L’odeur des merguez

Maria Kakogianni

paru dans lundimatin#336, le 30 avril 2022

1er mai 2002, manifestation à Paris, place de la République. Jeune étudiante étrangère, c’est ma première manifestation de 1er mai dans ce qui est en train de devenir pour moi, mon nouveau pays d’accueil, la France. Jusqu’à ce moment-là, les manifestations de 1er mai que j’ai connu ne ressemblent pas du tout à « ça ». Il y a le côté merguez, parcours bien rangé sous les drapeaux, les ballons, l’allure de fête foraine et les gros enceintes… c’est un choc. Je ne sens pas la pulsation sur les veines de la ville.

« Motivé, Motivé, il faut rester motivé
Motivé, motivé, il faut se motiver
Motivé, motivé,
soyons motivés »

Le refrain qui monte des enceintes blesse mes oreilles. L’odeur des merguez et les canettes de coca-cola peaufinent le tableau. J’essaie de lire des pancartes, cueillir des graffitis, rassembler tout un tas de papiers qui me tombent sous la main. Des énoncés, des énoncés ! Sinon j’étouffe. Et puis, j’aurai bien aimé trouver quelque chose d’intelligent à me raconter, sur ce qui est arrivé au « mouvement ouvrier ». Mais il n’y a rien qui m’effleure.

Le « barrage républicain » est sûr de sa victoire. D’ici quelques jours, on vote ici. Chirac contre Jean-Marie Le Pen. La social-démocratie vient de s’essuyer une de ses claques mémorables. Longtemps sous perfusion, en France comme ailleurs, on sent que le patient ne s’en sortira pas cette fois. Les plus optimistes pensent que la « gauche » aura enfin sa chance, la chance de se recomposer. Les luttes sociales aussi. On a fini avec cette imposture pour de bon. Place au vrai.

Place de la République, sur une petite rue, je croise quelques camions de CRS stationnés. Les forces de l’ordre restent discrètes. Le chantage n’est pas encore ressenti comme un chantage. On « sait » que Chirac va passer. Après la manif, on prend le métro ensemble avec quelques ami.e.s. Parmi nous, très peux parlent bien le français.

Sur les quais, et dans les wagons du rail, je cherche encore des signes. Cela donne toujours une impression assez exacte d’un « moment » politique : enquêter dans le métro après la manifestation : regarder comment les gens qui vont au boulot, se préparent pour aller faire des courses, écoutent dans leur écouteurs en récitant leurs obligations pour le lendemain, se mélangent avec ceux et celles qui reviennent d’une manif. Pas un geste déplacé, pas une friction. La journée est ensoleillée. Ce qui est rare à Paris, je suis en train de l’apprendre. La journée est ensoleillée mais elle n’est pas belle. A la limite, j’aurais trouvé un temps pluvieux plus adéquat. Dans le monde souterrain du métro, l’apparence calme règne. On remonte à la surface. J’ai quand même appris une nouvelle chanson, apparemment un « classique » ici.

« Tout est à nous. Rien n’est à eux. Tout ce qu’ils ont, il l’ont volé.
Partage de travail ! Partage de richesses ! Ou alors ça va péter !  »

Evidemment, je n’y crois pas. Que « ça va péter ». Qu’on est proche à quelque chose de ce type. Quelques années plus tard, au moment des mouvements des places un peu partout dans le monde, comme d’autres j’y ai cru un peu. J’ai fais l’effort d’y croire en tout cas, et ne pas laisser les autres croire à ma place. Mais là j’ai juste envie de casser un peu ma voix. Cela doit me faire mal au cœur de rentrer à la maison après une manifestation sans avoir la voix cassée. Je donne le ton, chose que je ne fais jamais, les amis reprennent fort avec moi. Voilà quelques jeunes naïfs sur un boulevard haussmannien qui chantent. La journée est ensoleillée mais j’ai plutôt envie de rentrer.

Cela fait plus de 20 ans que j’habite en France. Aujourd’hui, je ne suis plus une jeune étudiante étrangère et je n’habite plus en métropole. Aujourd’hui, dans ma boite mail, je reçois un message d’un Directeur Général des Services à l’Université : « Depuis mercredi, dans le contexte de l’entre-deux tours des élections présidentielles et des préoccupations relatives à l’accueil des étudiants venant d’Ukraine, des mouvements étudiants ont lieu avec des occupations de campus, notamment à La Sorbonne, Paris Sciences et Lettres, Sciences Po et Paris 8. Nous devons rester collectivement vigilants dans cette période de tension, afin de maintenir le fonctionnement de l’établissement (…) A cette fin, nous proposons des mesures de prévention qui pourront être renforcées en fonction de l’évolution de la situation. (…) Si la situation devenait potentiellement plus difficile à maîtriser, il pourrait être décidé de restreindre les accès aux sites et de basculer les enseignements en distanciel, voire de fermer certains bâtiments si nécessaire. Dans la mesure du possible, l’accès aux bibliothèques et l’organisation des examens sur sites seront préservés. » [1]

On est encore dans l’entre-deux-tours d’une élection présidentielle opposant une droite se présentant comme « extrême centre » et une extrême droite se présentant comme « modérée » par rapport à d’autres extrêmes droites qu’on a sciemment laissé occuper le terrain médiatique tout au long de la campagne. L’odeur des merguez semble loin.

Toutes les mesures qui ont été appliquées pour nous « protéger » de la pandémie forment maintenant une artillerie de maintient de l’ordre. Bien rodée et immédiatement disponible. Une plaie. Dans la Macronie de ces dernières années, il est devenu possible, et de plus en plus ordinaire, de mutiler des manifestants avec des armes non-létales. Il est devenu possible de faire la « chasse aux sorcières » dans l’Université. De verrouiller les média et le monde de l’édition avec une grande OPA [2]. Il est devenu possible de pousser le personnel soignant à l’abandon de poste… la liste est longue.

Aujourd’hui, le chantage ressemble à un électrochoc. Encore un. Les souris dans le laboratoire y semblent habitués. Au début, on leur donnait de la nourriture comme récompense, pour accepter les électrochocs. Mais une fois habituées, on a enlevé la récompense, et ils « marchent tous seuls » vers l’électrochoc. Quelqu’un aurait dit que c’est là, la fonction de l’idéologie. A savoir que les sujets « marchent tous seuls ». Louis Althusser – qui enseignait la « lutte des classes dans la théorie » à l’Ecole Normale Supérieure et avait raté ce qui s’est passé dans les rues de ce mois de mai 1968 – avait avancé l’hypothèse des Appareils Idéologiques d’Etat qui assurent la reproduction du système [3]. L’Ecole avait une place importante. Aujourd’hui, à l’heure où l’Université se prépare de passer en « distanciel » pour maîtriser tout soupçon de protestation étudiante, on voit bien qu’au besoin, il peut très bien se transformer en appareil répressif sans passer par « l’idéologie ». De même que les Appareils (post-)Idéologiques de Marché que sont les grands media et les réseaux sociaux ont moins besoin d’opérer par la censure et l’interdit (même s’ils le font quand cela gène), en dictant la « ligne » qui devrait être suivie. Leur job, c’est une espèce d’anesthésie par l’excès, la multiplication des débordements obscènes, des propos ouvertement racistes, misogynes, des « coups de gueule » contre ceci ou cela, des images qui font mal et blaisent le sensible, jusqu’à cet endroit où cela amène à l’insensible : l’anesthésie à coup des chocs répétés… « Les singularités exceptionnelles et l’isoloir, ça va très bien ensemble » [4]. Leur job, c’est de cultiver de manière maniaque l’injonction d’exprimer « sa singularité », le « moi-je et mon selfie  », et la boulimie d’ingérer toute sorte d’avis, d’informations, de savoirs, dans un huis-clos bien serré.

Nourrir la bête. Cela fait des années que les Appareils (post-)Idéologiques de Marché nourrissent la bête fascistoïde. Il n’y a que les luttes populaires qui peuvent la mettre au régime. L’invention active des formes de « nous » respirables. Faire le pari de l’intelligence collective, chaque fois et partout où il est possible de relancer les dés. La lutte des mal classés.

Retour vers le futur.

1er mai 2022, on saura alors le résultat du deuxième tour. Le stagiaire de Mc Kinsey a gagné contre l’héritière fasciste. Bientôt, il y a aura un troisième tour, celui des législatifs, et la perspective de lui aménager au moins une cohabitation. En mathématiques, il est possible que d’une proposition fausse résulte une proposition vraie. Oui du vrai peut se déduire du faux. Alors à quand un quatrième tour ? Et un cinquième, et un sixième, et un septième… Comment enflammer le calendrier de l’ordre et déterminer les conditions de possibilité pour leur jouer des mauvais tours ?

Les souris n’ont pas besoin de conseil de vote. Les souris n’ont pas besoin de retrouver l’odeur des merguez. Les souris savent que sur le sol européen il y a des politiques assassines envers les réfugiées, chaque jour, depuis des années. Et que « ça », ce ne sont pas juste des images ni une information à ranger dans le tiroir de la vie quotidienne qui a déjà son lot de souffrance. Des mots et des actes. A chacun et à chacune de trouver où et comment

…des souris dansent.

Maria Kakogianni

[1Note de service 15 avril 2022, Université Paris 7.

[2Le 14 avril 2022, Vivendi, la filiale du groupe Bolloré, a lancé son OPA sur l’ensemble des actions Lagardère. Le premier est propriétaire d’Editis et possède déjà les éditions Plon, Presses de la Cité, Belfond, 10/18, Robert Laffont, Julliard, La Découverte, et d’autres ; le second est propriétaire d’Hachette et possède déjà Fayard, Stock, Grasset, Hatier, Larousse, Calmann-Lévy, Le Livre de poche, et d’autres. https://blogs.mediapart.fr/editionsducommun/blog/140422/pourquoi-lopa-de-bollore-nous-concerne-tous-et-toutes-0?fbclid=IwAR2Z3nEILTZYSFNBFwpQT4ObLFhMiVrPLCTlzNb-oxYeDck4KP6T0y8_an0

[3Louis Althusser, « Appareils Idéologiques d’Etat », in : Sur la reproduction, PUF, 2011.

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