La cape d’invisibilité

« Presque tous les livres cachent leur propre source »

Lionel Ruffel

paru dans lundimatin#427, le 6 mai 2024

Après Forever Décaméron, Lionel Ruffel revient vers nous avec un excellent conte satirique sur, dit-il, « l’édition contemporaine et le marché du livre qui pose la question de la surproduction et de la démocratisation ». Et il ajoute : « j’ai vraiment eu l’impression de l’écrire pour lundimatin, donc je vous le propose en espérant que vous l’apprécierez. » On l’apprécie énormément.

Peut-être que tout à l’heure, ou demain ou bientôt quoi qu’il arrive, vous lirez un livre. Pour que vous soyez en mesure de le faire, toute une petite usine s’est mise en branle, une usine qui produit des matières, des flux, des stocks, des croyances, une usine faite de réseaux, d’actrices et d’acteurs et de contrats.

Cette usine a quelque chose en plus, comme beaucoup d’usines : une cape d’invisibilité. À peine commence-t-elle à se mettre en branle qu’elle s’en drape et nous ne la voyons pas. Les plus radicales de ces capes, il n’y a aucune fierté à en tirer, elles sont certainement françaises, elles sont blanches, elles sont pures, comme nos couvertures de livres. On dit qu’elles sont blanches, comme la célèbre collection de Gallimard alors qu’elle n’est même pas blanche mais crème. Elle nous dit quelque chose de plus que la blancheur, elle nous dit qu’elle est pure, ce qui n’est pas sans poser de problèmes puisque cette association blancheur/pureté date du plus fort du colonialisme français. Et du reste même les couvertures qui ne sont pas blanches, par exemple quand elles sont bleues, témoignent de la même idée de pureté. Toutes les couvertures unies, qu’elles soient blanches, jaunes, bleues ou autre, sont en fait blanches, en France, en Allemagne (Suhrkamp), et même aujourd’hui au Royaume-Uni (Fitzcarraldo). Ce sont plutôt des capes d’invisibilité et des habits d’intensité, un peu comme un white cube. Elles nous disent : ici a eu lieu une transsubstantiation, des êtres vivants en noms d’auteurs, des manuscrits en livres, des objets manufacturés en ouvrages de l’esprit.

Elle nous dit « Don’t look down ! » comme d’autres disent « Don’t look up ! ». Et nous nous exécutons, en ne scrutant que le ciel des idées, de la beauté, des théories, du texte et rien que du texte, etc.

On a lu tant de livres qui remontent aux sources, aux origines, du Danube ou d’Ithaque mais presque tous les livres cachent leur propre source.

Alors pour une fois, faisons-le.
Imaginons, ça y est, vous êtes chez vous, vous avez le livre entre les mains. Rappelez-vous ce qui a précédé.
Disons que vous l’avez acheté ce livre.

Dans le meilleur des cas, vous avez peut-être eu accès à une librairie indépendante de quartier. Dans le meilleur des cas votre libraire était peut-être de bonne humeur. Mais souvent, si vous arrivez le matin, vous la voyez accablée, derrière des montagnes de cartons. Elle a mal au dos, elle n’en peut plus de tous ces livres qui se déversent tous les matins jusqu’à l’en dégoûter. Bien sûr, la plupart du temps, elle reste enthousiaste, elle aime les livres qu’elle reçoit, elle a envie de vous en parler. Mais elle se dit que c’est ingérable, cette librairie ressemble de plus en plus à un port de conteneurs, sans l’automatisation. On se croirait à Rotterdam. Des livreurs viennent sans cesse amener et reprendre des livres. Elle gère des flux toute la journée, lorsque les objets qu’elle vend exigent de prendre du temps.

Je parlais du meilleur des cas, pour vous procurer un livre en tout cas. Vous êtes dans une ville, qui a encore un centre où quelques courageuses, des passionnées, des fidèles se sont installées. Vous avez enfourché votre vélo, ou vous en avez profité pour faire une petite balade à pied, en buvant un café en terrasse. C’est la vie comme on l’aime, lorsqu’on aime habiter en ville bien sûr. Mais tout aussi bien, je le sais, dans un grand nombre de cas, la première librairie indépendante est à quelques dizaines de kilomètres, alors vous n’avez que deux choix : prendre votre voiture et faire trente kilomètres pour aller au Cultura de la zone commerciale ou alors commander sur amazon.

Je ne sais pas ce qui est le pire à vos yeux. Ça dépend de tant de choses : les paysages que vous traversez, l’état de votre voiture, de vos finances, du prix du pétrole ou de la recharge électrique. Ça dépend de ce que vous pensez d’un des plus grands prédateurs de tous les temps : Jeff Bezos. Et puis, certain·es ne supportent pas de voir des livres dans des galeries commerciales ou des supermarchés culturels, à côté d’autres objets, des jeux vidéos, de la papèterie, des jouets, des disques. Comme s’ils étaient profanés en ces lieux. Certain·es ne veulent pas de cette expérience physique, je les comprends. D’autres au contraire se disent, à raison, que ce n’est pas leur faute s’il n’y a plus une librairie à la ronde, et qu’au point où on en est, il vaut mieux qu’un livreur crame du pétrole pour plusieurs client·es que de le faire individuellement. Pourquoi pas ? C’est vrai c’est quoi le pire ? Prendre son moteur thermique individuel, ou faire rouler un camion de livraison ? Au moins dans le premier des cas, on est sûrs que chez Cultura les vendeuses et vendeurs doivent avoir des contrats de travail. Parce que, pour le reste, pour ce qui concerne la livraison, il ne vaut mieux pas trop creuser.

Don’t look down !

Mais si vous avez pu vous rendre dans votre libraire du centre labellisée Qualité française (« QF, le pays de la littérature ») bien sûr, comme moi, vous aurez tendance à ne pas trop vous poser de questions. Le livre que vous cherchez est là, parfait, il n’est pas là, ce n’est pas grave, on peut commander. On attendra quelques jours au lieu de l’avoir chez soi en « Prime ». Et alors ? Et puis il y a tous ces livres auxquels vous ne pensiez même pas. Ils sont là, c’est magique. Et puis il y en a plein d’autres, dans plein de cartons, dont vous vous demandez comment ils pourront finir sur les étagères qui en débordent déjà. Et là un doute vous étreint, parce que, comme moi, quand même vous êtes fans des circuits courts et de la nourriture bio. Mais qu’est-ce qu’ils font là tous ces livres ? Comment sont-ils arrivés ?

À ce moment-là, un livreur entre, puis un autre, et un autre, et finalement rien ne les distingue du livreur qui vous a amené votre colis amazon que dans un instant de faiblesse éthique vous avez quand même fini par commander. Bon c’était pour un aspirateur, ce n’était pas pour un livre. Vous restez un peu en librairie, et ça continue encore et encore, des camionnettes passent et repassent, se garent devant la librairie, sans même éteindre leur moteur et repartent, parfois en prenant un autre colis que votre libraire lui donne. Mince, vous n’aviez jamais pensé qu’il fallait autant de gasoil pour vos livres.

Vous restez un moment dans la librairie QF car ils ont installé un fauteuil de lecture. Vous vous souvenez, car comme moi, vous n’êtes pas si jeune, que lorsqu’ils avaient installé ce beau fauteuil en cuir chiné dans quelque brocante, on y respirait bien. Mais là, il est envahi, submergé par les livres qui l’environnent et on étouffe. Ils l’ont même déplacé, et calé dans le coin poésie qui autrefois formait un fier et beau rayonnage. Le fauteuil de lecture, comme la poésie, a été remisé en coin, cornérisé.

Mais vous y êtes quand même installé. Et là, vous faites un petit calcul. Vous vous dites, il est entré aujourd’hui beaucoup plus de livres que cette librairie ne peut en vendre. C’est tous les jours comme ça ? Mais où vont donc les livres qui ne sont pas vendus ? Mince, en voilà une question. Et vous repensez au livreur à qui la libraire donnait un carton. Vous aimez la logique alors vous poursuivez et vous vous demandez : faut-il deux camionnettes, une à l’aller, une au retour, pour chaque livre non-vendu ? Un vertige vous saisit. Et si c’était le cas de la majorité des livres ? Et pourquoi du reste y a-t-il autant de livres ?

Vous remarquez qu’à la place du rayon poésie, il y a maintenant un rayon écologie. Il déborde, et la libraire qui ouvre un carton qu’un livreur vient d’apporter redirige un livre sur trois dans ce rayon. Vous jetez un œil distrait et sans y prêter une attention particulière, vous remarquez que cinq d’entre eux ont le mot « arbre » dans leur titre. Il y a « Mémoires d’un arbre », « Penser comme un arbre », « La société des arbres », « S’aimer comme des arbres », « L’arbre et le territoire ». Vous espérez que tous seront lus, pour tous ces arbres qui sont devenus livres.

Alors vous vous dites : ils viennent d’où tous ces camions qui convoient des livres sur les arbres ? Pas directement de la forêt c’est sûr. Et vous vous dites, mais qui gère tout ça, qui passe la commande, ça en doit en faire des tableaux excel ? Vous vous dites : mais si on paye toute une logistique à l’aller et au retour, alors si j’étais un capitaliste, je me dirais on a quand même intérêt à organiser des allers et des retours sans fin. Vous vous dites, si j’étais un capitaliste, alors j’aurais presque intérêt à ce que tous ces livres sur les arbres ne se vendent pas pour prendre ma commission à l’aller et au retour. Comme ça ils circuleraient d’un endroit à l’autre, et je me ferais comme le dit élégamment le président de la république française un « pognon de dingue ». Mais comme beaucoup, comme moi, sinon je n’aurais pas écrit ce texte et vous ne seriez pas en train de le lire, vous êtes un piètre capitaliste.

Vous vous dites : On ne va quand même pas payer des entreprises à faire tourner des livres dans des camions indéfiniment ? Il faudra bien les poser quelque part à un moment. Mais qui va payer pour ça ? Les flux ça coûte, le stockage peut-être plus encore. Est-ce qu’il existe un cimetière pour les livres que personne n’a lus. Vous aimeriez penser à un lieu sacré, une bibliothèque de Babel en quelque sorte. Mais même si vous êtes, comme moi, un piètre capitaliste, vous buttez, vous êtes sans solution. Vous vous dites que ça ne marche pas, vous faites un petit calcul, et même, si comme moi, vous êtes assez mauvais en maths, vous vous dites que ça irait au moins jusqu’à la Lune. Non ce n’est pas possible. Alors, comme, comme moi, vous êtes un piètre capitaliste qui a tendance à penser écolo, vous pensez recyclage. Les livres c’est du papier non ? Mais avec tout ce numérique c’est vrai qu’on utilise moins de papier. Heureusement il y a le papier hygiénique et les essuie-tout. Va donc pour le recyclage en papier hygiénique !
Ouf, vous voilà rassuré, comme moi, chaque fois que j’entends recyclage.

Mais ça ne dure qu’un temps, comme chaque fois qu’on est rassurés. On sait que c’est passager. Car vous vous dites, ok il nous faut des arbres et de la chimie pour produire du papier hygiénique en grand nombre. Mais faut-il vraiment en passer par l’étape des dizaines de livres pas forcément lus sur les arbres pour passer de l’arbre au papier hygiénique ?

La question reste sans réponse. Alors vous décidez de reprendre votre démarche expérimentale. Soit un livre que vous avez récemment acheté. Il s’appelle « Mémoires d’un arbre ». Il est vraiment beau, et en plus bien écrit par quelqu’un qui s’y connaît vraiment dans son domaine, mais qui a envie de nous emporter en nous racontant des histoires. C’est chouette cet effort pour partager un savoir !

Et on se dit qu’on est peu de choses à l’échelle des arbres, qu’ils pensent comme nous pensons, que toutes les distinctions entre espèces sont artificielles au mieux, mais au pire le produit d’une histoire humaine prédatrice et colonisatrice. Vous ne pouvez pas être plus d’accord. Vous avez honte d’être humain. Comme moi, vous voulez penser désormais comme un arbre.

Mais un reste d’humanité persiste en vous, une curiosité vous point. Vous vous dites : si ce livre n’était pas simplement une belle histoire capable de vous faire penser autrement, comme un arbre, mais aussi un objet qui vient de quelque part et dont vous pourriez retrouver la trace ? Sur sa couverture, peu de signes, une vraie cape d’invisibilité. Vous vous étonnez qu’on ne mentionne pas le nom du livreur qui l’a apporté à la librairie QF de votre quartier. Il n’y a pas grand-chose à part ce titre, très beau et provocateur « Mémoires d’un arbre », et le nom de l’auteur. Mais vous n’allez quand même pas le traquer.

Heureusement il y a un autre nom, celui de la maison d’édition. Et comme vous êtes à Paris, vous suivez votre idée, vous vous rendez à l’adresse de la maison d’édition. Vous avez de la chance, on peut entrer facilement dans la cour intérieure, et vous avez encore de la chance car de larges fenêtres vous permettent de voir à l’intérieur. C’est comme vous l’imaginez ! On devrait l’inclure dans les programmes touristiques. Pour les JO, ce serait super.

Ce qui vous frappe, comme dans la librairie, c’est le ballet des livreurs qui amènent des cartons de livres et des dizaines d’enveloppes presque toute similaires. Les deux ne vont pas au même endroit. Les enveloppes par dizaines sont envoyées à droite, où trois personnes assez jeunes les ouvrent et lisent des liasses de papier. Elles semblent lire très vite et en vous approchant vous vous apercevez qu’elles ont les yeux très rouges et des cernes très noirs. Elles semblent accablées par l’ampleur de la tâche. Chaque fois qu’elles finissent une liasse, elles griffonnent sur une fiche bristol. Vous arrivez à percevoir d’un peu loin c’est vrai comme un code. Chaque demi-journée, elles sortent de leur bureau avec leurs fiches bristol qu’elles amènent à une autre jeune femme, moins jeune, mais jeune encore qui lit attentivement des fiches bristol et les trie. Elle n’a pas les yeux rouges, mais des cernes noirs. À côté d’elle, dans un bureau séparé, une autre jeune femme, qui n’a pas les yeux rouges, mais des cernes noirs, est constamment collée au téléphone, elle a des écouteurs et un micro et regarde en permanence un ordinateur. Et puis encore deux autres jeunes femmes les yeux rivés sur un ordinateur. L’ambiance est studieuse, silencieuse. On dirait un monastère.

Tout à coup, un grand fracas. Un homme corpulent, entre deux âges pénètre dans les bureaux, accompagné d’un jeune homme. Il parle fort, il rigole. Il installe le jeune homme derrière des piles de livre, il est rejoint par la personne toujours collée au téléphone, et deux heures durant le premier signe des centaines de livres. Se peut-il qu’il ait autant d’ami·es ? C’est curieux quand même. L’homme entre deux âges va dans son bureau et fait un petit somme. À son réveil, on lui apporte une sélection de fiches bristol avec les liasses associées. Les autres liasses sont passées à la broyeuse.

Vous ressortez de cette cour intérieure un peu sonné. Vous décidez d’aller boire un petit café sur la place à côté. Au kiosque, vous achetez Libé, ça faisait longtemps, vous avez envie de lire un peu de critique littéraire. Mais non, le jeudi il n’y en a plus, et de toute façon il n’y a plus que quatre pages. Mais dans ces quatre pages que vous lisez quand même, une information à la rubrique économie vous intéresse. Le groupe pétrolier Total Energies lance, par l’intermédiaire de sa filière Total Publishing une OPA hostile sur les activités d’édition du numéro 1 français du secteur, le groupe Bolloré. Si le rachat intervenait, dit Libé, et parce que Total Publishing a déjà racheté Penguin-Random House, Total Publishing deviendrait le plus grand groupe éditorial mondial. L’Elysée est pour (Le président dit « La littérature c’est moi ! ») la commission européenne est contre (ach, la concurrence avant tout !). À voir, dit Libé. Hasard du calendrier, infime particule de cet Empire, nous dit Libé, la maison d’édition « Futurs désirables » vient de se tailler un beau succès critique et commercial avec les « Mémoires d’un arbre ». C’est la première fois nous dit Libé que l’Académie Goncourt après, c’est vrai, un repas particulièrement arrosé et alors que des soupçons de favoritisme concerne quatre de ses membres qui viennent d’être nommés, malgré la limite d’âge fixée à 80 ans qu’ils dépassent allègrement, membres du CA de la fondation Total, c’est donc la première fois que l’académie couronne des mémoires et pas un roman. Si l’on en croit la retranscription hasardeuse de l’annonce confuse faite par le secrétaire de l’académie, le monde a dû changer d’ère. Selon toute vraisemblance, il aurait dit pour justifier le prix : « que cela nous plaise ou non, il semble qu’après le temps des cochons, voici venu le temps des arbres. Dont acte ».

Tout ça aurait quand même une petite tendance à vous indisposer, à vous faire douter, même si, comme moi, vous avez la foi. Mais dans le même temps, dans Le Monde cette fois-ci, qui contient un peu plus que quatre pages, vous lisez un entretien d’une jeune autrice. Elle est formidable, son livre a l’air passionnant. Mais l’entretien est court, trop court, et pas assez informé. Du coup, vous basculez sur votre téléphone en vous disant que si Le Monde y arrive, c’est qu’elle a dû donner des entretiens à Diacritik, En attendant Nadeau ou Médiapart qui seront plus informés et fouillés. C’est le cas, vous en lisez un. Vous apprenez qu’elle a fait un master de création littéraire dans une université de la banlieue parisienne. C’est vrai que vous en entendez de plus en plus souvent parler de ces endroits et, comme moi, ça vous intéresse. Elle dit que c’était bien d’être à plusieurs à vouloir écrire, ensemble et séparément. Elle dit qu’elle a eu l’impression que ce qui allait venir, peut-être publier, peut-être être lu, était moins intimidant quand on était plusieurs, et que peut-être on pourrait même agir sur tout ça, le rediriger s’il le faut. Elle dit oui qu’il y a surproduction, et que ces masters y contribuent, mais c’est aussi un effet de la démocratisation. Et pourquoi pas elles et eux ? C’est toujours le même problème, elle dit, avec les capitalistes, le grand nombre pour eux c’est du big business. Mais pour nous ça peut juste vouloir dire démocratisation.

Tout est en train de se dérégler, elle dit, même la littérature. Tu ne peux rien faire si tu ne soulèves pas la cape d’invisibilité pour voir ce qui a dessous. Après tu joues avec, tu la remets, tu l’enlèves, tu la retournes, mais t’arrêtes de te dire que c’est comme ça et que tu n’y peux rien.

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