Forever Décaméron - Lionel Ruffel

« On croyait donc que la situation était nouvelle, mais non elle était ancienne, elle était peut-être même là depuis le début. »

paru dans lundimatin#234, le 21 mars 2020

Il y avait alors, non pas à l’autre bout du monde, mais en son cœur, non pas une île, non, mais une ville. Elle s’appelait Florence, et si d’aventure quelque chose de notre monde existe encore, elle doit toujours s’appeler ainsi. Elle est alors la plus extraordinaire des villes ; avec les autres villes italiennes, mais « de toutes les cités d’Italie, la plus belle », elle s’est peu à peu arrachée à la féodalité pour se dévouer entièrement au bizness.

[Extraits remaniés de Lionel Ruffel, Trompe-la-mort, éditions Verdier, 2019, reproduits avec l’aimable autorisation de l’éditeur.
Toutes les citations sont extraites de Giovanni Boccace, Le Décaméron, trad. de l’italien par Giovanni Clerico, Paris, Gallimard, « Folio », 2006
© Éditions Verdier, 2019]

Elle s’est peu à peu, non totalement bien sûr, mais en grande partie, arrachée à la terre, au village, au château pour se constituer en réseau d’échanges de biens. Et de villes en villes, des réseaux organisent les flux de données et de marchandises. Car c’est un axiome indépassable. À mesure que les échanges s’accroissent, s’accroissent à proportion les données et la nécessité de les confier à un système qui les encode. Depuis quelques milliers d’années, ce système n’a cessé de se perfectionner, il s’appelle l’écriture. Alors dans ce long treizième siècle qui est celui des villes italiennes, les écrits se multiplient, pour consigner, à la fois les échanges et leurs histoires, pour tenter de contrôler les flux et leur donner du sens.

Mais tous les flux, vous vous en doutez, ne se laissent pas contrôler par l’écriture. Florence, ville des échanges, qui en tire toute sa puissance et toute sa richesse, Florence en subit aussi tous les effets, lorsqu’elle est atteinte en 1348 par la peste noire.

Sur cette question de la peste noire, je ne sais pas d’où vous venez, mais il ne faudrait pas que vous projetiez nos habitudes de petits-bourgeois occidentaux du troisième millénaire, si je puis me permettre, et n’y voyez d’ailleurs aucune discrimination, no offence, c’est purement descriptif, je vous rassure ; bref, ne commencez pas à voir apparaître des hôpitaux, des pilules, des courbes analysant la propagation de l’épidémie, ne voyez pas des chiffres qui pourraient vous paraître effrayants, comme « des centaines de cas inquiétants », non ne vous souvenez surtout pas de cet épisode cocasse et tragique à la fois d’une ministre de la Santé liée à l’industrie pharmaceutique qui fit vacciner l’ensemble de la population française après une poignée de décès dus à une grippe plus virulente que les années précédentes, tout ça c’est de la gnognotte, là on parle d’un vrai carnage, dont l’extraordinaire est que l’espèce humaine y ait survécu. Certains parlent de cent millions de morts, d’autres disent que la moitié de la population européenne disparut en cinq ans, c’est peut-être exagéré, je ne sais pas, mais quand on pense à nos séries télévisées contemporaines qui font des pitchs avec des horreurs comme 3 % de l’humanité se volatilise au même moment ou un pays fait disparaître 10 % de la population d’un autre, on se dit que plus personne n’assumerait le scénario de la peste noire : trop dément, pas assez crédible.

Bref, voilà où nous en sommes lorsque nous ouvrons Le Décaméron, écrit, et c’est une première, dans l’immédiat après-coup d’un événement. Un « Proême » nous le présente ainsi :

« Le livre appelé Décaméron, et surnommé Prince Gallehault, commence : cent nouvelles y sont contenues, dites en dix jours par sept dames et trois jeunes hommes. »

Il a donc un nom le livre, mais pas seulement, il a aussi un surnom. Pour nous autres le surnom est probablement obscur mais pas pour les lectrices contemporaines, car c’est à elles que s’adresse en priorité son auteur, elles qui demeuraient encore sous le choc d’un poème qui précéda en bien des points Le Décaméron : la Comédie signée par l’un des maîtres de Boccace, Dante Alighieri. Le poète s’y présentait en Gallehault, du nom d’un personnage qui joua le rôle d’intermédiaire ou d’entremetteur entre Lancelot et la reine Guenièvre.

Ce n’est pas la première fois qu’un auteur se présentait en intermédiaire, en assembleur, en relieur et il ne serait pas même excessif de dire que le premier d’entre eux se présentait ainsi, lorsqu’on sait que le nom même d’Homère disait aussi cela, l’assembleur, le relieur, celui qui agence et harmonise le divers. Il est significatif du reste qu’alors que le nom d’Homère signale le début de cette chose qu’ensemble nous appelons l’humanité littéraire, ses deux poèmes inauguraux soient successivement le siège d’une ville et la dérive entre des points que cette même dérive relie plus ou moins hasardeusement, avant qu’Ulysse ne retrouve son île et son foyer. Ce n’est donc pas la première fois, loin de là, mais peut-être est-ce en revanche inédit de donner à un livre le surnom d’un Prince intermédiaire et entremetteur. Probablement est-ce parce que ce livre favorise les rencontres, notamment celle d’une petite communauté imparfaitement équilibrée comptant trois hommes et sept femmes, chacun de ces jeunes gens se chargeant de dix récits, un par jour, pour qu’au final nous en découvrions cent, nombre presque aussi parfait que l’était mille et un. S’offre donc à qui veut le lire un livre qui relie une série de récits, qu’il tient ensemble, face aux puissances de la déliaison. C’est son unique sujet, son programme, car c’est aussi le programme de l’humanité littéraire. Avec Les Mille et Une Nuits, Le Décaméron est l’autre ensemble qui nous montre ce qui meut cette humanité : tromper la mort.

L’auteur qui se présente à nous fait état « du feu immodéré conçu en mon esprit par un appétit peu réglé », de ce « feu, parce qu’il ne me permettait pas de me donner contentement dans les limites de la convenance, me causait trop souvent un ennui plus profond qu’il ne m’était besoin ». Pensez si vous le pouvez en dehors de vous-mêmes, outside of the box comme disent les managers dans le monde du bizness, pensez comme si vous veniez de l’Égypte des pharaons ou d’une expédition interstellaire, ou des deux en même temps, que verriez-vous alors ? Vous verriez, j’en suis sûr, du mouvement plus que des formes. Plus encore que l’amour, vous verriez une tension entre excitation et dépression, vous verriez se mettre en place une psyché purement addictive, sans solution, jusqu’à ce que vous découvriez la phrase suivante :

« Alors en cet ennui, le délicieux commerce d’un ami, ses louables consolations, m’apportèrent la fraîcheur d’un apaisement tel que c’est à cela que je dois, j’en ai la très ferme opinion, de n’être pas mort. »

Ce qui compte, vous l’avez bien entendu, c’est « de n’être pas mort » et l’auteur se présente à nous en presque mort, en survivant d’une alternance mortelle entre ennui et excitation. Et il doit à des entretiens, à un commerce avec un ami, d’y avoir échappé. L’inverse pourrait être vrai, l’amour pourrait consoler d’une amitié malheureuse et destructrice. L’auteur aurait pu échapper à un commerce mondain sous courant alternatif par la sublimation amoureuse, peu importe. Une fois encore, tout est en place, le feu qui consume, les feux qui se propagent, l’ennui qu’on souhaite tromper par toujours plus de sollicitations, de nouveaux liens qui trompent la mort.

Tout est en place, la fiction commence, lorsque s’ouvre la première journée d’une histoire qui en compte dix. Et s’ouvre comme les Mille et Une Nuits par un récit-cadre, tout aussi apocalyptique et tout aussi essentiel pour comprendre ce que nous vivons encore. Il faut raconter la « mortifère pestilence » en espérant que les misères soient « dissipées par la joie qui survient ». Tout est affaire d’écoulement, de propagation, de transmission, on se moque bien des raisons, « qu’elle tînt à l’opération des corps supérieurs ou à l’iniquité de nos œuvres, et que Dieu dans son juste courroux l’eût envoyée sur les mortels pour notre correction », cela le narrateur le dit parce qu’il faut bien le dire, mais il s’en moque, ça n’a aucune importance, Dieu et les cieux, c’est l’écume des jours, ce qui compte c’est le monde, la Terre, le phénomène de la propagation et ce qu’il produit. Et surtout que « rien ne put s’opposer à elle » car aucun obstacle, aucune limite, aucun contrôle n’y put rien. Ce qui importe encore c’est que la mortelle pestilence muta, en se portant de l’Orient à l’Occident. Là-bas, elle priva ces régions « d’une innombrable quantité de vivants », ce qui était déjà beaucoup ; ici d’une certaine manière, elle fit pire en s’attaquant aux corps qu’elle transforme, qu’elle rend monstrueux et hybrides. Écoutons le narrateur :

« Mais ici au commencement naissaient tant chez les hommes que chez les femmes, soit dans l’aine, soit sous les aisselles, certaines en enflures dont les unes atteignaient la grosseur d’une pomme ordinaire, dont les autres, qui plus qui moins, atteignaient celle d’un œuf, et que le vulgaire appelait des bosses. Puis des deux parties du corps susdites au bout de peu de temps cette bosse mortifère se mit à naître et à grossir indifféremment par tout le corps, après quoi la propriété de la maladie en question fut de se transformer en taches noires ou livides qui apparaissaient sur les bras, sur les cuisses, gagnant souvent toutes les parties du corps, tantôt larges et rares, tantôt petites et rapprochées. »

La mort est au bout bien sûr, mais il y a autre chose, qui effraie plus encore. Des flux d’informations incontrôlables, car un virus comme la peste, au risque d’un apparent anachronisme, n’est rien d’autre qu’un flux d’informations qui se propage, fait muter les corps qui deviennent des corps augmentés de bosses, de taches, d’attributs végétaux ou animaux. La peste détruit en chaque être son humanité, en chaque assemblée ses liens et ses attachements. C’est la conséquence de ce moment de modernisation qui ouvre la ville sur le monde. Simultanément, et bien sûr c’est lié, le volume des écritures et des données pour rendre compte du bizness explose, et cela un bon siècle avant l’invention de l’imprimerie (qui deviendra de ce fait littéralement une question de vie ou de mort). C’est plus ou moins la même histoire de virus et de corps sains qu’on nous raconte en ce premier vingt et unième siècle pour décrire notre désastre. On lit une théorie de l’information en même temps qu’un récit apocalyptique, car c’est le destin de toute théorie de l’information de finir en récit apocalyptique. Tout est contaminé, au contact des malades, la maladie s’attaque aux corps bien portants, bien sûr ça c’est classique, mais elle touche les vêtements qui deviennent nœuds de connexion.

« Tel objet ayant appartenu à un ancien malade ou à un homme mort de cette maladie, s’il venait à être touché par un autre animal étranger à l’espèce humaine, non seulement le contaminait, mais ne manquait pas de l’occire sans délai. »

Bienvenue dans l’anthropocène : le vivant tout entier est contaminé par l’homme ! Bientôt, après le végétal et l’animal, ce sont les ensembles géologiques et climatiques qui seront affectés. Boccace l’ignore mais il nous en a offert la chronique anticipée. Et bientôt surtout, comme toujours en pareil cas, les imaginations s’emballent, les histoires pullulent n’importe comment, la mythocratie déraille. Car les flux qui se propagent sont doublés par des bouts de scénarios samplés, remixés, mis en boucle. « Tous ces faits, joints à quantité d’autres semblables ou pires, engendrèrent les peurs et les divagations les plus diverses chez ceux qui demeuraient vivants. » Face à la dévastation, deux scénarios dominent, nous les connaissons bien, ce sont les mêmes auxquels nous sommes confrontés depuis les trois ou quatre mille ans que le processus a commencé, les mêmes qui me préoccupent et vous préoccupent aussi certainement.

« Presque tous les esprits tendaient à une même et fort cruelle fin, qui était d’éviter et de fuir les malades et leurs affaires ; et ce faisant, chacun croyait pourvoir à son propre salut. D’aucuns étaient d’avis que vivre sobrement et se garder de tout excès permettait de bien résister à ce genre d’adversité ; après avoir formé leur groupe, ils vivaient séparés des autres, se rassemblant et se retranchant dans des maisons où il n’y eut point de malades et où l’on pût vivre le mieux ; là, usant avec une extrême tempérance des viandes les plus délicates et de vins excellents, fuyant toute débauche, s’interdisant de parler entre eux de mort ou de malades, se refusant même à écouter aucune nouvelle du dehors à ce propos, ils passaient le temps en musique et dans les plaisirs qu’ils pouvaient s’accorder. D’autres, suivant une opinion contraire, professaient que bien boire, s’éjouir, aller chantant et s’égayant à l’entour, sacrifier à son appétit autant qu’il était possible, se rire et se moquer de ce qui advenait, était en l’occurrence le remède infaillible ; et se conformant à leur dire, ils le mettaient en œuvre du mieux qu’ils pouvaient, de jour comme de nuit courant d’une taverne à l’autre, buvant sans règle ni mesure, et cela beaucoup plus volontiers dans les maisons d’autrui, dès lors qu’ils y flairaient la présence de choses qui leur fussent agréables ou plaisantes. Ce qu’ils pouvaient du reste aisément faire, puisque chacun, désespérant de vivre davantage, avait à l’image de soi-même, livré ses biens à l’abandon ; ainsi la plupart des maisons étant devenues communes, les étrangers en usaient, pour peu qu’il s’en présentât une à leur goût, ni plus ni moins qu’aurait pu faire le maître du logis ; en dépit de cette détermination bestiale, ils fuyaient les malades autant que faire se pût. »

Ça ne vous rappelle rien, cette alternance ? Entre d’un côté par exemple les décroissants et de l’autre les accélérationnistes ? D’un côté les nostalgiques du local et de l’autre les adorateurs du global. Entre les conservateurs et les modernisateurs. Un anthropologue prophétique proposait lui aussi cette polarité, dans un ouvrage écrit un peu avant la fin de toute chose, qu’il essayait d’endiguer. Sa description du désastre rappelait Le Décaméron en tous points, et c’en était presque amusant bien que le sujet fût dramatique.

On croyait donc que la situation était nouvelle, mais non elle était ancienne, elle était peut-être même là depuis le début. Et vous comprenez probablement mon léger espoir, dans la mesure où non seulement Le Décaméron est l’ouvrage qui décrit le mieux notre situation actuelle, enfermés que nous sommes sans savoir si quelque chose du monde extérieur existe encore, mais en plus il offre une sortie dont nous pourrions nous inspirer, ou tout du moins qui pourrait nous aider. Il y a donc, pour commencer, ces deux scénarios. L’un construit une vacuole de privation et d’occultation au cœur même du désastre, l’autre s’intègre dans les flux pour en profiter, foutu pour foutu, allons-y une bonne fois pour toutes. Peut-être ces deux scénarios vous semblent-ils trop radicaux, trop excessifs. Eh bien, ne vous en faites pas, Boccace a tout prévu, il parle de nous tous, peut-être même ici :

« Plusieurs autres, entre les extrêmes ci-dessus, s’arrêtaient à un parti intermédiaire ; ne se restreignant pas sur la nourriture autant que les premiers, ne se laissant pas non plus aller autant que les seconds à la boisson ni au dévergondage, ils usaient des choses à suffisance selon leurs appétits ; au lieu de s’enfermer, ils allaient et venaient en tenant à la main qui des fleurs, qui des herbes odoriférantes, et qui diverses sortes d’aromates ; souvent ils les portaient à leur nez, estimant qu’il était très bon pour le cerveau de le tonifier par ces odeurs, attendu que l’air paraissait tout pénétré et empesté de la puanteur des cadavres, des malades et des médecines. »

Ne sont-ils pas amusants ces socio-démocrates du Trecento, avec leurs herbes odoriférantes brandies devant la mortelle pestilence ? Ils veulent continuer, les pauvres, comme si de rien n’était, en espérant, on ne sait trop comment, que ça finira bien par se résoudre. Ce sont les apôtres du business as usual. Alors que d’autres, enfin, ont parfaitement compris qu’ « il n’y avait pas de meilleure médecine, ni même d’aussi bonne, contre les pestilences, que de fuir devant elles ». On ne peut pas leur donner tort. Ah si, on peut bien sûr, on peut leur donner tort lorsqu’ils ne se soucient « de rien sinon d’eux-mêmes » et qu’ils abandonnent tout, « leur propre cité, leurs propres maisons, leurs domaines, leurs parents et leurs biens ». Après eux le déluge ! Les voilà enfin les tenants du sécessionnisme, et on sait ce que ça a donné en ce premier vingt et unième siècle, ces fanatiques qui s’installèrent dans des îles (« il y aurait là-bas, à l’autre bout du monde, une île ») au large d’une Silicon Valley qu’ils avaient détruite, en même temps que le reste du monde. Là, encombrés de leurs milliards, ils auraient pu goûter aux boissons et aux mets les plus fins, s’ils disposaient encore d’un corps et d’affects mais non eux ne souhaitaient plus même tromper la mort, ces fous, ils voulaient l’annuler. Plus rien ne les intéressait qu’eux- mêmes, transformés en hyper-individus cosmiques qu’aucun attachement à une commune humanité ne reliait encore.

Ils souhaitaient en finir avec l’humanité littéraire, cette humanité fondée par des liens et des attachements, cette humanité que la mortelle pestilence a ravagée. J’ai même l’impression que c’est envers eux que Boccace est le plus sévère, si vous me permettez de le ventriloquer, car ils forment un exemple désastreux, l’exemple d’un abandon total, généralisé. Plus rien ne tient, ni le lien politique – « les citoyens s’évitaient eux-mêmes » –, ni le lien communautaire – « nul pour ainsi dire n’avait souci de son voisin » –, ni le pire : le lien familial – « les parents ne se visitaient que rarement ou jamais », « le frère abandonnait le frère, l’oncle le neveu, la sœur le frère, et bien souvent l’épouse son mari ». Les liens familiaux changent avec les époques. On n’est jamais frères ou oncles ou sœurs pareil, mais on est engendrés et on s’engendre : on partage des histoires et ça crée du lien. Tout cela est sur le point de disparaître à Florence sous l’action des flux incontrôlés et de la mythocratie qui déraille.

À Florence, c’est-à-dire partout, car Florence est le monde et le monde ressemble à Florence. Florence est sortie d’elle-même. Ce n’est pas tant la peste qui l’a contaminée que le monde contenu dans Florence qui a contaminé la Terre. Ni les bourgs ni les campagnes n’échappent à la catastrophe, les abandons sont les mêmes, la fin des liens et des attachements aussi. Le plus ténu et le plus essentiel peut-être, la fin d’une certaine construction du temps spécifique aux campagnes :

« Tous [les paysans] au contraire, comme ils s’attendaient à mourir chaque jour qu’ils voyaient venir, loin d’aider aux fruits futurs des bêtes et des terres et des travaux passés, s’efforçaient par tous les moyens d’en consommer les fruits présents. »

Ne pensez pas que j’oppose la gentille pastorale campagnarde à la détestable peste urbaine. Je suis Boccace une fois encore qui les représente ensemble et ne voit que des continuités. Si l’humanité littéraire est une humanité citadine, comme à Florence, elle commence dans les campagnes, avec la révolution agricole qui transforma le cours du temps pour l’accélérer. Portez maintenant votre regard plus loin, cinq mille ans en arrière, élargissez la focale, lorsque les premières communautés agricoles voient le jour, et puis les premières villes. Vous voyez alors les premières écritures fleurir, car cet outil leur était aussi nécessaire que mortel. Vous voyez encore les premières fictions totalisantes (religions, économies, politiques, arts) et c’est là que le bât blesse car les premières fictions totalisantes ne trompent pas la mort, elles l’administrent en l’ignorant. Alors le langage et l’écriture travaillent en leur cœur pour les détourner, mais les réussites sont plus rares que les échecs.

Oui tout est déjà en place, et tout fonctionne ensemble, et c’est sûrement ça qui nous dérange et nous inquiète, les naissances de l’agriculture, des cités, de l’écriture, de la littérature sont presque simultanées, car ce nouveau monde urbain issu de la révolution agricole est par essence médiocraties, gestion des flux, des données, externalisation d’une mémoire, quantification et fictionnalisation des échanges pour produire du lien et maintenir l’ordre. On est médecins, chamans et dealers là-dedans, on sait bien que tout est question de dosage, car le shoot de trop et l’overdose ne sont jamais très loin. En ce début de vingt et unième siècle, on n’a jamais poussé cette logique mortifère aussi loin : gestion des flux, des données, externalisation d’une mémoire, quantification, et fictionnalisation des échanges pour produire du lien et maintenir l’ordre.

On pourrait croire que c’est fini, ça y est c’est trop tard, mais non ce n’est jamais trop tard, écoutez Boccace, il semble épuisé, le souffle lui manque, « Que dire encore ? », c’est vrai que dire encore ? Mais la question est rhétorique, il reprend de l’énergie car le prodige est encore à venir. Et le prodige advient, c’est le mot qu’il choisit, car les prodiges arrivent ainsi, par hasard, rien ne permet de les anticiper.

C’est dans une église désertée, imaginez donc la scène, qu’il advient, sous la forme d’une rencontre entre sept jeunes dames ; toutes, insiste le narrateur, « étaient unies l’une à l’autre par des liens d’amitié, de voisinage ou de parenté [...] Aucune d’elles, poursuit-il, n’avait passé sa vingt-huitième année, aucune non plus n’en avait moins de dix-huit ». Elles ne sont donc ni épouses ni mères, lorsqu’elles devraient, à cet âge-là et en ces temps-là, sûrement l’être.

Boccace les dote d’élégants pseudonymes pour nous les présenter, et il s’amuse avec nous en prétextant défendre leur vertu, mais la raison est plus profonde : elles sont porteuses d’histoires, elles sont autrices, tout comme Homère l’est, tout comme Gallehault, elles assemblent, elles relient, elles synchronisent, elles ne sont déjà plus de simples jeunes dames, elles trompent la mort, ça vaut bien un pseudonyme. La scène qu’il décrit ensuite est paradigmatique :

« Or ces jeunes dames, qui ne s’étaient aucunement concertées, mais que le hasard avait réunies dans un coin de l’église, s’assirent en faisant comme un cercle où, après bien des soupirs, cessant de dire des Pater, elles se mirent à converser de choses et d’autres touchant la nature de l’époque. »

Elles retrouvent ce que nous autres, nous avons toujours fait, former un cercle et converser. D’abord c’est le réflexe idiot, les vieilles histoires sans queue ni tête, les soupirs et les Pater, puis il faut faire silence, pour qu’une parole émerge. C’est Pampinée qui s’en charge. Elle prononce un des plus beaux discours trompe-la-mort dont notre histoire a gardé la trace. Elle nous dit : « Le droit le plus naturel, pour quiconque naît en ce monde, c’est d’assister, de conserver et de défendre sa propre vie autant qu’il est possible. » Elle nous dit d’adopter « sans offenser personne, tous les moyens dont nous pouvons user en vue de la conservation de notre vie ». Elle nous dit que notre attitude est étrange car nous l’avons oublié, et que ces moyens, nous ne les adoptons pas. Elle nous dit que nous restons là comme si nous voulions simplement témoigner du désastre et de l’amoncellement des corps morts. Elle nous dit que nous sommes ensorcelés par les frères de l’endroit, les religieux mythocrates, « dont le nombre s’est presque réduit à néant » et qui « chantent l’office aux heures requises », pour qu’on y montre encore nos habits de deuil. Des histoires, toujours ces histoires dont nous ne voulons plus. Et pire encore leurs pensées nous envahissent, jusqu’en nos demeures, où nous voyons « l’ombre de ceux qui sont trépassés », « mais ce ne sont plus les visages accoutumés, et l’horreur nouvelle de leur aspect, venu d’on ne sait où, nous saisit d’épouvante ».

Alors c’est la rébellion : « Et si les choses sont bien telles que l’on peut manifestement les voir, que faisons- nous ici, nous ? Qu’attendons-nous ? » Et surtout « Que rêvons-nous ? » Bien sûr la mort frappe, mais c’est bien pire, les imaginations sont trompées, il faut leur redonner vie, il faut rêver à nouveau. Elle nous dit qu’il faut partir, qu’on n’a pas le choix, que quand les imaginations sont détraquées, il ne faut pas en rajouter, ça ne sert à rien d’ajouter des fictions aux fictions, elle nous enjoint par la force de l’exemple à commencer par décrire, à être attentifs aux formes du désastre, puis elle nous dit de partir, de rompre, de chercher un refuge, une base opérationnelle ; nous avons besoin de ce pas de côté pour refonder, on ne refonde pas dans les centres, il faut sortir de la ville. Alors Philomène, « qui était fort sensée », lui fait remarquer qu’à cette aimable assemblée il ne manque que quelques hommes, Élisa renchérit et à ce moment-là, la fortune frappe car pénètrent en l’église Sainte-Marie-Nouvelle trois jeunes hommes « dont le cadet, si jeune fussent- ils, n’avait pas moins de vingt-cinq ans ». L’assemblée est belle, ainsi composée de sept dames et trois jeunes hommes. Elle peut prendre la route :

« À peine s’étaient-ils éloignés de deux petits milles qu’ils parvinrent au lieu précédemment choisi. Ce lieu était situé sur une montagnette, de tous côtés à l’écart de nos routes ; ses divers arbrisseaux, ses plantes toutes garnies de verts feuillages y charmaient le regard ; en haut de la colline s’élevait un palais, il y avait en son milieu une cour belle et grande, et puis des galeries, des salles et des chambres ; chacune en elle-même était très belle et grande. »

Et écoutez donc Pampinée, dans son infinie sagesse, voilà ce qu’elle nous dit : « Il faut vivre dans la fête : telle est la raison qui nous a fait fuir les tristesses de la ville », touchant alors mes plus profondes inclinations personnelles. Et pourtant, je ne peux m’empêcher d’entrer dans le cercle et de m’adresser à elle, peut-être parce qu’étant plus âgé que les membres de l’aimable assemblée, j’ai déjà vécu ça et je lui dis que nous autres, dans les années quatre-vingt-dix du vingtième siècle, nous n’avions que ce mot-là à la bouche, fuir les tristesses de la ville et vivre dans la joie. On allait alors dans les garrigues, inondés de décibels et de pilules de toutes les couleurs. On dansait sur les décombres et les cadavres, on l’a fait au moins dix ans, et on continue encore de temps en temps. Et c’est vrai qu’en after parfois le cercle se reconstituait, c’est vrai que parfois c’était prodigieux, lorsqu’un flot d’histoires partagées commençaient à se tresser, c’est vrai qu’il y a eu des choses folles, la république du yogging inventée un premier janvier du vingt et unième siècle, je n’entre pas dans les détails, ça n’appartient qu’à l’aimable assemblée dont je faisais partie, c’est vrai que le hasard constituait les groupes, c’est vrai qu’on faisait silence sur le désastre en imposant un mur de son et de substances, c’est vrai qu’on coupait les flux, c’est vrai qu’on était attentifs aux formes, les mots redevenaient des matières avec lesquelles on pouvait jouer, chaque mot en contenait mille, et on se contentait de faire jouer les mille plutôt que d’en enchaîner d’autres, on était sémiologues amateurs et défoncés, on reprenait possession de notre corps, mais ça n’a pas duré, vois-tu Pampinée, au bout d’un moment on s’est aperçu qu’on trompait moins la mort que l’ennui. On commence plus tôt, on finit plus tard, on entre en surchauffe, on ne sait même plus exactement pourquoi on reconstitue des assemblées qui ne doivent plus rien au hasard, mais à l’habitude. On n’a plus d’histoires à se raconter.

Tiens, ça me fait penser, Pampinée, à l’épidémie dansante de 1518 qui a suivi la grande peste noire que tes aimables compagnes et toi avez vécue. Elle en fut une réplique, comme si à choisir, on préférait mourir en dansant que de la mortelle pestilence, c’est un peu ce qu’on a fait dans les années quatre-vingt-dix du vingtième siècle. J’en suis conscient depuis peu, depuis un jour précis. Ce jour-là, la surchauffe était telle que j’ai ressenti à l’échelle de mon organisme, très fortement et très sensiblement, ce qui se passait à l’échelle de l’humanité depuis qu’elle est littéraire, un flash terrible, le feu partout, trois-quatre mille ans d’excès inouïs, j’étais littéralement le réchauffement climatique, la catastrophe écologique, j’étais les puits de pétrole enflammés, une allumette qui se consume, et je me suis dit que ce serait bien de ne pas finir carbonisé.

Mais Pampinée ne songe qu’« à prolonger notre liesse ». Elle nous propose ceci : « J’estime nécessaire que nous convenions de la présence parmi nous d’un principal... » Je vous entends frémir, chers amis : quoi ? le retour d’un chef ? pas question ! tout mais pas ça ! Mais non, il ne s’agit pas du tout de cela, laissons Pampinée dérouler son programme.

« Pour que chacun éprouve le poids de cette préoccupation ainsi que le plaisir de cette supériorité, qu’il participe par conséquent à l’une et à l’autre, et que personne ainsi ne conçoive d’envie pour en avoir été privé, je propose que chacun se voie attribuer pendant un jour ce poids et cet honneur ; et que le premier à qui cela reviendrait soit élu de nous tous ; quant aux suivants, lorsque approchera l’heure de vêpres, laissons au bon plaisir de celui ou de celle qui aura eu la seigneurie ce jour-là le choix de telle ou telle ; la personne choisie, tant que dure sa seigneurie, n’aura qu’à ordonner et à disposer selon son gré en quel lieu et de quelle manière il nous faudra vivre. »

Elle ne cesse d’insister sur la liberté. Liberté de proposer ou d’accepter, liberté de refuser si nécessaire. Nous sommes chanceux d’assister in vivo à une expérience politique. Et cela pourrait suffire à notre bonheur, tant nous en avons été privés. D’autant que l’aimable assemblée nous a invités à nous joindre à eux et à leur conversation.

La matinée se passe ainsi et c’est un délice. Elle me rappelle le monde d’avant et un souvenir en particulier : ce moment où, visitant un musée, je découvris l’installation d’un artiste islandais qui fit le tour du monde. On voyait de jeunes gens, chacun isolé dans une pièce d’une vaste et belle maison jouer d’un ou plusieurs instruments tout en chantant la même ritournelle en écho, et on les voyait chacun sur une dizaine d’écrans devant lesquels nous déambulions et, à la fin, ils se retrouvaient à l’extérieur dans un parc magnifique, toujours chantant, et ils s’en allaient ainsi. C’était à la fois émouvant et complètement vain. C’est pour lutter contre de telles vanités que Pampinée nous propose encore autre chose :

« Restons ici, l’endroit est beau et frais ; il y a, comme vous le voyez, des damiers et des échiquiers, et chacun peut se divertir en se livrant au plaisir que son esprit préfère. Pourtant, si vous suivez mon avis sur ce point, ce n’est pas en jouant, car au jeu l’une des deux parties est amenée à se fâcher, sans que ni l’autre ni les spectateurs en retirent un grand plaisir, mais c’est en contant des nouvelles, ce qui peut divertir, par le récit d’un seul, toute la société qui l’écoute, que nous passerons cette heure chaude du jour. »

Passer l’heure chaude du jour, voilà où nous sommes, et cette heure chaude nous brûle, nous consume : le feu est partout. Nous savons que les mots de Pampinée sont bien plus tragiques qu’ils n’y paraissent ; nous savons qu’ils s’opposent à toutes les options que Boccace avait envisagées, autant aux après-moi-le-déluge qu’aux sectaires sécessionnistes ; nous savons que les nouvelles du Décaméron réinvestissent les pouvoirs de la narration contre les écritures partielles, au premier rang desquelles les algorithmes qui désormais nous gouvernent ; nous savons à l’inverse que les fictions à produire doivent être partielles, temporaires et toujours à renouveler, qu’il faudra les accorder ensemble, les agencer, les entretenir, comme Gallehault et Homère ; nous savons bien que nous avons l’aiguille en main et qu’un mauvais dosage pourrait nous tuer. Nos espoirs ne sont pas démesurés, rien n’est vraiment sûr, mais à plusieurs reprises, chers amis, n’avons-nous pas constaté que le procédé avait marché, au moins pour un temps ? Alors pourquoi pas encore une fois ? Et pourquoi pas cette fois ? Pampinée se tourne vers Pamphile, « qui était assis à sa droite, elle lui demande aimablement de donner, en contant l’une des siennes, un début au récit des autres nouvelles. Alors Pamphile, entendant cet ordre, commença bien vite, écouté de tous, à parler ainsi... »

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