« La vérité ne peut être que par la liberté »

Une lettre inédite d’Emile Zola

paru dans lundimatin#202, le 2 août 2019

Cette lettre d’Emile Zola n’a jamais été publiée dans son intégralité. Au vu de son actualité, le détenteur de ce document souhaitait le porter à la connaissance du plus grand nombre. N’ayant pas reçu de réponse d’une journaliste du Figaro s’occupant de sujets réputés culturels, il s’est tourné vers lundimatin.

Dans ce document historique, en pleine Affaire Dreyfus, Zola s’exprime sur les responsabilités de la presse et l’importance de la liberté pour cette dernière, trois jours avant la parution de sa première prise de position publique en faveur de la révision du procès, et neuf jours après le déjeuner décisif chez le vice-président du Sénat Scheurer-Kestner, dont les révélations l’ont convaincu de rallier le camp dreyfusard. S’il défend une liberté totale de la presse il met aussi en garde contre « l’œuvre abominable de la basse presse, dont le négoce, le trafic sur les curiosités du public, est en train d’énerver, d’empoisonner la nation ! »

Il s’agit de la réponse de Zola à l’enquête sur « les responsabilités de la presse contemporaine », lancée par Henry Bérenger le 4 décembre 1897 dans la Revue politique et littéraire (Revue bleue). Annoncée dès le numéro du 4 décembre, la lettre de Zola sera publiée le 18 décembre — moins d’un mois avant J’Accuse...!

« Paris 22 nov. 97

Monsieur et cher confrère,

[Ce premier paragraphe est rayé de deux traits obliques] Veuillez m’excuser si je tiens si mal ma promesse. Mais quand j’ai voulu écrire les vingt lignes que je vous avais promises, j’ai senti toute la difficulté d’y faire tenir ma pensée.

Je suis pour la liberté illimitée, je la réclame pour moi et je tâche de la tolérer chez les autres. C’est pourquoi je ne veux pas qu’on touche à la liberté d’écrire. Si l’on touche au journal, on touchera au livre. Puis, toute restriction est grosse de menace, la serpe aiguisée contre l’ivraie va couper le blé. Mais quelle tristesse, quel soulèvement indigné de la conscience devant l’œuvre abominable de la basse presse, dont le négoce, le trafic sur les curiosités du public, est en train d’énerver, d’empoisonner la nation ! Mon cœur en saigne, et il faut un douloureux effort de ma raison, pour garder la sérénité de l’espoir. Quand même, je veux croire la presse initiatrice et libératrice, travaillant à plus d’instruction, à plus de lumière. Le torrent, même impur, fécondera tout. La vérité ne peut être que par la liberté.

Voilà, monsieur et cher confrère, ce que j’aurais voulu vous dire mieux et avec les développements nécessaires.

Cordialement à vous.

Emile Zola »

Trois jours après la rédaction de cette lettre, le 25 novembre 1897, Le Figaro fera paraître en une l’article « M. Scheurer-Kestner », première prise de position publique de Zola dans l’Affaire Dreyfus. La rédaction de la présente lettre est contemporaine de celle de cet article fondamental : les deux textes, d’expression similaire sur plusieurs points, témoignent des réflexions et de la position de Zola au cours de cette période cruciale pour lui-même comme pour la Troisième République, sur des questions qui se trouvent au centre de l’Affaire Dreyfus et demeurent actuelles.

La lecture de l’enquête sur « les responsabilités de la presse contemporaine » reste passionnante en 2019. (La Revue politique et littéraire est reproduite sur Gallica ; cette enquête commence à la page https://gallica.bnf.fr/ark :/12148/bpt6k214834r/f709.image et se poursuit sur plusieurs numéros.) Dans « M. Scheurer-Kestner », on lit ceci, qui fait écho à ce document : « La presse est une force nécessaire ; je crois en somme qu’elle fait plus de bien que de mal. Mais certains journaux n’en sont pas moins les coupables, affolant les uns, terrorisant les autres, vivant de scandales pour tripler leurs ventes. » L’article de Zola se conclut par cette formule historique, reprise quelques semaines plus tard sous une forme légèrement différente dans J’Accuse...! : « La vérité est en marche, rien ne l’arrêtera plus », proposition que l’on peut mettre en parallèle avec celle — non moins cardinale — sur laquelle s’achève la contribution de Zola à l’enquête de la Revue bleue.

Au sujet de l’« entrée en dreyfusisme » de Zola, épisode dont l’importance excède bien sûr le cadre de la seule biographie de l’écrivain, l’on pourra se reporter à l’article d’Alain Pagès : « Émile Zola : "je trouvais lâche de me taire" », dans « Mil neuf cent », numéro 11 (1993), pages 136-140.

Cette lettre a été publiée — sans le premier paragraphe, et avec une datation approximative, faute d’avoir pu consulter l’original — dans la Correspondance de Zola, sous la direction de Bard H. Bakker, tome IX, annotations par Owen Morgan et Alain Pagès, Les Presses de l’Université de Montréal et Éditions du CNRS, 1993, p. 102-104.

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