Devant l’Histoire, entrées et sorties de Benjamin Fondane

« On peut fusiller les actes : non la pensée »

paru dans lundimatin#161, le 16 octobre 2018

Ce monde est mort. Mais quoi ! l’homme est-il mort aussi ?

Victor Hugo,La Légende des Siècles, Vingtième Siècle,Bibliothèque de la Pléiade, 1950, p. 718

Sans doute, tout comme vous, mon cher lecteur, je m’accroche désespérément à l’intelligibilité de l’histoire ; tout comme vous, j’espère, alors même que je doute ; tout comme vous, je songe aux réformes utiles, aux grands moyens à employer. Mais l’atroce clameur du monde et ma propre angoisse exigent non pas seulement un avenir meilleur, mais aussi un passé réparé, non seulement des souffrances justifiées, mais encore essuyés, effacées – et non pas seulement guéries, mais comme n’ayant pas été.Il est impossible à l’Histoire, à la Raison de faire que ce qui a été n’ait pas été. A en croire les théologiens, à Dieu même cela serait impossible. Cela, avec ma raison d’homme, je le comprends, et très bien ; c’est à mon corps défendant qu’il faudra m’arracher aux prestiges de la Physique.

Benjamin Fondane, L’Homme devant l’Histoire ou le Bruit et la Fureur, Cahiers du Sud, 1939, XVIII, p. 441-454, Editions de l’Eclats, 2018, p .31

Les éditions de l’Éclat disposent d’une collection « philosophie imaginaire ». Est-il meilleur endroit où accueillir, en 2018, cette série de textes allant de 1913 à 1939 rassemblés sous le titre Devant l’Histoire,signés Benjamin Fondane ? Une courte et limpide présentation de Monique Jutrin donne le ton à ce volume qui compte moins de trois cent pages. Un post-scriptum de cette connaisseuse intime du poète juif roumain de langue française, né à Jassy en 1898, assassiné à Auschwitz en 1944, conclut l’ouvrage sur une note irrésignée. En couverture une photo prise par Fondane : un homme de dos, face à la mer, chapeau vissé sur la tête, légèrement penché. Une image, prise lors d’un voyage en Argentine, comme un auto-portrait du voyageur sur le départ. Un phare dans la tempête, une conscience libre au milieu des éclairs et des déluges de son époque ? Une étoile de mer scintillant dans le trou noir du Temps. A la veuve de Léon Chestov, son maître en philosophie privée, il écrivait :

Je ne cesse de penser à Léon Isacovitch ; combien de fois, prévoyant ce qui allait se passer, il m’avait dit : « moi, je ne verrai plus ça ; mais vous !... » Et, en effet, il n’a pas vu CA, et moi je l’ai vu, je vois encore, et n’en ai pas fini de voir ça. »(p.217)

Benjamin Wechsler, alias B. Fondoianu, alias Fondane, vivait à Paris depuis 1924. Il fut arrêté chez lui, au 6 rue Rollin, où il habitait avec sa femme, Geneviève, et sa sœur aînée, Lina, avant qu’ils soient tous deux déportés à Drancy d’abord, puis en Pologne, vers les camps de la mort. Ce n’est pas qu’il fût étonné du tour que prenaient les choses au sortir de la première Guerre Mondiale, non : on peut même affirmer qu’il s’attendait aux pires des catastrophes depuis longtemps déjà ; toute son œuvre en témoigne… Mais on est saisi de lire à quel point sa démarche d’écrivain se confond avec une manière d’être qui refuse autant les consolations esthétiques que les solutions politiques. Au mal qui ronge sa sinistre actualité, il répond par le cri, la révolte… la chanson. Notre présent tremble encore de sa voix aux accents d’antipodes.C’est toujours à nous qu’il parle. Et peut-être même de nous :le Mal des fantômes, une adresse à contretemps.

Recueil des poésies complètes qu’il faudra attendre quarante ans pour voir publiées à titre posthumes pour la première fois chez Plasma, grâce à Michel Carassou ; puis aux éditions Verdier avec une préface d’Henri Meschonnic. Mal de fantôme, fantôme de mal ? Ce titre, hommage à peine voilé au Prince Baudelaire et à ses fleurs vénéneuses, se fait ici dénonciation radicale de l’aliénation dont souffre l’existant à travers la modernité : négation de soi par soi qu’il s’agit s’exorciser. D’autres avant lui avaient nommé ce mal « fétichisme de la marchandise », mais pour Fondane, le spectre qui hante l’Europe n’est déjà plus celui du communisme. Quelque chose d’autre, de plus insaisissable, lutte sans repos contre un pouvoir d’oubli de l’homme par l’homme, serpent logé au cœur même de son être. Un genre de péché remontant au Jardin d’Eden ? Une chute entraînant avec elle tous les corps dans sa course ? Un penchant à se soumettre plus profond que toute libération vraie ? Dans ce mouvement de panique où plus aucune loi - ni divine, ni sociale- ne permet d’ordonner le tumulte, la pensée poétique se ressaisit avant tout par le cri, Benjamin Fondane écrit :

« Si le Juif, seul dans l’antiquité, a témoigné de la présence effective de Dieu, du moins pourra-t-il, dans le monde moderne, et contre le monde moderne, être seul à témoigner, avec la même angoisse, de l’absence de Dieu. » (p.197)

Quel était donc le rapport spécifique de cet homme inquiet et exalté, lucide et cinglant, à la fois clown et prophète, à sa propre judéité ? Ni religieux, ni athée, celui qui vécut dans la même rue que Descartes, non loin de la place de la Contrescarpe, à quatre cents ans d’écart, invente une antiméthode dans la pratique du doute. Sa rêverie est pugnace, ses critiques acerbes, son désespoir démesuré, en bref, sa pensée existentielle. Il faut dire que Pascal aussi habitat rue Rollin, et que Fondane a souvent revendiqué ce qu’il devait à cet inquiétant voisin. Si foi il y a, elle semble si mouvante, si bousculée, qu’on songe plus à un exercice d’autohypnose pour supporter les rigueurs d’un froid hivernal qu’à une confiance aveugle dans le cycle des saisons. Comme il l’écrit à Boris de Schloezer en janvier 1944, en marge de ses pressentiments sur l’après-guerre et l’emprise des communistes sur la vie intellectuelle : Il apprend à scier du bois pour le cas où la littérature ne pourrait plus le nourrir.(p.219) Pourtant, on sent bien qu’il y eut, à une heure incertaine, entre chien et loup, pari sur l’absolu, risque souverain de tout miser. Il y eut résistance, mais non La Résistance, comme le note Monique Jutrin à la suite d’un entretien avec Jean Lescure :Avant tout, il défendait « le transcendant, l’outre, le plus-outre, le par-delà. Et les conduites qui le visent, le défi. »(p.218) 

Plongé dans un quotidien devenu son bien le plus précieux, il nage dans les eaux profondes parmi les trésors engloutis des civilisations et les rares rayons d’un visage ami. Ses vers forment d’impérissables échos dont se nourrissent nos angoisses. Son attitude énigmatique, lointaine, et pourtant fraternelle, immédiate, il nous revient d’en partager l’expérience à chaque nouvelle lecture. Les écrits ici organisés chronologiquement, en offrent un riche aperçu. Devant l’Histoire, comme une manière de déchiffrer les signes, les rythmes et les vibrations secrètes d’une mémoire sans cesse bouleversante : au plus près de son invulnérable vérité ?

Que si on lui interdit le forum, on ne peut lui interdire les catacombes ; que si on peut lui enlever les emplois fructueux, on ne peut lui enlever le « martyre » ; on peut fusiller les actes : non la pensée.(p.190)

Elias Preszow

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :