La droite maréchaliste et Gramsci

A propos de vessies et de lanternes
Jérémy Rubenstein

paru dans lundimatin#267, le 18 décembre 2020

Mme Maréchal-Le Pen aime à dire qu’elle s’inspire du célèbre secrétaire général du Parti Communiste d’Italie, Antonio Gramsci qui a passé bonne partie de sa vie dans les geôles de Mussolini. Cela n’est guère surprenant, dans la mesure où depuis quelques années des politiciens des plus variés font de même par un effet de mode focalisé sur quelques termes –effectivement très parlant aujourd’hui- extraits du vocabulaire de Gramsci (“bataille culturelle” et “hégémonie” surtout).

Néanmoins, s’agissant de Mme Maréchal-Le Pen le cas est un petit peu plus intéressant car elle reproduit une rhétorique parfaitement identifiable, provenant du monde militaire, que Gabriel Périès a nommé la “stratégie de la fausse citation” [1].

Le chercheur, spécialiste en doctrine de contre-insurrection, avait démontré que nombre d’officiers qui citaient sans cesse des théoriciens marxistes, de Lénine à Mao en passant par Trotski ou Giap, en réalité inventaient de toute pièce des citations afin de démontrer leurs propos. Le couple historien Marie-Catherine et Paul Villatoux, spécialiste du même domaine, rapporte aussi une anecdote éclairante à ce propos. Un autre chercheur, Pierre Dabezies, s’était rendu à la bibliothèque du Centre Militaire d’Information et de Spécialisation pour l’Outre-mer, véritable épicentre idéologique de la contre-insurrection, qui a été dirigé par Charles Lacheroy père fondateur de la doctrine française. Celui-ci est longtemps apparu comme un grand lecteur de Mao, dont il aurait simplement renversé la doctrine afin de la combattre. Or, en ouvrant les œuvres complètes du Grand Timonier, Dabezies se rend compte qu’après “la page 50 du 1er volume les pages avaient cessé d’être coupées”. D’ailleurs, à la fin de sa vie, Lacheroy ne se cachait plus de n’avoir que très peu lu les lectures qu’il se prêtait auparavant.

Le parallèle avec Maréchal-Le Pen est d’autant plus pertinent que ses véritables références ne sont pas à chercher du côté de Gramsci mais, précisément, parmi les théoriciens de la guerre psychologique, soit Lacheroy et ses émules (Roger Trinquier pour ne citer que le plus célèbre). Le vocabulaire qu’elle utilise ne laisse pas beaucoup de place au doute sur ce point. Par exemple, il y a quelques mois, face à l’élan de solidarité mondiale qui a suivi l’assassinat de Georges Floyd, Maréchal-Le Pen appelait à un “réarmement psychologique”. L’expression renvoie à la fois à la “guerre psychologique” et au “réarmement moral”. Le “moral” est une obsession militaire qui précède de très loin [2] le concept de “guerre psychologique” qui surgit dans l’entre-guerre. L’expression complète -“réarmement moral” donc- renvoie, pour sa part, à une organisation fondée par un pasteur étatsunien, Franck Buchman (1878-1961), qui prônait des méthodes de réconciliation entre des personnes ou des partis, devant commencer par des séances d’autocritique. La fondation, largement infiltrée par la CIA, a joué un rôle important durant la Guerre Froide, ainsi que, par exemple, dans le “réarmement moral” des élites camerounaises choisies par l’administration coloniale française [3]. Son établissement principal en Europe, un luxueux hôtel en Suisse, a aussi reçu nombre d’officiers durant les années 1950 qui vont par la suite grossir les rangs des soldats de la guerre psychologique en Algérie ou au Cameroun.

Qu’a donc à voir Gramsci avec tout ça ? Rien, justement [4]. Mais on peut tout de même remarquer que les Français fascisants qui se l’approprient, avec les méthodes intellectuellement précaires que nous avons vu, le font avec plus de trente ans de retard sur leurs homologues argentins. Par exemple, l’un des chefs des soulèvements militaires des années 80, puis fondateur d’un parti d’extrême-droite dans les années 90, Aldo Rico expliquait, le rejet populaire des militaires (sorte de “tout le monde déteste la soldatesque” principalement motivé par leurs crimes durant la dernière dictature de 1976-1983), en 1989 ainsi : “Les subversifs ont échoué avec la guerre armée, alors ils ont fait un pas en arrière et ont modifié leur stratégie. En suivant Gramsci, ils sont allés changer ce qu’ils appellent la superstructure. [...ils se sont dit] Faisons penser tout le monde comme des marxistes et le pouvoir nous reviendra de fait. Laissons la voie armée, allons sur la voie culturelle.” [5]

Quoiqu’il en soit, entre le maréchalisme traditionnel, pour lequel moral et propagande n’avaient aucun secret, et le grand-père, compagnon de route des soldats de la guerre psychologique, Mme Maréchal-Le Pen avait largement où puiser des sources d’inspiration parmi les siens. Mais, il est vrai, quand la droite maréchaliste en vient à se croire résistante, le fake n’est plus une news, il en devient une forme de penser.

Jérémy Rubenstein

[1Gabriel Périès, « Stratégie de la fausse citation dans le discours de la doctrine de “guerre révolutionnaire” », dans Laurent Henninger (dir.), Histoire militaire et sciences humaines, Complexe, Bruxelles, 1999

[2Il serait à peu près impossible de retracer l’histoire de son usage, mais probablement cela donnerait un “depuis l’Antiquité à nos jours”.

[3Thomas Deltombe, Manuel Domergue et Jacob Tatsitsa, Kamerun ! Une guerre cachée aux origines de la Françafrique (1948-1971), La Découverte, Paris, 2011

[4Pour se faire une idée de ce que dit, réellement cette fois, l’œuvre de Gramsci ou les usages que l’on peut lui donner, je renvoie aux ateliers-podcast “LaDettePubliqueC’estMal” de Sandra Lucbert https://blog.mondediplo.net/feuilletonner-la-guerre-de-position

[5La connaissance de Gramsci s’explique en Argentine par la très grande influence italienne dans le pays. Toute la gauche intellectuelle locale connaît l’auteur italien, si bien que ses tortionnaires –supposément des spécialistes en renseignement- se doivent de le connaître aussi. Encore une fois, là (à gauche) où l’auteur provoque de nombreuses réflexions souvent contradictoires –preuve de sa fertilité-, à la droite il ne se résume qu’à un tacticien de la prise du pouvoir. Accessoirement, cela explique, pour eux, que les militaires aient “militairement gagné la guerre contre la subversion, mais politiquement perdu” comme ils aiment à le répéter (exactement de la même manière que les militaires français –et pas que- conçoivent la guerre d’Algérie). Ils oublient ainsi au passage que, en tant que spécialistes de guerre contre-insurrectionnelle, ils ne peuvent distinguer les deux, ils sont précisément ceux parmi les militaires qui brouillent et confondent totalement les domaines civils et militaires, si bien que dans leur propre logique le slogan n’a strictement aucun sens.

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