La désintégration européenne - Jacques Fradin

« Une guerre acharnée entre les forces communistes et les forces fascistes ne fait que recommencer. Toujours une boucle temporelle mode 1930. »

Jacques Fradin - paru dans lundimatin#250, le 29 juillet 2020

Ce texte est un complément et une amélioration du post-scriptum au Rêve épidémique (lundimatin 250 du 23 juillet 2020) ; post-scriptum écrit dans l’urgence d’un commentaire un peu précipité – l’état d’urgence – des mystifications de la propagande européenne (mensonges repris, en particulier, dans l’intervention de Macron du 21 juillet 2020).

La crise financière monétaire économique de la zone euro (après 2010) a été le prolongement et l’amplification, par incompétence ou par dogmatisme, de la crise mondiale (d’origine américaine) de 2008. Amplification due à l’incapacité ou le dogmatisme des dirigeants européens, Conseil européen, Euro Groupe, à s’accorder sur une nécessaire solidarité européenne ; autant que l’Union européenne n’est pas un simple terme mensonger [1]. L’ordre économique européen, c’est-à-dire le véritable sens, qui est exclusivement économique (le grand marché de concurrence des systèmes), de la constitution européenne ordo-libérale à l’allemande (la fameuse Union), excluant par construction une telle solidarité (interdite).
Le fameux conflit de théâtre (relire le post-scriptum) entre les fourmis et les cigales s’étant manifesté par la crise grecque (la première déchéance européenne, l’ignominie initiale) et se répète comme forme de base de la crise européenne.

Nous l’avons dit (toujours le post-scriptum) le conflit fourmis cigales cache une volonté doctrinaire (ou dogmatique, d’essence religieuse) ou une incapacité constituante d’envisager l’union autrement que comme un grand marché unifié (de compétition des systèmes ou des nations composantes), cache un projet ordo-libéral ; c’est cette paralysie doctrinaire qui se retrouve aujourd’hui dans le fameux plan de relance, dérisoire comme nous allons le voir.
On peut, du reste, juger la profondeur des désaccords (et de la compétition entre les nations composant l’Europe), ainsi que la profondeur de la crise, par l’immensité écrasante des applaudissements de propagande.
Pom pom girls (les journalistes), supporters (les marcheurs au pas de l’oie), comités d’acclamation (le monde politique derrière Hollande), tous se déchaînent en proportion inverse du ridicule des (dés)accords.
Bien sûr, de telles acclamations dithyrambiques et de propagande sont là pour recréer de l’espoir, mais de l’espoir imaginaire qui a besoin de chants et d’enchantements.
Et, à un moment donné, l’espoir frelaté se retourne en dépression, en obscurité (dont profitent « les forces obscures »). Chacun sait, désormais (depuis la crise grecque prototypique), que des années d’austérité aggravée pour les populations et de « socialisme » pour les riches (grâces soient rendues à la Banque Centrale Européenne) suivent nécessairement les liturgies entraînantes.

Le fameux fonds de relance, initialement prévu, de 750 milliards a été, finalement, dépecé et démembré. Et ce plan, déjà insuffisant dès les annonces, a été ramené à des réalisations ridicules.
Masquant la tristesse prévisible, les pom pom girls européennes ont multiplié les annonces mirifiques : « un saut vers une véritable intégration, un moment hamiltonien, enfin les dirigeants européens ont trouvé le bon chemin… ».
Ces déclarations de pure propagande doivent se lire comme une inversion mensongère d’une réalité déplorable. Toujours bien distinguer « l’Europe réellement existante » de « l’Europe rêvée » ! Toujours le modèle de la Russie soviétique qui hante l’Europe : nous sommes toujours en 1930, avec des boucles temporelles !

Car ce fameux fonds pose deux problèmes :

1 – sa taille, incroyablement sous dimensionnée, relativement à l’importance de la crise attendue (mais c’est comme en 2010) ;

2 – le mensonge qu’il porte, celui de l’espoir d’intégration ou de solidarité.

Il semblait (il pouvait sembler) que les dirigeants européens avaient reconnu la nécessité de générer une dette commune « fédérale », le fameux moment hamiltonien. Nécessité de générer une dette commune (et des emprunts fédérés) comme ciment nécessaire pour renforcer une union monétaire défaillante, n’impliquant aucune solidarité (les banques ne donnent qu’aux riches).

Au début, des débats, était imaginé un paquet de 750 milliards qui serait emprunté conjointement par tous les États, ainsi fédérés (à l’américaine) ; paquet fédéral ensuite distribué en fonction et en proportion des besoins de chaque État, et donc distribué prioritairement à l’Italie, à l’Espagne et à la Grèce (retour à 2015).
Ce qui semblait une nécessité pour conforter l’Union a été obstinément refusé par les fameuses fourmis ; qui se sont érigées en défenseurs de l’esprit ordolibéral (de la constitution économique européenne), la concurrence, toujours la concurrence, rien que de la concurrence, refus de toute solidarité (qui est une distorsion de concurrence).
Les Bataves solidaires des Ritals ! Quelle stupidité !

Finalement le résultat des tractations et des compromis a été un nouveau pas vers la désintégration (après ceux de 2010 et de 2015) [2].

Le mouvement régulier qui s’opère depuis 2010 est renforcé : le mouvement de l’explosion centrifuge (et comme en 1930 pour l’Allemagne de Weimar, la question est de savoir qui ramassera les morceaux).

A – Au niveau des montants, et après compromis, les fameux 750 milliards de la propagande enthousiaste ont fondu comme neige en juillet de canicule.
Ce fonds, du reste, cachait le véritable problème (l’éléphant dans le couloir, Varoufakis), celui du maintien puis du renforcement anticipable (en 2021, 2022, etc.) de l’austérité (pour ramener les budgets à l’équilibre, en tenant compte des charges nouvelles d’emprunt).
En 2020, le revenu européen devrait chuter de 10% en moyenne (moyenne qui cache justement les lourdes disparités que l’Union refuse de compenser) ; entraînant un déficit budgétaire d’au moins 10% (et plus pour les pays comme l’Italie ou l’Espagne).
Bien entendu une telle baisse de revenu ou une telle augmentation des déficits n’est pas un problème réel : c’est un problème pendable dans le cadre ordolibéral du carcan européen (cadre construit pour combattre « le socialisme keynésien »).
La détermination de l’Euro Groupe (dès juin 2020) à obliger les États à éliminer leurs déficits, ou les ramener à presque zéro dès 2021, est bien plus importante que le « deal » de propagande de fin juillet 2020.
La décision de l’Euro Groupe du 11 juin 2020 est beaucoup plus cruciale que le compromis ridicule du 20 juillet, compromis vendu comme un triomphe européen (ce n’est qu’une farce, un enfumage, un camouflage des intentions les plus réactionnaires).
Même si la récupération naissante permet d’abaisser le niveau des déficits prévus, disons à 9% de déficit, au lieu des 10% prévus, il faudra, quand même, imposer un choc austéritaire de 9%, une coupe sanglante des budgets sociaux, sanitaires, éducatifs, etc., pour arriver à l’équilibre dès 2021 ou, après de nouveaux compromis, en 2022, si rien de fâcheux ne se passe.

Étant donné que les fourmis, l’Allemagne en tête, sont les défenseurs acharnés de l’ordolibéralisme (et de la concurrence des systèmes) et s’accrochent au principe religieux de l’équilibre budgétaire, c’est toute l’Europe, de nouveau et de plus en plus, qui verra une intensification de l’austérité, aggravant la récession rampante (qui est de doctrine et fait de l’Europe le grand malade de l’économie mondiale).

B – Ce fonds (qui a fondu) est devenu si malingre et si piteux qu’il faudrait, pour initier une véritable relance, que les États, séparément et hors de toute initiative européenne, impulsent un choc budgétaire énorme (voir celui des États-Unis) et donc un choc fiscal (puisqu’il est interdit aux États de financer leurs déficits par émission monétaire – la zone euro correspond à la suppression des banques centrales nationales, voir le contre-exemple britannique), c’est-à-dire finalement un choc « renationalisé » si important que l’Europe volerait instantanément en éclat.
Mais quel État, partie prenante à la réaction européenne, osera affirmer son niveau de déficit (revoir le cas grec, encore une fois, et le contournement du référendum).

L’austérité est, donc, plus que jamais, au programme : d’abord le déficit, puis l’équilibre et la résorption du déficit, puis la récession aggravée (toujours l’ordolibéralisme ou l’intégrisme naturaliste chrétien comme fondement de la dépression systémique de l’Europe).
Le niveau du plan de relance est ridicule devant les besoins des États.
Reprenons l’analyse du fonds, tel que finalement raboté après compromis.
Ne parlons pas des emprunts et, donc, des dettes, puisque ces dettes ne sont pas créatrices, ce ne sont que des décalages temporels (relire le texte parent, Rêve épidémique, le post-scriptum)
Concentrons-nous exclusivement sur les (si fameuses) subventions.

Prenons le cas de l’Italie (analogue du cas grec de 2015). À l’Italie a été affecté 80 milliards : ridicule ! Mais comme chaque État doit prendre une part à son compte de la nouvelle dette européenne, la subvention nette n’a rien à voir avec la subvention proclamée (et déjà si ridicule).
L’Italie doit prendre à son compte 13% de la dette totale, soit environ 50 milliards ; la subvention nette dégringole alors de 80 milliards à 30 milliards (tout à fait stupide).
Comparé à une prévision d’austérité future de 9 à 10% du revenu, autour de 150 milliards (pour équilibrer les budgets) cela semble tout simplement une plaisanterie ; plaisanterie (sinistre) montée comme un gigantesque succès !

C – Les conditions de l’accord (« deal ») ne peuvent que renforcer le rêve des eurosceptiques de voir l’Europe exploser en vol. Comparons alors l’organisation de l’Europe à celle de la France.

Lorsqu’une récession frappe la France, le déficit budgétaire augmente automatiquement ; mais, immanquablement, la récession se déploie de manière inégale entre les régions, dévoilant et accentuant les disparités régionales. Il revient à l’État de compenser ces distorsions [3].

Un tel mécanisme de solidarité n’existe pas en Europe ; l’Europe n’existe pas, ce n’est qu’un marché ouvert (nous avons beaucoup insisté sur l’absence d’union fiscale et sur le dumping fiscal, qui est constitutif de l’Europe ordolibérale sans solidarité et construite contre toute idée « socialiste »). Imaginons, alors, l’horreur pure (en cours de développement) :

L’État français refuse de réduire les inégalités entre régions, au nom de la concurrence non faussée, disons l’inégalité entre des zones rurales, comme la Franche Comté ou l’Auvergne, et la Région Parisienne, la métropole de concentration. Alors la France serait menacée d’explosion, depuis les mouvements de paysans jusqu’à celui des gilets jaunes – la détestation du « parigot » ne ferait que croître. Eh bien, une telle chose, la compensation des inégalités régionales (compensation à la base des unifications nationales) n’existe pas en Europe, par constitution.
Aucune mesure de compensation n’a été actée par le fameux plan de relance, qui maintient ou accroît les divisions (toujours le cas grec).
C’est comme si ce plan avait été imaginé, designed, par les plus rusés des eurosceptiques. Mais l’Allemagne veut-elle vraiment une Europe autre qu’un débouché ouvert, libre, pour ses produits ?
Autrement dit, l’Europe n’étant qu’une zone de libre-échange favorisée par une monnaie de compte commune, pourquoi gloser sur un plan de relance « européen », plan exclu par construction (et dont le principe constitutionnel d’une telle exclusion est défendu par les fameuses fourmis, très légalistes).

Et comme si cela ne suffisait pas, le « deal » a donné le droit, à chaque gouvernement national, de bloquer les subventions (si malingres).
Chaque gouvernement se voit attribuer un droit de surveillance sur les actions budgétaires (ou des dépenses publiques) et économiques de tous les autres.
La Troïka, poussée par la porte officielle, revient par la fenêtre secrète du « deal ».
Des récriminations infinies sont donc prévisibles (tout ce qui plombe la soi-disant Union). Les Bataves fustigeront de nouveau les Ritals, « trop sociaux ». Et les Ritals rétorqueront en décrivant les Bataves comme des « passagers clandestins » qui profitent du dumping fiscal (ou de leur position de paradis fiscal) pour ne pas contribuer.

Imaginons l’ambiance. Celle que nous connaissons en fait (et qui a conduit au Brexit).

Les optimistes invétérés clameront cependant qu’en dépit de l’insignifiance macroéconomique du plan, qu’en dépit de l’horreur de l’absence de tout mécanisme de redistribution (guerre au socialisme et mort aux Grecs), une nouvelle dette « fédérale » est créée ; et que cette création, si limitée soit-elle, constitue un (petit) pas fondamental vers plus de solidarité future (pour une Europe rêvée). Prévoyons plutôt que ce plan est une véritable chance pour tous les eurosceptiques et pour tous ceux qui voient dans l’explosion de l’Europe le meilleur présage d’avenir [4].

Mais comme nous l’avons dit, cette explosion prévisible (à force de mensonges et de renforcement autoritaire du despotisme économique) implique une « concurrence » entre ceux qui peuvent bénéficier de la désintégration centrifuge.

Une guerre acharnée entre les forces communistes et les forces fascistes ne fait que recommencer. Toujours une boucle temporelle mode 1930.

[1Sur cette question de la structure ordo-libérale, paralysante et dépressive austéritaire, de l’Europe ne renvoyons qu’à quelques ouvrages (en plus de ceux cités dans le post-scriptum) :
Pour commencer par l’ordo-libéralisme allemand qu’il est essentiel de méditer :

The Birth of Austerity, German Ordo Liberalism and Contemporary Neoliberalism, edited By Thomas Biebricher and Frieder Vogelmann, 2017.

Il est important de voir que la doctrine politique (économique) de l’Europe, l’ordolibéralisme allemand, est ancienne ; elle naît vers 1930, dans la période contre-révolutionnaire de la République de Weimar où se joue une concurrence entre les conservateurs réactionnaires et les nazis (qui finiront par l’emporter). La doctrine ordolibérale est élaborée pour contrer le socialisme (ou le communisme) et se présente comme la doctrine d’un État fort (policier, sécuritaire) au service de l’économie (ce que l’on nommera par la suite néolibéralisme). Les ordolibéraux réactionnaires de l’Allemagne de 1930 se feront doubler par les nazis (pour la doctrine de l’État fort – mais les nazis importeront le « socialisme » de la planification, en rejetant les thèses ordolibérales du marché libéré) ; la fameuse « erreur de calcul » des réactionnaires allemands. Néanmoins, les uns, ordolibéraux, et les autres, nazis, partagent la même idée d’un État autoritaire (au service de l’économie, de marché ou planifiée), font partie d’un même ensemble conservateur réactionnaire de « la révolution conservatrice ».

En témoigne Alfred Müller-Armack qui, tout en étant un doctrinaire essentiel de l’ordolibéralisme n’en soutiendra pas moins les nazis (dans leur lutte contre le communisme) ; ce doctrinaire de l’ordolibéralisme sera coopté, après-guerre, dans l’Allemagne fédérale, zone d’occupation américaine, comme l’un des penseurs de la reconstruction allemande (avec la nouvelle constitution économique, matrice de la construction européenne sous impulsion américaine).

Comme chacun le sait l’Allemagne fédérale a été (et est toujours) le repère des conservateurs réactionnaires : la CDU étant l’héritière des conservateurs contre-révolutionnaires de 1930 (qui ont fini par ingérer le nazisme, sous couverture américaine, toujours – renvoyons aux dénonciations de gauche, des années 1960-1970, dénonciation du maintien de l’héritage nazi, exactement contre-révolutionnaire réactionnaire (chrétien), dans l’Allemagne fédérale – relire tous les textes de la RAF et autres écrits de gauche, dont ceux d’Adorno).

Alfred Müller-Armack, Staatsidea und Wirtschaftsordnung im neuen Reich, 1933.

Pour l’analyse actuelle de l‘Europe sous hégémonie allemande (de droite) :

Costas Lapavitsas, Crisis in the Euro Zone, 2012 ;

Bruno Odent, Le modèle allemande, une imposture, 2013 ;

Joseph Stiglitz, L’Euro, comment la monnaie unique menace l’avenir de l’Europe, 2016.

[2Dans le texte parent, Rêve épidémique et post-scriptum, nous avons tenté de montrer que cette désintégration était compensée par un accroissement de la coercition sécuritaire. Double mouvement (désintégration = compétition et renforcement autoritaire du pouvoir étatique) qui est la base même de l’ordolibéralisme (ce qui le rend difficilement séparable du fascisme ou rend ces deux options dogmatiques si proches).

[3Disons que l’ordre économique national traditionnel impose de corriger les distorsions locales. Mais l’hégémonie ordolibérale européenne, et son rejet de toute solidarité, pénètre les États nationaux. On assiste alors au déploiement de la concurrence intra-nationale et inter-régionale ; des régions sont abandonnées, au prétexte de ne pas « fausser la concurrence » ; la concentration métropolitaine s’accroît.

Mais ce schéma européen, transposé à l’échelle nationale, suscite la révolte et le rejet (la révolte des gilets jaunes peut être lue comme un rejet violent des règles ordolibérales de la concurrence sans limite).

[4Raul Zibechi, Disperser le Pouvoir, 2005.

Analyse qu’il faut penser comme modèle d’un avenir européen de sortie de l’économie. Et donc de sortie de l’ordolibéralisme, aussi bien que du national économisme (national libéral) des rigolards eurosceptiques (« souverainistes »).

Jacques Fradin Économiste anti-économique, mathématicien en guerre contre l'évaluation, Jacques Fradin mène depuis 40 ans un minutieux travail de généalogie du capitalisme.
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