L’école fout en vrac

Paule Position

paru dans lundimatin#390, le 6 juillet 2023

En pétrochimie, le craquage désigne la thermolyse du pétrole et de ses dérivés liquides. L’opération consiste à casser une molécule organique complexe en éléments plus petits. En gros, on prend un corps, on le chauffe et on le décompose. L’école procède de la même manière. Elle prend le corps, le chauffe et le décompose. Elle fabrique des existences démontées, comme un meuble IKEA mais en plus compliqué à réparer. Pire : elle prend un corps, le chauffe puis le détruit. Après, elle te laisse ramasser tes propres miettes. Les miennes sont éparpillées dans la cour de récréation. Je ne suis pas allé les ramasser. Je n’en ai pas la force. Les pigeons s’en chargeront pour moi.

Je suis rentré de l’école en PLS. Le lendemain, je n’irai pas. Je me réveillerai en pleurs après une nuit d’insomnie, comme la plupart des nuits que je fais depuis que je suis contractuel en école primaire à Paris. Mais cette nuit-là est d’une autre tonalité, terrifiante : dans mon cauchemar, les élèves de ma classe de CM1 se battent entre eux jusqu’à s’entretuer. Moi, je suis légèrement en retrait et je les observe. A un moment je me mets à les encourager : Allez Sofia, éborgne Gaspard avec ton compas. C’est ça Soraya, tu peux la serrer encore plus fort à la gorge. Martin revient tout de suite dans la salle, tu n’as pas terminé d’égorger Amine avec l’équerre en métal que je t’ai affûtée. En me réveillant j’ai immédiatement compris qu’il ne fallait pas que j’aille à l’école aujourd’hui. Ça clochait sévère dans ma psyché. Je ne rêvais plus que j’avais oublié de faire mes photocopies, me retrouvant démuni devant mes élèves, ou que je ne les retrouvais plus dans la cour de récréation. Non, cette fois-ci, je cauchemardais une mise à mort collective. Ce matin-là, mon corps a refusé de se lever. Il ne voulait plus jouer le rôle du professeur. Il voulait rester au lit et ne plus jamais en sortir. Je l’observais de loin, à distance, comme dans un mauvais trip sous kétamine. Une mort du corps par craquage à haute température, celui des cauchemars qui ourdissent la réalité.

Sur la recommandation d’un ami, j’ai commencé à lire Solénoïde, un roman de Mircea Cartarescu. Mauvaise idée pour redorer en moi le blason de l’école et continuer à y croire, puisque ce livre en fait une critique acerbe et sans pitié. Dans son journal halluciné, le narrateur raconte sa vie de professeur de roumain, un métier qu’il n’aime pas, qu’il fait mal et qu’il a choisi par dépit, lui qui voulait devenir écrivain.

“Pour l’instant, je dois retourner à l’école où je travaille depuis déjà plus de trois ans. ‘Je ne serai pas enseignant toute ma vie’, me disais-je, je m’en souviens comme si c’était hier, dans le tram qui me ramenait du fin fond du quartier Colentina, où j’étais allé découvrir mon école, et qui traversait le coeur d’une soirée estivale aux nuages rosés. Eh bien, le miracle n’a peu eu lieu et il y a toutes les chances pour qu’il en soit tout de même ainsi. Finalement, ça n’a pas été si dur jusqu’à présent.”

Cet enseignant de papier résiste au craquage. Peut-être que c’est parce qu’il se fiche de ce qu’il fait et qu’il n’a pas intégré la logique aliénante de l’école.

Je vais devant le tableau, je pose le cahier sur le bureau, je m’assois, je fais l’appel. Je me relève et je commence à me promener entre les rangées où je lorgne les pages des manuels ouverts : quelle leçon ai-je donc à leur présenter ? De la grammaire ou de la littérature ? Je suis le pire professeur qui ait jamais enseigné.”

Moi, j’ai craqué deux jours après qu’un enfant m’ait dit : “Vous êtes le pire professeur”, parce que je lui avais dit de prendre un peu l’air.

Comme beaucoup d’enseignants, je suis allé consulter un médecin. Celui qui m’a ausculté me dit : lorsque le corps lâche il faut l’écouter parce qu’après c’est trop tard, il ne peut plus lâcher et disparaît, tout simplement. Je n’avais pas envie de disparaître à nouveau. Merde, pas au mois de juin, le meilleur moment de l’année, celui des siestes dans l’herbe, des teufs en plein air et de la sueur dans le dos. Hier, ma colocataire est rentrée du Brésil. Elle a le teint bronzé, les cheveux brillants. Après mon rendez-vous, on a mangé une salade de haricots blancs, de fêta, de concombres, de menthe et d’huile d’olive sur la terrasse de notre appartement d’Aubervilliers. Je lui dis que je suis en arrêt maladie pour dix jours - en congé maladie, comme le précisera dans un texto la directrice de l’école où je travaille, et cette nuance a une signification : ce sont bien de vacances, dont j’ai besoin, pas d’un arrêt. Ma coloc m’écoute calmement, puis elle me dit : l’institution fonctionne au craquage. C’est son mode opératoire. Elle prend des corps, elle les emploie et les fait craquer. Et puis elle recommence. “Je fais de la moula je recommence” rappe S-Pion dans Fuck Mes Rêves. L’Education Nationale aurait pu remixer ce morceau : “Je fais craquer je recommence, je fais craquer je recommence”.

Cette fois-ci, ce sont mes nerfs qui ont sauté. Insomnies sur insomnies, résurgence de ma dernière dépression, il y a six mois. Je ne dormais plus et je me réveillais systématiquement à trois heures du mat’. Je mattais Hunter x Hunter pour occuper mon esprit à autre chose qu’à une rumination existentielle pénible, et j’attendais que le soleil se lève. Lorsqu’il se levait enfin, rien ne se passait, évidemment, parce que la vie dépressive est une errance dans un système clos uniquement éclairé par des lumières ternes. Comme une salle d’opération, mais sans personne à sauver, seulement des chirurgiens jouant au solitaire chacun dans un coin. Un désert aux néons écarlates. Le monde moins la saveur du monde. Aujourd’hui, avec mon pseudo-burn-out, c’est pareil. Je me transforme en zombie. D’ailleurs, ma médecin traitant m’explique qu’on ne peut plus mentionner burn-out dans un avis d’arrêt maladie. Pour que ce motif d’arrêt soit valable, la Sécu impose à un médecin de constater le burn-out sur le lieu de travail de la personne concernée. A part une psy occupée à faire passer des tests pour orienter les élèves vers des SEGPA, il n’y a aucun personnel soignant dans mon école, donc aucune possibilité de reconnaître un burn-out. Il faudrait qu’un médecin soit infiltré à l’intérieur de l’enceinte et qu’il fasse secrètement son travail de dépistage. En fait, il en faudrait un tas, et je pense qu’ils seraient vite débordés.

J’ai appris à m’auto-médicamenter pour éviter le craquage. Après avoir arrêté les antidépresseurs (fâcheuse impression de me transformer en aubergine), j’ai commencé le Millepertuis, mais j’envisage d’arrêter aussi, pour coller à mon état émotionnel plutôt que de tenter de le domestiquer. Pour apprendre à marcher sans béquilles. J’ai peur, à vrai dire. Si j’arrêtais le Millepertuis je m’effondrerai, c’est certain. Cette plante est l’antidépresseur qui me donne le plus de stabilité, sans corrompre tout à fait mon architecture émotionnelle. Mais je sais pertinemment que si je n’en avalais plus (800 mg par jour, quatre fois la dose habituellement recommandée), je sombrerai dans un abysse. A vrai dire, j’en étudie sérieusement les possibilités. D’un côté, ça serait gênant, voire douloureux. La souffrance quotidienne reprendrait le dessus : stress des échéances, sentiment d’étouffement, anxiété du rendez-vous avec la vie. Je passerai peut-être mes journées au lit. Ou alors j’arrêterai totalement de travailler, parce que je réaliserai enfin que ce n’est pas la vie qui me craquelle, mais l’école. Ça serait mieux, finalement. Je traiterai enfin le mal là où il se tapit. J’arrêterai d’aller à l’école parce que l’école telle qu’on la conçoit est une terre épuisée. Une terre acide pleine de souffrance fonctionnant au craquage. Une école qui fonctionne à merveille, finalement.

Un collègue à qui j’expose cette idée du craquage comme mode de fonctionnement de l’école me rétorque qu’elle fonctionne aussi au chantage. Lorsque j’étais en congé maladie (cause : épuisement généralisé, donc, et pas burn-out, surtout pas, ça ferait tâche), ce collègue a récupéré les élèves de ma classe. Pendant une semaine, il a travaillé avec trente enfants de REP, c’est-à-dire des enfants dont on sait déjà qu’ils sont condamnés à l’inertie sociale, mais pour lesquels on veut bien faire un effort de communication, et surtout pas de remise en question du système éducatif. J’imagine mon collègue avec les trente enfants, presque héroïque. Lui aussi dort peu. Il a un enfant en bas âge, mais c’est un enseignant chevronné, et surtout passionné. Moi j’aime bien ce travail, mais sans plus. Je pourrais faire autre chose. J’ai fait autre chose avant, je ferai autre chose après. Ce travail-là n’est qu’une expérience parmi tant d’autres pour traiter le monde à travers mon écriture, pour apprendre à mieux le connaître. Ma vocation n’est pas d’être enseignant. Je le fais pour apprendre, être curieux, ouvrir des perspectives, et gagner un peu de thunes. Je n’y suis pas allé pour faire un burn-out, en tout cas. On est tous passé par là, me rassure une collègue qui me croise dans le couloir, alors que je suis assis par terre, le regard vide, le jour de mon retour à l’école.

Une fausse-arrivée et un vrai départ, puisque je repartirai en arrêt une semaine plus tard. Rien à faire : dès que je dois aller à l’école, je suis maintenant pris d’une angoisse. Cette angoisse se matérialise dans la sonnerie.

“La sonnerie marquant la fin du cours me prend toujours par surprise : je ne sais pas si les trompettes de l’Apocalypse sonneront plus fort, mais la sonnerie de l’école serait capable de réveiller les morts au fond de leurs cryptes. A chaque sonnerie, j’éclate en morceaux que je rassemble péniblement pour retrouver ma forme initiale. Les enfants quittent la classe en courant et me laissent seul entre les bancs vides et le tableau qui me semblent soudain si tristes que je cherche au plafond le crochet pour me pendre.” (Mircea Cartarescu, Soléoïde).

Durant mon absence, aucun remplaçant n’est missionné pour reprendre ma classe. On aurait dû en avoir un, mais il n’y avait personne de dispo. C’est ce qu’a annoncé la circonscription. Et c’est tout. Pas de solution proposée. Pas d’excuses. Juste un constat : personne ne peut remplacer le remplaçant. Mon homologue de CM1 est mis devant le fait accompli. Il est tiraillé entre l’envie de les envoyer se faire foutre et permettre tout de même aux enfants de se retrouver en classe. Le chantage est là. L’institution fonctionne en malaxant les affects. Dans cette classe, je suis le cinquième enseignant. Je suis arrivé en janvier. Dans le métier, on parle de classe sinistrée. La circonscription prévoit de sécuriser le CM2, l’an prochain. C’est-à-dire, dans leur langage, de titulariser un enseignant jusqu’à la fin de l’année, et donc de ne pas reproduire l’erreur consistant à laisser partir un enseignant titulaire en cours d’année pour qu’il puisse prendre un poste, puis à enchaîner les remplaçants. Mais une erreur systématique est-elle toujours une erreur ? A l’Education Nationale, il y a un problème de recrutement, c’est certain. J’ai été recruté directement à l’issue de mon entretien et, après une formation minimale de deux jours, on m’a confié une classe jusqu’à la fin de l’année, une classe dont j’étais le sixième enseignant. C’est une école de REP, réputée comme particulièrement difficile à manœuvrer. Tu ne pourras pas connaître une classe plus dure dans ta carrière, me confie une collègue quelques jours après mon arrivée. Pour briser le désir d’enseignement, l’institution ne pouvait donc pas trouver mieux.

Je profite de mon congé maladie au soleil. Je suis au parc de Belleville, j’attends une amante. J’ai une autorisation de sortie, donc je n’ai pas à craindre qu’un fonctionnaire de la Sécurité Sociale vienne vérifier si je suis bien chez moi entre 9h et 12h et entre 14h et 18h (viennent-ils vraiment ?). Un groupe de femmes multiplie les pas de danse sur fond d’eurodance. Je dévore Solénoïde de Mircea Cartarescu. Comme le narrateur, je me demande si moi aussi je ne déteste pas mon travail. Ou plutôt si ça ne serait pas l’institution qui m’a fait détester mon travail. Est-ce que ça aussi c’est une fonction de l’institution ? Du coup, normal que l’école soit un bordel, si elle est conçue pour qu’une bonne partie de celles et ceux qui la côtoient soit amenés à la détester. A l’école primaire, j’étais toujours le premier de la classe, mais j’étais aussi le premier à faire n’importe quoi. Une fois, j’ai coupé l’eau chaude de tout l’établissement, à savoir l’école maternelle, l’école primaire et le collège, en trafiquant les boutons de la chaudière dans la salle technique. A la cantine, tout le monde a mangé froid. Les épinards étaient encore plus dégueulasses que d’habitude. Dans le bureau du directeur, je me souviens de son mot : te rends-tu compte de ton acte ? Oui, je m’en rendais compte. J’en étais fier. Ma mère, elle, l’était un peu moins. Heureusement, mes résultats scolaires étaient impeccables.

Depuis quelques jours, j’ai arrêté de penser aux gosses. La charge de la classe s’évapore. Je pense à mon collègue de CM1 et je culpabilise un peu. Après tout, c’est lui qui a choisi de les prendre. Et j’aurais certainement fait pareil pour lui. Puis j’aurais craqué, peut-être, et la vie de l’école aurait continué sans moi, comme elle le fait déjà très bien en ce moment. Une collègue que je croiserai plus tard, à mon retour, me dira : Ne culpabilise pas. Culpabiliser c’est reproduire le jeu de l’institution. C’est entretenir son pouvoir. Nous ne devons pas culpabiliser parce qu’on s’épuise à la tâche. Parce qu’on ne nous donne pas les moyens de l’accomplir, et parce qu’on est confronté à un dysfonctionnement généralisé, presque organisé, comme si l’école publique devait s’écrouler, et que les gouvernant·e·s n’attendaient plus que ça, tranquillement. C’est pour cela que je me demande si l’école fonctionne toujours à merveille, ou s’il n’y pas une volonté évidente de la désagréger pour la livrer au privé, petit à petit. On gardera juste les écoles publiques pour les enfants des pauvres, que l’on préparera à exercer des métiers aliénants. Prisonniers ou policiers. N.O.S, dans Fuck Mes Rêves : “Des fois j’sais plus qui j’suis pour ce putain de salaire”. Et plus loin : “J’ai troqué cette monnaie contre mon temps de vie”. Moi, j’ai décidé que ça n’en valait vraiment pas la peine. On a pas le time pour se faire enfoncer, on a juste le time pour se faire défoncer (le cul, la chatte, merci Dustan <3 ). Non, vraiment, je ne culpabilise pas de dysfonctionner dans ce cadre-là et de ne pas pouvoir retourner au travail. La culpabilité, c’est la mort. Je ne vis pas en attendant la mort.

Ma colère, en revanche, est débordante. J’en veux à l’institution de nous briser. Lorsqu’on disait qu’il fallait prendre une charge publique, je ne visualisais pas celle-ci comme une enclume. L’institution broie avec de grands moyeux. Elle écrase l’individu, lui ôte sa vitalité. Elle vampirise. Ces derniers jours j’ai senti qu’on me pompait le sang. J’ai cru à un moment que c’était les enfants de ma classe, parce qu’ils ne se conforment pas à ce qu’on leur demande (merci à vous de rester barbares et récalcitrants), mais non, c’était autre chose. C’était l’institution. Et l’État qu’elle sert. Les enfants ne sont jamais responsables. Les enfants vivent comme ils veulent, souvent comme ils peuvent. Dans ma classe, un enfant a vomi en classe un jeudi matin. Parfois il passe la matinée à dormir. De la directrice, j’apprends que son beau-père vient de recevoir une OQTF.

“Je suis tellement malvenu, moi qui suis placé au-dessus d’eux, à les juger, en dieu dérisoire, avec mon obscène stylo rempli à l’encre rouge. Tenez, Palianos : elle ne sait jamais écrire “s’est” ou “ses”, mais à la maison elle s’occupe de ses cinq frères plus petits, elle prépare à manger, elle lave et repasse le linge, alors qu’elle a seulement douze ans.” (Solénoïde, Mircea Cartarescu).

Les enfants n’ont rien à voir dans ce craquage. Seule l’institution est concernée, et aussi un manque de lucidité de ma part. L’institution m’emploie à une tâche et j’en ai accepté ses conditions stupides. C’est elle qui déploie son inertie mortifère, et sa capacité à nous avaler sans considération. Je veux bien être sacrifié, mais seulement si ça a un sens cosmique. L’anthropophagie, c’est ok si on me promet l’accès au paradis. Or, non : l’institution scolaire avale purement et simplement. Elle ne rend rien. C’est toi qui rend. Tu sors de là et tu traverses le boulevard pour t’écrouler devant une bouche d’égout. C’est toi qui dégueulera à l’intérieur, pas elle. L’institution gère les liquides visqueux qu’elle génère chez d’autres. Elle en rejette un tas et se charge de les ingérer pour persister sa machinerie colique. Elle pue la merde, du coup. Mais à un moment, on a plus de liquide à cracher. Même plus de colère. On est juste vidé. Épuisé. L’institution m’épuise.

Le puits, un jour, était rempli d’une eau vrombissante, comme une rivière déchaînée. Mais un beau jour, sans qu’on s’en aperçoive, l’eau s’est vidée. Le puits est devenu tout sec. C’est ça, l’épuisement. Nous sommes du liquide et si ce liquide devient sec, c’est foutu. Il ne reste plus qu’à passer la serpillière sur un sol désertifié. Le point commun entre une nappe phréatique, un corps mis à l’arrêt et un sol sur lequel rien ne pousse est l’épuisement. C’est la condition vers laquelle nous tendons toutes et tous, et c’est aussi la condition par laquelle nous devons infuser nos colères. A l’intérieur de nos corps épuisés, il reste quelques ressources à déployer : multiplier les congés maladie et mettre au travail notre courroux. Nous ressaisir, comprendre qu’on vient d’un monde où les apories peuvent être traversées. Un monde où on se reconnaît. Où on ne performe pas une part de nous dont on a honte.

Souvent, à l’école, j’ai l’impression d’être un flic. Rapidement, j’ai compris que ce n’était pas qu’une impression. Je suis un flic. L’école nous renvoie à la pat oppressive qui est tapie en nous. Et les gamins, eux aussi, l’ont bien intégrée. Lorsque je leur demande ce qu’ils pensent du comportement d’un personnage ayant dénoncé un braqueur de banque, ils répondent à l’unisson : c’est bien fait pour lui, nous aussi on aurait fait pareil. Petit, je regardais Robin des Bois avec ma grand-mère. Je me demande quel est le Robin des Bois auquel ils s’identifient.

A l’école, on est forcé à se désidentifier de nous-même pour un peu de monnaie. On subit la condition de l’écartelé facial, celui qui ne parvient plus à recomposer les traits de son visage lorsqu’il se regarde dans le miroir, par honte. Tu as maigri, constate une collègue lorsque je reviens finalement à l’école. Oui, et mon propre visage est devenu une chose étrangère à ma conscience.

“Plus je ressemble à un professeur - et le passage du temps revêt de son uniforme les occupants d’une salle des profs jusqu’à ce qu’ils ressemblent tous à des mites desséchés dans une antique collection d’insectes -, plus cela me paraît étrange et déplacé, comme un bas noir tendu sur le visage d’un braqueur de banque.” (Mircea Cartarescu, Solénoïde).

Ces derniers jours, j’ai repris le chemin de l’écriture, et j’ai aussi repris le chemin de la révolution quotidienne, celle consistant à déserter pour imaginer un monde meilleur. Mon amante est finalement arrivée au parc de Belleville. Elle a amené des bières. On s’enlace. Je regarde une fleur butinée par une abeille. Elle s’ouvre. Mes jambes sont entortillées aux jambes de mon amante. L’abeille s’en va, je m’approche de la fleur. A l’intérieur se trouve un petit papier sur lequel est écrit “On n’est pas tout seul. Puis, pour la première fois depuis deux ans, je parviens à faire une sieste. Lorsque je me réveille, il fait déjà presque nuit. Nous montons dans l’appartement de mon amante, nous buvons une tisane et nous faisons l’amour. Puis nous nous endormons jusqu’au petit matin en écoutant un podcast, Nos Amours Hanté·e·s. Le lendemain, en sortant de chez elle, je monte sur mon vélo et je sifflote. Je constate que je suis heureux de m’être autorisé à aller mal. “Je suis tombé, je me relève, mais à quelle hauteur ?” chante S-Pion. Sur les hauteurs de Belleville, je regarde la ville, vaste et vibrante. Un chien passe à côté de moi. Il m’aboie dessus lorsque j’essaie de le caresser. En voilà un qui ne se laisse pas faire. Puis il rejoint ses congénères et tous partent en meute au cœur de la ville, en passant sous les jambes des passants. Petit à petit, je récupère les parties de moi qui s’étaient dispersées. Je me rappelle que je suis une molécule dans un monde moléculaire. Et lorsqu’on casse une molécule, celle-ci prolifère en de multiples entités irréconciliables, incontrôlables, instables. Et, exactement comme la colère, on assiste alors à un débordement terrifiant de cette prolifération. Heureusement, ce phénomène est extrêmement contagieux.

“Aucun soulèvement, aucune révolution, fût-elle sanglante, n’avait été plus radicale, car ici il était question de la mise à mort des dieux et de la destruction de leurs instruments magiques par lesquels les enfants de la lumière étaient contraints à l’obéissance. Dans des millions de salles poussiéreuses et mal éclairées, aussi froides que les chambres frigorifiques des abattoirs, un adulte isolé faisait face à trente Pygmées plongés dans leurs rêves cruels et fantasques. Qui étaient ces créatures aux larges yeux hypnotiques, semblables à ceux des abeilles ? Pourquoi fallait-il les dompter, des années durant, et finalement les transformer en créatures qui nous ressemblent ? Seulement pour que nous ne finissions pas dévorés par elles ?” (Mircea Cartarescu, Solénoïde).

Nous aussi, nous pouvons redevenir des enfants récalcitrants à l’ordre de la matraque.

Nous aussi nous pouvons les dévorer pour les digérer dans le caniveau.

Nous aussi nous pouvons les faire craquer en mille morceaux.
Nous aussi nous pouvons les foutre en vrac.

Paule Position

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