalisme et l’internationalisme noirs, suscite l’ire de Schuyler. « Contre toute alliance des ‘personnes de couleurs de n’importe où’ devant susciter un ‘patriotisme racial’ et un ‘séparatisme de groupe’ au sein du pays, Schuyler propose le langage d’un nationalisme pragmatique et déracialisé [5]. » Il tient les États-Unis d’Amérique pour la seule et unique communauté d’intérêts viable pour les Noirs. « Sa propre interprétation de la race n’était pas seulement que l’identité nationale était en capacité de subsumer l’identité raciale comme toutes les autres, mais plutôt que toutes les formes de subjectivité devaient être mises au second plan au profit de l’identité nationale [6]. » Au fond, l’intégrationnisme radical de Schuyler ressemble à s’y méprendre au fétichisme de la laïcité française, où l’identité nationale, maquillée en neutralité, devient un standard existentiel unique auquel chacun devrait se conformer.

Toutefois, la marche de l’histoire ne tarde pas à mettre ces convictions nationalistes à l’épreuve. L’invasion de l’Éthiopie par l’Italie mussolinienne provoque un émoi dans l’ensemble de l’Amérique noire comme aucun autre événement de politique internationale avant lui. La presse et l’opinion publique africaine-américaines sont électrisées par le sentiment panafricain et la fougue de l’internationalisme noir – tant et si bien que même Schuyler n’y fait pas exception. Il partage la révulsion des siens pour cette tentative de conquête au point d’envisager de reprendre les armes et le treillis pour combattre le fascisme en Afrique, mais le gouvernement américain s’opposait aux entreprises de ce genre. Cependant, l’idée d’unité raciale n’est pas le premier motif de son investissement politique qui est essentiellement guidé par un rejet radical du « collectivisme » que représentaient à ses yeux indifféremment le fascisme comme le communisme. Son anticolonialisme non conventionnel était fondé sur l’idée que la démocratie américaine offrait un modèle de liberté sociale et économique universel qu’il faudrait exporter en Afrique.

L’Internationale noire, parue sous forme de feuilleton dans le Pittsburgh Courrier entre 1936 et 1937, est le produit de cette conjoncture : témoignage à la fois de l’urgence de la lutte anticoloniale sincèrement éprouvée par Schuyler, de la menace d’un fascisme européen qu’il redoutait, de sa répugnance viscérale pour la tradition radicale noire et, plus généralement, du vrombissement continu de l’ensemble des tentations doctrinales contradictoires qui caractérisait les années 1930 d’un bout à l’autre du monde occidental. L’ouvrage de Schuyler est une incomparable chronique de l’état de la pensée politique noire de l’entre-deux-guerres car il est lui-même animé de sentiments antinomiques qu’il traduit dans la grammaire impeccable d’un roman d’aventures rocambolesque où les élans d’anticipation trahissent la fascination de l’écrivain pour toutes les avancées techniques de son siècle.

C’est l’histoire d’une conspiration. Carl Slater, jeune journaliste de Harlem, sorte de double romanesque de Schuyler, fait malencontreusement la rencontre du sinistre docteur Henry Belsidus qui va le précipiter dans une tempête d’événements de plus en plus troublants, voués à transformer la donne géopolitique globale. Cette sorte de Fantomas noir, machinateur implacable mu par sa haine du monde blanc et l’ambition de le mettre à genoux, est le héros de l’histoire. Partagé entre son désir de renaissance africaine et son effroi face aux méthodes impitoyables du docteur, Slater est davantage le chroniqueur et l’exécutant de ses projets qu’un acteur de l’histoire au sens plein du mot. Recourant à des moyens légaux comme illégaux pour accumuler des fonds, manipulant autorités et puissances gouvernementales au moyen de complots ourdis dans l’ombre, mobilisant des technologies de pointe inconnues des occidentaux, le génie du mal met en branle les moyens de la science, de la stratégie militaire aussi bien que de la tactique politique afin d’asservir l’univers à sa volonté.

Pour fantastique qu’il soit, Belsidus n’est pas conçu par Schuyler comme une figure générique du mal, mais plutôt comme une incarnation typiquement africaine-américaine qui ne vit que pour venger les violences abyssales de l’esclavage négrier, de la colonisation de l’Afrique ou des lynchages racistes : « Le Sud et ceux qui y règnent ne comprennent qu’une seule chose : la force. Ce pays ne jure que par la violence. C’est pourquoi il nous faut répliquer à la violence par la violence, aux flammes par les flammes, à la mort par la mort. Et de plus, nous devons leur faire connaitre les raisons. » (p. 93) Chacune de ses directives finit par s’égarer dans la lisière de brume qui sépare la justice du crime. Malgré les envolées qu’impose le genre, on devine derrière le panache irréel de ce Darth Vader de Harlem, des traits plus temporels et plus humains, qui rassemblent et poussent à leur paroxysme les caractéristiques du leadership noir de l’époque, que Schuyler connaissait par cœur.

Belsidus est un médecin et un aventurier, comme le père du nationalisme noir Marcus Delany (1812-1885). Il est un polymathe et un intellectuel noir génial au raffinement européen, à la façon de W.E.B. Du Bois. Et enfin, peut-être surtout, un autocrate charismatique dans le style de Marcus Garvey : un apôtre exalté de la race noire capable de galvaniser, voire de fanatiser, n’importe quelle audience noire. Schuyler fait de cette figure une interface où il expose des interactions entre la pensée africaine-américaine et les radicalités politiques typiques de l’entre-deux-guerres. Belsidus s’en explique dès les premières pages du roman : « Au départ, on a pensé que les chrétiens, les communistes, les fascistes et les nazis étaient effrayants. Leur réussite les a fait paraitre raisonnables. […] J’ai consacré ma vie, Slater, à détruire la suprématie mondiale des blancs. Mon idéal et mon objectif sont, très honnêtement, d’abattre les Caucasiens et de permettre aux peuples de couleur de se hisser à leur place. Je projette de le faire avec tous les moyens dont je dispose. » (p. 20) Le docteur est d’emblée présenté comme un homme dont la primordiale conviction est que tout projet politique est réalisable pour qui ne craint pas d’ôter la vie à quiconque y ferait obstacle.

Pour l’universitaire Mark Christian Thompson, Schuyler cherche à prendre ses lecteurs au piège, à travers la séduction du discours de Belsidus, en suscitant en eux une attirance pour le fascisme qu’il incarne [7]. Comme s’il s’agissait de dépeindre le panafricanisme de Garvey aussi bien que celui de Du Bois en mussolinismes noirs, bien incapables de remédier à la détresse de l’Afrique révélée par la crise éthiopienne autrement qu’en empilant toujours davantage de cadavres. Le tour de force de Schuyler a été de modeler Belsidus en personnage certes excessif, indubitablement extrême, mais moins caricatural que profondément à la ressemblance de son époque. Ainsi décrit-il une nouvelle religion adoptée par la conspiration pour fanatiser ses adeptes et couvrir ses activités illégales : « Il va donner aux masses noires le genre de religion qu’elles désirent, mais n’ont jamais pu avoir. Musique et danse, pas de quête, beaucoup de cérémonies, en rester à des considérations terrestres, avec suffisamment de sexe pour rendre tout ça intéressant. Ils peuvent venir ici et obtenir tout ce qu’il leur faut. » (p. 81) En réalité, Schuyler illustre avec ce culte une fusion typiquement fasciste d’esthétique affectée, d’extase collective et d’endoctrinement littéralement narcotique, satire palpable de l’usage de l’Église noire par Marcus Garvey. Tout au long du roman, Schuyler combine la grandiloquence de l’esthétique fasciste des années 1930 avec l’avant-gardisme de la Harlem Renaissance au service de l’univers impossible, aussi époustouflant que redoutable, qu’il construit épisode après épisode.

Aux yeux de l’écrivain africain-américain Claude McKay (1890-1948), Schuyler était « le partisan suprême de la passivité des Oncle Tom [8] ». Un Oncle Tom, au sens politique conféré à ce terme par les McKay, Malcolm X ou Aimé Césaire, Schuyler l’était presque intégralement. Cependant, cette Internationale Noire est la preuve que cette sorte de servilité n’est pas toujours incompatible avec l’intelligence, le discernement, voire le génie. Sa haine de la tradition radicale noire n’a pas empêché George Schuyler d’en contempler, avec davantage de sagacité que nombre de ses contemporains, l’une des âmes : cette indispensable face sombre, cette inépuisable haine d’un ordre d’oppression, de l’indigne et de la déshumanisation. Son récit nous met face à notre jubilation interdite à la lecture des cruelles tirades du docteur Belsidus. Car, tout comme lui, en dépit de toute morale, ignorant consciemment l’appel de notre sens éthique, nous contemplons l’inexorable marche du monde et nous surprenons encore à rêver de destructions immenses.

George S. Schuyler, L’Internationale Noire, trad. Julien Guazzini, Éditions Sans Soleil, 2022.

[1Ann Rayson, “George Schuyler : Paradox among ‘assimilationist’ writers”, Black American Literature Forum, vol. 12, no. 3, 1978, p. 102.

[2Mark Christian Thompson, Black Fascisms : African American Literature & Culture between the Wars, Charlottesville, Virginia University Press, 2007, p. 74.

[3Cité dans : Ann Rayson, “George Schuyler”, art. cit., p. 204. Le concept d’Aframéricain, une création de Schuyler, visait de toute évidence à sceller l’indiscernabilité entre les Américains d’ascendance africaine et ceux d’ascendance britannique.

[4W.E.B. Du Bois, “On being ashamed of oneself : An essay on race pride”, The Crisis, vol. 40, no. 9, sept. 1933, p 199.

[5Alexander M. Bain, “Shocks Americana ! : George Schuyler serializes Black internationalism,” American Literary History, vol. 19, np. 4, 2007, p. 949.

[6Ivy G. Wilson, “The New Negro Iconoclast, or, the curious case of George Samuel Schuyler”, in : Cherene Sherrard-Johnson (dir.), A Companion to the Harlem Renaissance, Malden, John Wiley & Sons, 2015, p. 161.

[7Mark Christian Thompson, Black Fascisms, op. cit., p. 78.

[8Cité dans : Mark Christian Thompson, Black Fascisms, op. cit., p. 72.

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