La fabrique d’irréalité

« Dans l’éthos esthétisé du spectacle, le Qui vive aujourd’hui est trop souvent identique au Qui meurt »

paru dans lundimatin#265, le 30 novembre 2020

La période est irréelle. Il en va toujours plus ou moins ainsi depuis que nos sociétés se sont particulièrement spécialisées dans la fabrique d’irréalité. Mais nous gravissons des sommets, un à un, et celui sur lequel nous sommes perchés en ce moment en impose par sa hauteur.

C’est tout, c’est tous qui m’aiment
par l’amour je suis devenu un homme
Flora, Flora, elle en sourit,
de m’avoir rendu réel
Je suis un homme, aussi heureux
que si elle existe, l’éternité

Attila Jozsef

La période est irréelle. Il en va toujours plus ou moins ainsi depuis que nos sociétés se sont particulièrement spécialisées dans la fabrique d’irréalité. Mais nous gravissons des sommets, un à un, et celui sur lequel nous sommes perchés en ce moment en impose par sa hauteur.

Nous jouons, avec zèle mais sans méthode, de manière plutôt anarchique, à nous faire peur. Le gouvernement met le paquet, use de tous les stratagèmes de l’effroi à petites doses, et bon nombre d’entre nous gobent la pilule, même en redemandent. Mais pas tout le monde, loin de là. De ce que tout le monde ne joue pas ce jeu, il faut bien tirer conséquence. J’entends par là des personnes qui, sans nullement sous-estimer la dangerosité possible du virus, ne veulent pas se laisser dominer par la peur. Je ne parle donc pas des mal-nommés « complotistes ».

Ce n’est en vérité ni affaire de peur ni à l’inverse de courage. Il n’y a pas de courage à affronter un virus. On vit avec, observant une certaine prudence, dont la mesure fait débat et suscite le conflit. La peur commune, c’est avant tout celle de voir arriver chez nous ce qui aurait dû rester chez eux, là-bas, dans ces pays où Nous, occidentaux, avons tout bousillé -forêts, sols, faune et flore, et qui nous envoient en retour des effluves virales fatales. Au « contact », nous sommes effrayés de les avoir transportées par avion. Notre propre désastre nous effraie en cela que nous-mêmes avons détruit, comme d’un seul coup, notre immunité confortable. Réplique caricaturale d’une trop vieille histoire : « le criminel que tu cherches, il réside en ton palais, a tué son père, et couche avec sa mère ». Ce avant même la peur des effets réels des dangers survenus. Or nous ne sommes pas forcément disposés à rejouer ce vieux drame coupable de l’Occident.

« Un enfant siffle dans le noir ». Il conjure, traverse l’angoisse, à la fois convoque et chasse les démons, crée une scène en traçant au sol une cercle de conjuration. Il frémit et jubile. Chassez l’enfant en vous, il ne reste plus qu’une girouette adulte affolée, hystérique, battue en tous sens par les vents mauvais de la manipulation politique de masse ou par la possession. Vous jouez sans le savoir dans du Dostoïevski mais dans une mauvaise traduction, tronquée, vous n’avez pas assisté à l’enterrement final du petit Iliouchetchka dans Les frères Karamazov. Vous pensiez être à l’abri de tous les dangers, confortés dans vos certitudes biocitoyennes et métaphysiques, voilà que les plus pernicieuses menaces, invisibles, s’abattent sur vous et vous terrorisent. Qui réclame la vaccination obligatoire à peine un labo prétend fournir un vaccin valide à 92% ? Macron ? Non, même pas : l’écologiste Yannick Jadot.

La fabrique d’irréalité est en effet une fabrique de la peur. Mais c’est une fabrique, enflammant l’affect certes présent et enfoui au plus profond de nous (qui n’a jamais eu peur de sa vie ?), offert constamment à sa propre fiction (différent en cela de l’angoisse sans objet), construite et enfoncée en ce moment dans nos corps à coups de « bombardements moléculaires » d’alertes en tous genres. Le virus lui n’est pas une fiction, il est bel et bien là, plus ou moins méchant selon la complexion physique et mentale de chacun. La fiction, plutôt l’irréalité est le jeu avec le virus, ce qu’on veut lui faire dire et faire. ON joue à nous faire peur et à nous rendre coupables, et nous jouons à nous faire peur nous-mêmes. Mais pas tout le monde.

Ce « pas tout le monde » ne dit pas que certains sont plus balèzes, plus en forme, ou plus savants, plus malins ou plus courageux. Il dit seulement que, vues sous un certain angle, les ficelles de l’irréalité finissent par être si grosses que celle-ci est de moins en moins partagée et vécue comme la réalité réelle, ne correspond plus à la vie quotidienne des gens. L’irréalité de la prétendue réalité révèle que celle-ci est, plus qu’une fiction, une mise au pas ordonnée pour les grandes manoeuvres plus ou moins improvisées de la gouvernance du contrôle sanitaire. Qui n’a pas perçu ce second confinement comme le sacrifice consenti au sauvetage de l’économie sur le mode : assumez le risque d’être contaminés au travail (et dans les transports pour s’y rendre), mais dès la fin de votre journée de travail rentrez chez vous et restez cloîtrés ? Principe dit de « réalité » annulant purement et simplement le principe « de plaisir » (de vivre). Du moins est-ce là la dichotomie officielle. On observe de toute part que ce second confinement, du coup, est bien moins respecté que le premier, car il est pour beaucoup plus dur à vivre, encore plus faux. Les soignants, toujours en première ligne, jugeront-ils que c’est de l’irresponsabilité totale ?

On insiste volontiers sur l’affolement, on relève tous les signes de la panique et de la crainte, engendrant la soumission à l’état d’exception qui les attisent. La réalité est beaucoup plus nuancée, et même comique, une forme d’humour noir malgré la souffrance et la mort qui rôdent. Les comportements ne disent pas tout bien sûr, ils peuvent (dis)simuler, mais quoi ? Certains sortent de chez eux et rigolent sous le masque et du masque au point de finir par l’enlever (au lieu de s’y habituer), ils le laissent pendre constamment sur une seule oreille ou sous le menton. Quand d’autres en portent trois l’un sur l’autre ou se masquent alors qu’ils sont seuls au volant de leur voiture. Et le régime « Stylé » élève le masque au rang d’une parure plus désirable qu’obligatoire, définitivement « cool » et chic offerte par les plus grands couturiers. Sans surprise. Le philosophe statisticien présume trop souvent que dans pareille situation, les rieurs sont une infime minorité par rapport à l’écrasante majorité des affolés ou terrorisés. Affolant en outre le chiffrage et les chiffres, le virus est bien un révélateur, à forte intensité, aiguisant ce qui existait avant à basse intensité.

Qu’est-ce qui fait le plus peur en réalité ? Le virus ? Ou la police, la police au sens large ? Car il y a toujours la même menace bien réelle, affranchie maintenant des preuves visuelles de sa violence, celle qui fait respecter la peur : les flics. Mais la véritable menace, structurelle, systémique, c’est la police au sens large. Non seulement celle qui peut nous « surprendre » à désobéir - ne pas porter le masque dehors dans l’espace public, se réunir trop nombreux ici ou là, ne pas être muni de notre attestation,… mais aussi celle du Conseil scientifique et de l’Ordre des médecins prête à sévir si vous revendiquez une contre-expertise relative aux traitements de la maladie et aux soins à prodiguer en réanimation. Plus que jamais tout ne tient que par la police armée et la police sanitaire. Affirmation péremptoire : que faites-vous de la tragédie de la première vague, des convois mortuaires de Bergame en Italie, des cadavres abandonnés dans des camions à New York, dans des rues de grandes villes d’Amérique latine, de l’hécatombe dans les services de réanimation et dans les EPHAD ? La mort de masse ne menace-t-elle pas à l’échelle mondiale du fait de ce virus, n’avons-nous pas raison de nous discipliner ?

Les effets réels de la tragédie ont été sapés, pour ne plus exposer que la mort en masse, dans une forme de confinement de la mort elle-même devenue à la fois une abstraction chiffrée et un spectacle obscène provoquant la peur. Tragédie sans acteurs, mourants sans assistance ni veille, ni honneurs, froideur expéditive dans la technicité des actes de décès et des enterrements, deuil dépouillé de son rituel minimal, présence des proches tolérés au compte goutte. Mis devant le fait accompli, face à l’exception souveraine sanitaire, nul n’a pu pousser le cri d’Antigone, sinon hors de toute scène publique, en privé, entre 4 murs, ou sur quelque site (ce qui revient souvent au même). Tragédie bâillonnée, impossible, le drame ne pouvait avoir lieu que fantasmé, dans la bouche des proches des victimes la plainte : « on nous a volé nos morts ».

La police de la mort à ôté à la tragédie sa vraie dimension, l’effroi aseptisé devait se vivre à distance, de même la pitié. Pour le second confinement, le gouvernement sous le feu des critiques a voulu être « plus souple », on autorise ceci, on permet cela. Encore à l’instant, on gère un déconfinement relatif, circonstancié pour les Fêtes, on surfe sur la courbe des vagues.

Les peurs de la maladie et de la mort sont donc instrumentalisées sur fond de réalité épidémique. Comme pour le terrorisme et la « guerre antiterroriste », il y a l’épidémie, réelle, et puis il y a la stratégie de « guerre au virus », qui produit l’irréalité que nous percevons, dont les atteintes portées aux libertés publiques et privées découlent. Y a-t-il un début d’accoutumance à la situation, des habitudes qui s’arrangent avec la torpeur ou avec la méfiance ordinaire envers une menace rampante ? Sur fond de déprime, lassitude, soumission, les éthologues tirent à chaud des conclusions hâtives, à l’heure où un drame collectif survenant le lundi, un livre paraît dès le mardi à son sujet. Pendant ce temps, des rieurs insurgés risquent des graffitis sur des bâtiments urbains - « Je crache sur l’Etat », « Balance ton portable, pas ton voisin » et se font gauler, passent en comparution immédiate et prennent 2 mois de prison ferme, dans l’indifférence générale (Toulouse). D’autres multiplient les apéros, bien qu’à force la tristesse colore en gris l’eau du pastis. Les terrorisés se terrent, là où ils se terraient déjà, derrière le portail électronique télécommandé de leur pavillon aux volets fermés dès 19h ; on les voit rentrer leur voiture dans le garage masqués jusqu’au yeux, que ç’en est pitié.

A quoi peut-on prétendre pour sortir de l’irréalité qui donne tant matière à théoriser ? La vie, hors concepts, ne cesse de construire des scènes - de bonheur ou de malheur, de conflit ou de paix, sur lesquelles se jouent des questions de vie ou de mort. La scène la plus dérisoire qui se joue maintenant devant nous, bien plus où nous sommes tous censés jouer notre rôle, est celle de la pitoyable santé des sujets de l’Economie contrastant si fortement avec le modèle de la santé performante des Saigneurs qui dominent celle-là. Bon nombre de malades graves du Covid étaient déjà malades avant, malades de la Société. Le virus le révélant, s’il le fallait, égalise à sa manière l’exposition au risque. D’où l’affolement parmi nos gouvernants ( dont les députés grands voyageurs de la Classe affaires parmi les premiers touchés), « comme » soudain exposés à la Grande faux de la peste moyenâgeuse qui fauchait tout le monde, sans distinction. Brutal retour de bâton qui évoque la parabole de la Mort dans les tableaux de Brueghel l’Ancien. Egalité factice bien sûr, puisque la misère ne disparaît pas derrière le virus, qui l’aggrave d’autant plus.

Sortir de la fiction semble donc impossible, ni même souhaitable si la vie reconstitue chaque fois une scène, des scènes, telles ou telles, de ses enjeux. Mais sortir de l’irréalité est en revanche l’injonction qu’il nous appartient toutes et tous d’honorer le plus possible. L’irréalité n’est pas la fiction, où les Démons ont encore leur place pour nous habiter ou nous défier, mais bien plus la déréalisation sur fond d’hyper-réalité érigée historiquement comme contrainte et surmoi surplombants. C’est un Dieu de carton pâte auquel nous avons à faire, dont le Conseil scientifique rassemble les Saints. Le Conseil de défense est là toutefois pour tempérer l’illusion et battre le rappel de la guerre, qui n’est pas sainte du tout, mais industrielle, managériale et sécuritaire. Ni tragédie, ni religion, on gère, avec la componction et le masque de croque mort de chez Roc Eclerc, avec le power point et les courbes.

Nous serions tenus de ne plus parler que du Covid, de ne plus nous soucier que d’éviter le Covid, de nous informer des chiffres quotidiens de la nécrologie gouvernementale, jusqu’à la nausée. Tout le reste devrait passer au second plan. Dans le régime de l’irréalité, nulle fiction possible, c’est-à-dire nul rapport au réel par lequel nous resaisissons nos vies, soustraites à l’horizon de la mort épidémique. Ce n’est plus la peur qui nous agite alors, mais l’urgence de reposer les pieds sur terre, laquelle est aussi mais pas seulement la terre de nos morts. La fiction est vitale, comme l’art peut l’être ou n’importe quel récit qui accroche et transforme un bout de réel. Une sorte de Qui vive, seule réplique au réductionnisme de l’arraisonnement biologique. Tandis que dans l’éthos esthétisé du spectacle, le Qui vive aujourd’hui est trop souvent identique au Qui meurt. Macron a beau jeu de reconnaître que le monde de la culture souffre le plus du confinement, et de le laisser crever à petit feu. Les « acteurs du monde culturel », tétanisés, ne savent absolument pas quoi lui opposer, leurs fictions sont en berne, quand elles ne sacrifient pas au change donné sur Internet. Elargissons le récit.

L’irréalité est peuplée de fantômes, agressifs, menaçants, assassins. Un train fantôme dont il faut sauter en marche pour le fuir. Car il se trouve toujours un comparse de wagon pour te dire « accroche-toi ferme à la barre mon pauvre, on n’est pas au bout de nos peines », et de crier comme goret à la prochaine épouvante. L’irréalité hante, angoisse, suffoque, empêche toute fiction, entrave tout récit qui engage un certain rapport au réel. Quel est donc notre récit, nous qui voudrions briser le joug de l’irréalité ? C’est une toute autre question que de savoir s’il faut avoir peur ou pas, une autre tâche que « se raconter des histoires » ou tenir un journal de confinement.

Par exemple. Un enseignant à l’université se retrouve contraint, bien malgré lui, au télé-enseignement, au « distantiel » dans le nouveau jargon ministériel. Si on ne s’en tient qu’au plan technique, il faut d’abord qu’il ait une bonne connexion, de même ses étudiants auxquels il fait cours. Rien d’évident, selon l’habitat, les aléas atmosphériques, les accidents sur les lignes, etc. Il faut le calme chez soi, pour garantir une bonne concentration. Mais d’emblée et avant toute négociation technique, il sait que l’enseignement à distance est la destruction de son métier, de tout ce qu’il aime - la présence réelle, physique et active des étudiants, l’échange, leur curiosité, la remise en cause constante de son rapport au savoir dont il serait détenteur (s’il ne dicte pas purement et simplement ses cours, comme le faisaient déjà certains de ses collègues qui sont très contents désormais de faire cours chez eux, enfin débarrassés de ces étudiants en trop).

Il se plie donc au jeu, contraint et forcé il enseigne sur Zoom (qui au passage se fait des couilles en or, et sert à l’administration pour contrôler la présence effective des étudiants et des enseignants lors des cours dispensés). Très vite il se trouve ridicule de parler à un écran, même s’il voit ses étudiants dans une tout petite vignette, qui eux-mêmes le voient. Mais parfois c’est à un écran noir qu’il parle. Il voit surtout que sur certains cours il a perdu un tiers de ses étudiants, qui ont décroché, disparus dans la nature. Il se désole encore de cette relation de déversoir d’un contenu de savoir dans un contenant, qu’il récusait justement de toutes ses forces jusque là. Il découvre au passage que dans la Haute Ecole d’Economie qui siège sur son campus, une application est exigée des étudiants qui permet à un dispositif de visualiser par caméra, lors des examens en ligne, tout l’environnement de la pièce dans laquelle ils ou elles se trouvent, de sorte qu’aucune fraude ne soit possible, ni livre ni ordinateur ouverts cachés ni complice recherchant les éléments de réponse à lui glisser en douce. Il se réjouit que dans sa discipline (le droit) ce ne soit pas encore le cas. S’il doit pratiquer des examens à distance, il a décidé d’autoriser les étudiants à avoir leurs cours sous les yeux, mais posera des questions qui les obligeront à réfléchir, exigeront une autre réponse que débiter son cours. Le b.a.-ba de tout enseignement en somme, contre l’horreur du flicage renforcé, mais toujours à distance mortelle d’avec les corps.

Teigneux, il se dit un moment que, tous les amphis de la fac étant vides puisqu’elle est fermée, il pourrait malgré tout avec les étudiants qui sont d’accord assurer ses cours en présentiel, en complétant à distance pour ceux qui refuseraient le déplacement. Il envisage de défendre la responsabilité mutuelle et collective engagée dans cette décision, car les cours « doivent » désormais avoir lieu malgré l’épidémie, selon les propres directives du ministère. Il propose naïvement son idée à l’administration qui lui répond que non, jusqu’à nouvel ordre aucun cours en présentiel n’aura lieu, le confinement est strict, de ce point de vue l’université n’a aucune autonomie, et de toute façon les amphis sont réservés… comme en temps ordinaire par les profs qui doivent le faire pour attester de l’effectivité de leur service. Et il vérifie qu’en effet son nom est inscrit à ses heures habituelles de cours dans les amphis ou salles qui sont pourtant vides dans le contexte.

Il tombe des nues devant cet argument absurde de l’administration, absurdité augmentée par les réponses de certains étudiants qui lui disaient que tout de même il y a un risque dans les couloirs et dans les amphis, dont la taille leur aurait permis de siéger à distance de 10 mètres les uns des autres. Lui donc n’avait pas peur et s’apprêtait à jouer un sauve qui peut le métier, certains étudiants étaient d’accord avec lui pour le suivre, d’autres non, craintifs.

Notre enseignant se retrouve maintenant cloîtré chez lui, avec une connexion fragile, et un sentiment de solitude totale. Le moral baisse de jour en jour. Où aller, que faire ? Les réunions de sa section dans laquelle il souhaite porter le pète se font aussi à distance, renforçant la difficulté d’y intervenir.

Un moment, il eut l’idée avec plusieurs collègues de convoquer les étudiants qui le voulaient bien dans des lieux hors les murs de la fac, une université parallèle pour enseigner en présence, la sienne ayant fermé avant le reconfinement, dès la fin septembre, en raison de « quelques cas » de Covid. Aucun lieu ne s’est offert pour cela, et depuis l’initiative n’a aucune chance d’aboutir, sauf à inviter les étudiants chez soi pour leur faire cours.… Qu’espérer pour lui ? Tenter le tout pour le tout, avec quelques collègues prendre d’assaut et occuper au moins un ou deux amphis et inviter les étudiants à les rejoindre ? Je vous laisse imaginer la suite en pareil cas. Ne comptera-t-on pas sur les doigts de la main celles et ceux qui auraient ou ont réussi cette tentative de résistance par l’occupation ?

Le sentiment qui domine alors n’est pas du tout la peur du Covid ni d’autrui comme vecteur de contamination, mais l’étouffement, un emprisonnement spécifique où l’on fait croire que technologiquement tout est possible, alors que rien ne l’est, tout est factice et voué à l’échec ou à de faux résultats, dans le mépris le plus complet des étudiants et de leur avenir. Ce n’est pas la peur d’autrui qui crie, mais le manque d’autrui. D’un coup de sang, il est monté à Paris, pour manifester devant la Sorbonne contre la loi de programmation pluriannuelle de la recherche. Cette loi abolit le Conseil national des universités, l’une des rares instances de décision où les pairs élus ont voix au chapitre, elle achève de précariser le statut des enseignants-chercheurs, et prévoit dans son volet répressif que quiconque - étudiant, enseignant ou personnel administratif participera à l’occupation de la fac en cas de mouvement de grève risquera jusqu’à 45 000E d’amende et 3 ans de prison. Ils étaient environ 400 manifestants à Paris. Redescendu dans sa province, il a rejoint une autre manif mardi où ils n’étaient guère plus. Il préfère ne rien en conclure.

Son amour profond pour sa compagne, l’affection qu’il porte à ses amis, son empathie pour autrui ne s’en trouvent pas détruits. Mais aucun de ces sentiments ne peut venir combler, consoler sa souffrance. Pas même le fait de savoir qu’elle semble partagée par des millions de gens. De Donatella Di Cesare, il a lu Un virus souverain. Il me lit les dernières lignes : « Il sera nécessaire de vivre avec ce virus, et avec d’autres peut-être. Ce qui signifie cohabiter avec le reste de la vie dans des milieux complexes, qui se superposent et se croisent, sous le signe d’une co-vulnérabilité redécouverte ». Il me dit que cette conclusion nous écarte fort heureusement de la peur, de la « phobocratie » au chapitre de laquelle il ne s’est pas reconnu en tant que sujet dans la description que l’auteur en fait, bien qu’il y reconnut sans mal la nature du pouvoir actuel. Et pour être vulnérable, « pas de problème, se dit-il, je le suis, comme beaucoup, mais par quelle magie la vulnérabilité nous confère-t-elle une force commune, a minima une forme de résistance passive ? ». Il mesure bien pourtant qu’il s’est passé quelque chose, que revenir à l’avant n’a aucun sens, mais que l’après, pour ne pas ressembler à l’avant mais en pire, doit être éprouvé sur un autre plan, dans l’instant introuvable, pour lui en tout cas.

Je livre ce récit d’une expérience véridique comme une énigme à résoudre hors de toute fascination pour le paysage de l’anéantissement. Bien sûr, on pourra toujours dire à cette âme en peine (pas plus pas moins en peine que dans d’autres professions) : arrête tout, abandonne cette institution universitaire pourrie, médiocre et livrée à son destin, qui ne fabrique plus que des petites mains techniciennes du capital, repaire de vieux mandarins et de jeunes loups convertis au management, cultive tes choux dans un potager partagé, et enseigne dans les champs ». On connaît cet autre récit, qu’on lui a d’ailleurs narré il y a peu. « Est-ce bien ainsi qu’ont décidé de vivre vos théoriciens les plus en vue », demandait-il ? « Pour avoir fui l’université, ne reviennent-ils pas par la bande vers l’institution pour animer à l’appui de leur renommée tel séminaire, diriger un programme de recherche, donner des conférences ? ». Refusant de les juger sur leurs formes de vie, de chercher à savoir si la vérité est dans la résistance interne ou dans la désertion, il cherche d’abord où rebondir, et comment sortir la tête hors de l’eau. Malgré mon insistance, il n’a pas eu le courage d’écrire sa situation, il doutait en vérité de l’acte d’écrire quand il ne nous reste plus que cela. Ce récit, il l’aurait pourtant raconté mieux que moi.

Patrick Condé

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