Justice pour Vincenzo Vecchi - par Eric Vuillard

« La liberté est indivisible. [...] De ce point de vue, officiellement partagé par tous, l’affaire Vincenzo Vecchi est ahurissante. »

paru dans lundimatin#213, le 21 octobre 2019

Condamné à douze ans de prison en Italie pour sa participation aux manifestations contre le G8 de Gênes en 2001, Vincenzo Vecchi, qui vit en Bretagne depuis 2011, est emprisonné à Vezin-le-coquet (près de Rennes), depuis le 8 août 2019, dans l’attente de l’exécution ou du rejet d’un mandat d’arrêt européen. Une demande de libération conditionnelle a été récemment rejetée à la surprise générale et le militant attend donc en prison la date du 24 octobre, et la décision des juges français concernant l’extradition. Pendant ce temps, la mobilisation pour empêcher l’exécution des deux mandats d’arrêts européens émis par l’Italie continue. Et cette semaine c’est l’écrivain Eric Vuillard qui apporte son soutien à M. Vecchi par l’intermédiaire d’une tribune, d’abord parue dans l’Obs et que nous reproduisons (sans les publicités) ici. Eric Vuillard, lauréat du prix Goncourt 2017 s’affirmait déjà comme un soutien actif de M. Vecchi dans une récente interview donnée à Libération.

La liberté est indivisible. C’est un point fondamental de notre histoire. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 ouvre une séquence nouvelle dans la vie sociale, où la liberté serait un droit imprescriptible et où nul ne pourrait être inquiété pour ses opinions.

De ce point de vue, officiellement partagé par tous, l’affaire Vincenzo Vecchi est ahurissante. En août de cette année, sur le fondement de deux mandats d’arrêt européens, l’Etat italien a demandé que lui soit remis Vincenzo Vecchi qui venait d’être arrêté en Bretagne où il vivait depuis 8 ans.

Le premier mandat d’arrêt est lié à sa participation, en 2006, à une manifestation à Milan contre une manifestation d’extrême droite. La manifestation d’extrême droite est autorisée. La manifestation contre l’extrême droite est interdite, ce qui est un comble. Or, il vient d’être démontré, lors de l’audience du 26 septembre, qu’un fait essentiel a été dissimulé par la justice italienne : Vincenzo Vecchi a déjà purgé sa peine. Il a passé plus de 7 mois en prison, et pendant environ cinq mois il a été assigné à domicile. Or, c’est un principe fondamental du droit qu’on ne peut condamner quelqu’un deux fois pour les mêmes faits.

Mais il y a plus grave. Concernant le mandat d’arrêt relatif à la manifestation de Milan, le raisonnement de la justice italienne est stupéfiant. La défense ayant démontré, lors de cette précédente audience, que Vicenzo Vecchi avait purgé sa peine, la justice italienne, plutôt que de retirer son mandat, aggrave son cas : tentant de justifier sa démarche, elle admet avoir menti. Et si la justice italienne maintient un mandat sans fondement, c’est afin qu’au vu de cette condamnation, déjà purgée, la peine très lourde qu’il encourt dans le cadre de l’autre mandat semble moins révoltante, la conjonction des deux faisant passer Vincenzo Vecchi pour un dangereux récidiviste.

Voyons à présent l’autre volet de l’affaire, celui de Gênes. Il faut bien remettre ce mandat d’arrêt dans le contexte des événements sur lesquels il porte. Il s’agit des manifestations contre le G8 de Gênes, en 2001. Tout d’abord rappelons qu’il y a eu un mort à Gênes, Carlo Giuliani, tué par les forces de l’ordre, et des centaines de blessés du côté des manifestants. Cela fait un lourd bilan, comme on dit. On nous y a malheureusement depuis habitués. Que des manifestants soient blessés, qu’il y ait un mort même, cela nous est désormais présenté comme un événement malheureux, pas comme un événement inadmissible. Cela nous est présenté sous le registre du « bilan » : un mort, 600 blessés du côté des manifestants, de nombreuses voitures brûlées, des banques et des agences immobilières détruites... Tout cela est présenté sur un même plan, dans le même inventaire, les vitrines cassées, les blessures graves et le cadavre.

A Gênes la répression policière a laissé un cuisant souvenir. C’est pourquoi, le mercredi 19 juillet 2017, dans un entretien à La Repubblica, le chef de la police italienne, Franco Gabrielli reconnait qu’à Gênes, je cite : « un nombre incalculable de personnes innocentes ont subi des violences physiques et psychologiques qui les ont marquées à vie », mais il va plus loin, évoquant les sévices infligés aux manifestants conduits à la caserne de Bolzaneto, il la compare au Garage Olimpo, en référence au sinistre centre d’interrogatoire de la dictature argentine. Ce sont les mots du chef de la police italienne lui-même. Ils permettent de se faire une idée du contexte. « A Bolzaneto, ajoute-t-il, il y a eu des actes de torture ». Pour qu’un responsable de la police reconnaisse, sans euphémisme, des actes de tortures, il faut que la répression ait été vraiment cruelle, hors des normes imposées par le droit. Mais pour qu’une telle reconnaissance ait lieu, il aura fallu attendre 16 ans.

Le jeudi 5 juillet 2012, la cour de cassation italienne avait déjà confirmé la condamnation de 13 hauts responsables de la police pour la répression des manifestations lors du sommet du G8. Pour que des policiers soient condamnés, il faut malheureusement que les faits soient d’une gravité exceptionnelle. Mais pour que leur responsabilité dans les violences soit reconnue, il avait fallu attendre 11 ans.

Alors qu’un manifestant, Carlo Giuliani, a été tué par balles, par un policier, et que des centaines de personnes ont été gravement blessées, la condamnation s’est limitée à une exclusion de la fonction publique pendant 5 ans.

Revenons à présent au mandat d’arrêt européen concernant les événements de Gênes, et réclamant la remise à la justice italienne de Vincenzo Vecchi. Tout d’abord, notons que cela intervient 18 ans après les événements, qu’il a fallu 11 ans pour juger des crimes avérés de la police italienne, 16 ans pour qu’il soit enfin reconnu que la police avait commis des actes de tortures, mais que, malgré ces aveux terribles, malgré l’amnistie générale dont bénéficièrent les policiers, une bien mauvaise rancune s’abat au bout de 18 ans sur Vincenzo Vecchi.

On le sait, le droit punit, mais il doit aussi oublier. Au bout d’un certain délai, toute peine se prescrit et, en droit français, l’auteur, même d’un crime, au bout de 20 ans ne peut plus être poursuivi. Or, Vincenzo Vecchi est un simple manifestant, ce n’est pas du tout un criminel, il n’est pas du tout accusé de violences physiques. Pourtant, l’Italie le réclame pour des faits datant aujourd’hui de plus de 18 ans.

Mais ce n’est pas tout. Pour les événements de Gênes, l’Italie a voté une amnistie. Je ne rentrerai pas dans les arguments juridiques afin de voir si elle devrait s’appliquer à Vincenzo Vecchi. On comprendrait cependant mal qu’elle permette aux policiers responsables de la mort d’un homme par balles, ou d’actes de tortures, qui sont les crimes les plus graves et les plus odieux, de ne subir qu’une exclusion temporaire de la fonction publique, alors que la justice poursuit encore 18 ans plus tard Vincenzo Vecchi, en le condamnant à une peine de 12 ans de prison.

Il faut ici préciser deux choses. Dans le dossier concernant Gênes, les faits pour lesquels l’Italie réclame Vincenzo Vecchi ne sont pas établis. Sur la seule photographie où l’on peut l’identifier avec certitude, il est en train de boire une canette de bière devant une enseigne, certes saccagée, mais cela ne constitue en aucun cas une preuve qu’il ait participé au saccage ; il doit, comme tout le monde en pareil cas, bénéficier de la présomption d’innocence. Enfin, ces faits sont de toutes les manières mineurs en regard de la peine très lourde qu’il encourt.

Ce n’est pas une paille, 12 ans. La gravité de cette peine laisse une impression pénible ; pour ceux qui ignorent tout de l’affaire, elle semble presque plaider contre lui. « Un pays démocratique comme l’Italie ne jetterait pas un innocent en prison pendant 12 ans ! », voilà ce que se disent spontanément ceux qui n’ont pas le temps de s’attarder. Or, c’est tout l’inverse qu’il faut penser, c’est tout l’inverse que le sentiment de justice doit nous inspirer. Cette peine disproportionnée, délirante, qui ne pourrait être que la condamnation d’un crime de sang, que nous imaginons tous aussitôt punir un meurtre, sans quoi elle serait un meurtre elle-même, eh bien, en réalité, elle vise à punir la destruction de biens, le pillage de marchandises, avoir exhorté d’autres manifestants à la lutte, et des jets de projectiles. Et cela sans preuves tangibles, sur la base de photographies où apparaissent des individus cagoulés, non identifiés, et parce que sa seule présence sur les lieux constituerait l’infraction.

La justice italienne demande qu’on lui livre quelqu’un sans apporter la moindre preuve, pour des faits mineurs et très anciens ; et sur la base de deux mandats d’arrêt, dont l’un est un faux manifeste, une manœuvre qu’elle assume impudemment. On pourrait dire qu’en toute logique, réclamer qu’une personne vous soit livrée en dissimulant qu’elle a déjà accompli sa peine constitue un crime. La justice italienne ment, et, en la matière, lorsque tant d’années de prison sont en jeu, tant d’années à vivre, 12 ans, le mensonge est un crime.

Alors, vous vous demandez pourquoi un tel acharnement. Pourquoi 18 ans plus tard réclamer un homme qui a purgé sa première peine, et dont la deuxième condamnation est pour le moins douteuse ? Une seule raison à ça. Vincenzo Vecchi est ici un exemple, un symbole ; l’Etat italien instrumentalise cette affaire. Elle touche un manifestant, un militant même, et on le voit un peu partout désormais, il vaut mieux éviter de manifester, il vaut mieux sagement participer aux réunions citoyennes que l’Etat organise. Le droit de manifester est en danger, les libertés publiques reculent, nous le savons tous.

Après nous être demandé pendant des dizaines et des dizaines d’années comment nos justices, nos structures politiques, les actes, les pensées, avaient pu se métamorphoser à ce point dans les années 20 et 30 du siècle dernier ; après avoir désespérément interrogé l’histoire dans tellement de livres, de films, en se demandant sans cesse comment de telles horreurs avaient pu se produire, comment d’autres hommes y avaient consenti ; tandis qu’il nous manquait une expérience concrète de ces phénomènes, du glissement des pratiques, de la destruction du droit, de la tolérance au pire ; voici que désormais nous en faisons l’expérience sans nous en apercevoir.

Eveillés depuis 60 ans, alertés, bouleversés, nous tâchions de regarder l’histoire en face, mais nous ne pouvions pas la comprendre. Il nous manquait d’être familiers avec la régression du droit, et de savoir comment l’on s’en accommode. Et voici qu’à présent, nous en faisons l’expérience, nous avons vu 150 adolescents à genoux pendant plusieurs heures, face contre le mur, mains sur la tête, dans un terrain vague, devant leur lycée, et nous avons simplement qualifié cela « d’image choquante ».

Mais à présent que les libertés publiques régressent à chacune des lois adoptées afin de prétendument renforcer la sécurité de tous, maintenant que l’on peut assigner à résidence sans l’intervention du juge, maintenant que l’Etat d’urgence a été prolongé deux années entières, qu’une incarcération peut continuer alors qu’on a purgé sa peine, que la dénonciation moyennant rétribution a été pratiquée à grande échelle ; alors que désormais nous devrions comprendre comment les choses dérapent, eh bien, nous ne les voyons plus.

Pourtant, dans le cas de Vincenzo Vecchi, cela saute aux yeux. Il manifeste à Gênes, le chef de la police italienne a parlé d’actes de tortures de la part des policiers sur les manifestants, les policiers coupables d’un mort et de sévices graves sont seulement suspendu pendant 5 ans, les preuves des délits que Vincenzo Vecchi aurait commis sont nulles, et pourtant, on réclame contre lui 12 ans de prison, 12 ans.

Il participe à une manifestation contre l’extrême droite à Milan, la manifestation d’extrême droite est autorisée, la manifestation contre l’extrême droite est interdite, par un mystère de l’appréciation souveraine de la préfecture. Il est jugé en fonction d’une loi adoptée sous Mussolini, c’est le pompon, qui permet de condamner quelqu’un simplement parce qu’il se trouve sur les lieux d’une manifestation ayant mal tourné ; sa seule présence le rend complice. Et voici que la justice italienne réclame qu’il soit livré dissimulant que la peine a été purgée, dissimulant qu’il a déjà été en prison pour des faits mineurs ou inexistants, et au nom d’une incrimination d’un autre temps. Enfin, pour coiffer le tout, lorsqu’on fait remarquer à l’Italie que la peine a déjà été exécutée et qu’elle a omis de transmettre des documents essentiels, au lieu de s’excuser platement, et de retirer aussitôt ce mandat d’arrêt européen parfaitement caduc, voici au contraire qu’elle le justifie : c’était, nous dit-elle, pour justifier sa sévérité dans l’affaire antérieure ! On dirait bel et bien un cauchemar.

Et tout cela est d’autant plus insupportable, que Salvini est ministre de l’intérieur tandis que l’affaire est relancée. Le même Salvini qui a écrit dans un tweet, ’autant d’ennemis, autant d’honneur’, plagiant le slogan ’Beaucoup d’ennemis, beaucoup d’honneur’ employé jadis par Mussolini.

Alors, dans un tel contexte, après de tels reculs de nos droits, tandis qu’une offensive inquiétante est lancée de toutes parts contre les libertés, il faut que les juges français aient le courage de dire non.

Tandis que la Cour de justice de l’Union européenne est saisie par un nombre croissant de recours qui fragilisent le mandat d’arrêt européen, comme le rappelait encore très récemment un article du journal Le Monde ; car dans toute procédure simplifiée, moins de procédure signifie avant tout moins d’avocat, moins de juge, moins de justice, et surtout moins de garanties ; tandis que dans cette affaire la peine encourue par Vincenzo Vecchi est de 12 ans, les juges français doivent dire non. Les journalistes français doivent couvrir attentivement cette affaire. Nous devons tous dire non. Sans quoi, à quel silence nos noms resteront attachés ?

Eric Vuillard

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