L’angoisse : à l’école, c’est la rentrée !

A propos de Tricher. Fabrications d’intelligence collective à l’école de Thierry Drumm.

paru dans lundimatin#206, le 9 septembre 2019

Finies les vacances et ses enfantillages ! Finis les G7 avec ses polices et ses contre-sommets menés par des alternatifs tout aussi férus d’ordre public. Finies les mises en scène potaches des grands de ce monde et leurs tapes hilares sur le dos après des repas bien arrosés. Finies les frayeurs hypnotiques devant les images de l’effondrement du monde, les yeux rivés tantôt sur des méga-incendies en Amazonie, tantôt sur la fonte des glaces dans l’Antarctique. Les choses sérieuses recommencent. A l’école, comme chaque année, c’est la rentrée... !

A propos de Tricher. Fabrications d’intelligence collective à l’école. Thierry Drumm. Presses universitaires de Liège, 2019 [1].

« (...) que ce mot de philosophie signifie l’étude de la sagesse, et que par la sagesse on n’entend pas seulement la prudence dans les affaires, mais une parfaite connaissance de toutes les choses que l’homme peut savoir tant pour la conduite de sa vie que pour la conservation de sa santé et l’invention de tous les arts ; et qu’afin que cette connaissance soit telle, il est nécessaire qu’elle soit déduite des premières causes ».

« (...) C’est le plus grand bien qui puisse être dans un Etat que d’avoir des grands philosophes ».

René Descartes. Principes de philosophie, 1664.

On pourrait considérer à l’aune des nouvelles perceptions que nous avons de la décomposition de nos milieux de vie, que nous sortons d’une longue éclipse du monde. Oui, le monde revient. Et il a mauvaise mine. En tout cas pour bon nombre « d’espèces », dont nous, les humains, qui avons survécu à la modernité.

Il n’est pas le lieu ici de tenter une généalogie de cette dernière. Disons, avec d’autres, que celle-ci nous apparait aujourd’hui comme un long effacement des rapports aux milieux singuliers qui font monde. Soulignons-en seulement cet épisode du capitalisme tardif, qu’on appelle, en France, les Trente Glorieuses, cette mise en coupe réglée des formes de vie improductives opérée par le Plan de l’économie administré qui fit société. Comment la France, éternel Royaume de l’Institution, dans sa « reconstruction », aurait pu ne pas tirer parti de sa longue tradition d’administration qui depuis des siècles arraisonne tous les milieux singuliers de la vie commune ?

Si cette éclipse des rapports sensibles au monde fut indissociable de la production d’une « population », il nous faudra ajouter que cette dernière ne surgit pas par la grâce d’un instinctif grégarisme faisant Loi chez les Français. Elle eut lieu contre une autre tradition dont les convulsions nous parlent d’une autre France, l’anti-France communarde qui continue régulièrement à faire exploser le « social » et ses Constitutions.

Comment ignorer que la Constitution est l’autre nom glorieux de la passion française pour l’éternelle Restauration de la société ? Comment expliquer la rage revancharde de tous les anciens Versaillais et nouveaux Managers ? Les morts, éborgnés et autres mutilés de Macron, manifestement devenu fou dans son Palais, après un moment de panique lors des journées émeutières de décembre dernier, nous le rappellent

On sait que la III République, cet événement contre-révolutionnaire, en tant qu’avatar refondateur de l’identité française, fut l’expression bicéphale d’un colonialisme intérieur et extérieur, s’acharnant à imposer son universelle raison civilisatrice aussi bien dans tous les interstices de l’Hexagone que dans ses colonies. Les dizaines de milliers de communards massacrés en mai 1871, comme les morts jamais comptés chez les révoltés kabyles de Mokrani de 1872 en Algérie, en surent aussi quelque chose.

Pour pacifier les histoires aberrantes des soulèvement communards, il aura fallu la tâche tenace des institutions, militaires et policières, disciplinaires et hygiénistes, pastorales et froidement calculatrices des comptes de la valeur. Dont la plus inévitable, la plus obstinée à défendre la société : l’Education Nationale.

Longue lignée de la Constitution d’individus souverains, c’est-à-dire de sujets. C’est-à-dire assujettis. Et des institutions en mission contre des formes de vie ingouvernables qui instaurent des multiplicités. Michel Foucault nous prévient dans son introduction aux cours de 1977-1978 :

(...) J’ai essayé de vous montrer comment, en fait, l’individu n’est pas dans la discipline la donnée première sur laquelle elle s’ exerçait. Il n’y a de discipline que dans la mesure où il y a une multiplicité et une fin, ou un objectif, ou un résultat à obtenir à partir de cette multiplicité. La discipline scolaire, la discipline militaire, la discipline pénale aussi, la discipline dans les ateliers, la discipline ouvrière , tout ça c’est une certaine manière de gérer la multiplicité, de l’organiser, d’en fixer les points d’implantation, les coordinations, les trajectoires latérales ou horizontales, les trajectoires verticales et pyramidales, la hiérarchie, etc.

« (...) La discipline est un mode d’individualisation des multiplicités. (...) Donc après tout la souveraineté, la discipline comme bien sûr la sécurité ne peuvent avoir affaire qu’à des multiplicités » (Sécurité, territoire et population, pp. 13-14).

Mais il se trouve que le monde revient. Considérer de quelle manière il vient à nous, les humains, c’est enfin (à nouveau) sentir la différence entre des manières de le devenir, éprouver des modes d’existence des relations entre les humains, les autres êtres et les choses qui singularisent un milieu. Car l’humanité n’est pas « Une ». Si « l’humanité » a pu coïncider avec la marche forcée vers l’unification du monde, c’est en vertu d’une longue tradition d’autonomisation des sujets à gouverner. Et mutatis mutandis par l’imposition de modes d’expérience d’individuation réflexive, autant de formes de séparation et d’écrasement des expériences transitives entre les êtres. Celles par lesquelles nous faisons exister les lieux en devenir de la communauté contre l’espace administré de la population.

Le livre de Thierry Drumm nous parle avec une rare élégance, fort bienvenue au regard de la grossière pornographie de la représentation dont nous sommes affligés, des ravages d’une institution, l’institution scolaire.

En voilà la brève présentation de ses conséquences dans son propos liminaire : « Ce projet, brisant toutes les relations et solidarités, aux êtres autant qu’aux choses et aux idées, aboutit à des résultats dévastateurs, que seule une foi brulante dans la ’nature’ mentale de la pensée permet de supporter et de prétendre nécessaire (p.11) ».

Au cours de sa méditation, au travers de son éloge de la triche, il suggère des formes de résistance à l’isolement produit par les perverses opérations de constitution d’une pensée mentale, solipsiste, insensible, destructrice des relations, captive de la représentation et où notre rapport au réel du monde ne peut être que fondé :

« Descartes, Hobbes et tous les Modernes, nous mettaient dans la situation de comprendre la ’réalité’ à partir de la définition de variables indépendantes isolées, posées comme fondements à partir desquels les situations plus compliquées découlaient. Les relations n’étaient pas caractérisées comme des expériences senties, mais comme des réalités ’purement mentales’, découlant des termes ou des données, ou existant de façon ’a priori’  » (p. 145).

Il est important d’insister sur ce point : la catastrophe que nous vivons est indissociable de l’acharnement que l’ON a mis à produire une pensée mentale effaçant les formes transitives de la pensée, nous arrachant à nos attachements, comme aux « zones formatives » de l’expérience. La pensée mentale, obtenue à partir de « technologies spirituelles supposant des dispositifs insulaires » (p.61) deviendra avec le temps le ferment indispensable à la formation de l’existentialisme libéral, voué au culte des compétences et à la concurrence comme des nouvelles formes de soumission.

Que le caractère anachronique de l’institution scolaire soit en crise, particulièrement en France, coincée entre, d’une part, les vieilleries disciplinaires et, de l’autre, le culte forcené d’un Moi rendu follement versatile par le réseau cybernétique, incapable de se concentrer (de « faire converger vers un même centre »), plus personne ne peut l’ignorer.

Il reste un dernier recours face à l’implosion de cette vieille usine de la soumission : la confiance. Mais ici, la confiance convoquée par l’énième réforme du vieux Mahmut imposée par l’ancien de l’ESSEC, Jean-Michel Blanquer, dans son projet d’école éponyme, n’est rien d’autre que le détournement qu’en opère le Grand escroc [2] : confiance dans la méfiance généralisée comme principe d’action. Ou une autre manière de définir l’entreprise économique, autrement dit le capitalisme comme mode de gouvernement.

Tout autre chose est l’expérience de la confiance que nous propose d’explorer Thierry Drumm dans sa déambulation dans une école en fragments :

« Il me semble important, chaque fois qu’une certaine ambulation ou divagation spéculative à comme ici été reprise, d’opérer une halte ou une pause, non pas pour se donner la satisfaction contemplative du travail accompli et bientôt oublié, mais au contraire pour considérer le chemin parcouru et prendre la mesure des nouveaux possibles associés à la situation transformée. Il faudrait fabriquer avec le même soin mis à déambuler cette expérience ’substantive’ qui va permettre la confiance en des possibles à venir. Il ne s’agit pas de récapituler, de dresser un bilan, mais d’obtenir des consolidations relatives, et de ressentir la joie des conceptions nouvelles dont on s’est, dans le meilleur des cas, rendu capable. Il faut que nous puissions nous élancer à pieds joints, mais il faut aussi que nous puissions cultiver la confiance en la possibilité (même incertaine) que le monde vienne à la rencontre de notre saut » (p. 145).

Il se pourrait que les mobilisations des enseignants contre la réforme Blanquer reprennent à la rentrée, voir même qu’elles s’amplifient. Nous nous en réjouissons et nous en serons. Il serait bon pourtant de se rappeler que l’école est une taule. Et que toute taule a besoin de ses tôliers. Et que dans des temps à venir, peut-être, à l’instar des luttes écologiques contre des projets d’infrastructures dévastatrices, l’Education Nationale soit enfin considérée, elle aussi, comme une Grande Institution Inutile. Après tout, comme le dit notre auteur : « (...) La simple survie collective sur le radeau à la dérive de la pensée mentale semble désormais compromise ».

Finissons notre propos introductif avec une dernière citation. « Il y a des multiples salles de cours dans un lycée, mais toutes communiquent avec le couloir qui conduit vers la sortie ».

Heureusement.

Arro Llenafar

APERÇU


PROLOGUE

Il y a au moins deux écoles dans toute école. La célèbre photo de Doisneau « École, rue Buffon » ouvre le champ d’une hésitation : un élève triche, l’autre se concentre. Aucune différence du point de vue des conséquences immédiates (identiques) : tous deux parviennent à la bonne réponse (peut-on sup- poser). La différence réside donc ailleurs, dans les conséquences politiques étendues de ces manières de savoir : à quoi aboutit la première pratique (tricheuse) de connaissance ? À quoi aboutit la seconde (autonome) ?

TRICHER

On prend le parti de s’adresser à la triche non pas d’un point de vue essentialiste (qu’est-ce que c’est ? À quelle catégorie appartient-elle ?) mais d’un point de vue pragmatique, c’est-à-dire du point de vue des effets (où la triche nous conduit-elle ?). La triche se comprend alors doublement : elle est d’abord une résistance aux pratiques visant la constitution d’une connaissance mentale, privée et monnayable. Mais elle n’est pas seulement une résistance (déjà importante néanmoins à ce titre) : prise positivement, elle invite à imaginer d’autres manières, collectives, de connaître. Elle fait ainsi exister un style de monde bien différent de celui auquel nous avons fini par nous habituer : un plurivers fait de morceaux d’expériences raccordés ou raccordables par les bords (préhensions, concaténations, interceptions), mais qu’aucune relation transcendante ne traverse de part en part. C’est le style d’expérience que le philosophe William James appelle « le type de l’enfilade ». Néanmoins, la triche aboutit bien souvent, même pour tricheuses et tricheurs, à des résultats insatisfaisants. Quelle en est la raison ?

LA DESTRUCTION DES RELATIONS

La raison semble tenir à une situation dans laquelle la triche ne trouve l’occasion que d’une expérience pauvre et limitée. Cette situation ou ce milieu, celui de l’école, peut se comprendre comme s’inscrivant dans l’héritage du projet moderne de fondation du Savoir et de la Société dans des entités absolues, c’est-à-dire qui peuvent être définies sans aucune relation. Les catégories habituelles de sujet et d’objet en sont les expressions les plus générales, et l’idée d’une pensée mentale et privée, une des grandes conséquences. C’est alors à cette pensée mentale et privée que l’école, son heure venue, s’adresse. Ce projet, brisant toutes les relations et solidarités, aux êtres autant qu’aux choses et aux idées, aboutit à des résultats dévastateurs, que seule une foi brûlante dans la « nature » mentale de la pensée permet de supporter et de prétendre nécessaires.

RÉSISTER À CE QUI MOBILISE

Bien entendu, cette suppression des relations n’a jamais fonctionné, car elle aurait logiquement entraîné un isolement complet des pensées désor- mais « mentales ». Aussi l’école est-elle en réalité saturée de relations indispensables à la fabrication (tout à fait effective) de la pensée mentale et privée. Ces relations très puissantes et variées se présentent notamment comme la constitution de fidélités, le recours à des opérations de capture, la mise en place de dispositifs rendant des processus de malédiction et de damnation effectifs.

REDÉPLOYER L’EXPÉRIENCE DES RELATIONS

L’école habituelle disposait d’un avantage cons- tant : omettant l’expérience des relations tout en y ayant nécessairement recours (d’une façon rendue particulièrement violente en vertu même de cette omission ou de ce mépris), elle rendait par avance impossible toute comparaison « symétrique » de ses manières et de celles héritées/inventées/maintenues par la triche. Replonger les deux écoles dans le bain des relations permet de donner aux expérimentations tricheuses un champ pour se redéployer. Le registre de ces dernières est tactile ou haptique plutôt qu’audiovisuel. La comparaison des conséquences associées d’une part aux pratiques tricheuses, d’autre part aux pratiques de constitution de la pensée mentale, convainc du caractère désastreux des secondes, qui ne cessent de fabriquer le monde « naturel » dans lequel « l’homme est un loup pour l’homme » et la Terre, un ensemble d’opportunités à saisir.

ÉPILOGUE

La situation présente conduit à conférer à la spéculation ouverte par la triche une importance multi- pliée. La simple survie collective sur les radeaux à la dérive de la pensée mentale semble désormais compromise. De l’école, telle qu’elle fabrique l’individu doté d’une pensée (de savoirs, de compétences) individuelle et privée, il faut dire qu’elle n’est pas du tout inadaptée au monde actuel. Elle ne l’est que trop : c’est elle qui prépare à l’existence individuelle et libérale. Ce n’est donc pas en raison de son inadaptation qu’il s’agit de mettre un terme à cette expérience folle, mais en raison de son caractère depuis toujours dévastateur. Il est urgent d’apprendre des tricheuses et tricheurs comment connaître autrement, comment penser à plusieurs, comment apprendre mutuellement.

(...)

CE À QUOI LA TRICHE NOUS INTÉRESSE

Il s’agirait, dans ce qui suit, de tenter de suivre le fil d’idées qu’une telle situation suggère. J’aimerais trouver les manières de dire, d’une part, que l’école n’a pas pour objet propre la connaissance, mais seulement l’institution de la pensée mentale. C’est peut-être l’un des résultats les plus étonnants de cette enquête, mais les pratiques des tricheuses et tricheurs nous conduisent à reconnaître que la pensée n’est pas « naturellement » mentale, et qu’elle ne le devient qu’à certaines conditions. Cet apprentis- sage et cette institution de la pensée mentale sont dévastateurs, et participent constamment et puissamment à la perpétuation de conséquences d’une ampleur inouïe. J’aimerais trouver les manières de dire, d’autre part, comment la triche maintient au contraire, et fort heureusement, à la fois l’héritage et l’espoir d’autres manières, collectives et conviviales, d’apprendre et de connaître.

Il n’est pas facile de parler de la triche, puisqu’il faut surtout la faire, l’inventer. Une enquête propre- ment descriptive, manifestant ses multiples trucs, trouvailles, inventions, devrait assurément d’urgence être entreprise. Ce n’est pas ce à quoi je me suis efforcé ici, même si la triche n’a jamais joué pour moi le rôle d’une illustration, éventuellement provocante, d’idées personnelles sur l’école. C’est bien réellement la triche, dans ses particularités concrètes, qui m’a entraîné dans une aventure spéculative dont j’essayais seulement de ne pas perdre le fil, afin d’en enregistrer les conséquences, dont j’étais le premier stupéfié. La triche (qui pour sa part a bien entendu encore de tout autres problèmes, de tout autres intérêts) ne cessait de demander, de façon toujours plus précise, convaincante et variée, à mesure que j’en suivais la trame : pourquoi fabriquer la pensée mentale et privée ? Dans mes premiers essais d’écriture, je n’avais pas su me déprendre de l’ordre classique de l’exposé, partant de l’idée (dès lors générale) que le suivi expérimental de la triche m’avait permis de ramasser sur son parcours, pour n’arriver que dans un second temps à traiter de celle-ci comme justifiant cette « thèse ». Trahison radicale de ce que pourtant la triche elle-même m’enseignait, une telle façon « contre-empirique » de faire ne pouvait qu’aboutir à l’effondrement de la spéculation. Il fallait donc tout reprendre et partir de la triche, commencer par simuler son mouvement et répéter ses ingrédients, non pas pour en donner l’illusion spectaculaire, mais pour en conduire l’exercice pratique (comme dans un simulateur de conduite). C’est dans la triche même que j’avais trouvé et qu’il fallait donc trouver l’énergie nécessaire à une propulsion spéculative sans décollement vis-à-vis du plan de l’expérience. S’il fallait par contre à tout prix veiller à ne jamais atteindre cette « vitesse de libération » qui nous ferait quitter le plan de l’expérience concrète, c’est parce qu’aucune expérience (comme l’enseigne aussi la triche) n’est le simple tremplin d’une idée ou d’un concept : celui-ci et celle-ci apparaissent bien plutôt comme des vibrations spécifiques, des trajets possibles, au sein de l’expérience. C’est de l’intérêt pour la triche qu’il fallait partir.

(...)

CONCATÉNATIONS

Intensément attentives aux préhensions et transitions, les pratiques de triche contribuent à faire exister une expérience pour laquelle l’unité présupposée de l’univers n’est ni nécessaire ni même souhaitable. L’idée d’une réalité unifiée, la notion même d’un « univers » sont non seulement fantaisistes du point de vue de l’expérience concrète (les expériences vont toujours par morceaux — qui connaît « the big picture  » ?) mais elles rendraient par ailleurs impossibles et incompréhensibles la fabrication même d’une pensée, le transit même d’une connaissance. S’inspirer de James et parler de « plurivers » conviendrait bien mieux pour caractériser ces expériences toujours locales, même quand elles sont déplaçables et délocalisables, même quand elles projettent leurs conséquences à grandes distances. Un tel monde, du « type de l’enfilade » (James, Philosophie de l’expérience, p. 215), est fait de pièces et de morceaux hétérogènes, associés par des relations qui sont des expériences spécifiques et concrètes. À l’aune de la triche, la salle de classe avec ses tables séparées ressemble à une mosaïque, un archipel, dont les parties plus stables sont reliées par des parties plus labiles et déplaçables, à découvrir et inventer. Au cours simultané professé par l’enseignant, se substitue le cours d’une de ces tumultueuses rivières charriant les tables comme des fragments de glace.

Les techniques de triche, favorisant le déploiement d’une intelligence non mentale, sont virtuelle- ment infinies, mais on peut en proposer quelques modalités concrètes parmi les plus usitées : le louchement ou connaissance par vision ; le copion ou connaissance par inscription ; le billet ou connaissance par transmission ; le signe ou connaissance par indication ; le SMS ou connaissance par communication ; Internet ou connaissance par navigation… Ces techniques ont en commun leur désintérêt pour les répartitions étanches entre le vrai et le fabriqué, mais leur souci extrême au contraire pour les conséquences qui signeront la réussite d’une bonne fabrication, d’un bon transit. On voit tout de suite par ailleurs qu’il n’y a pas d’un côté la connaissance mentale, de l’autre la connaissance ambulante : il y a bien d’un côté la connaissance mentale (dont on va voir, derrière son apparente simplicité, les opérations multiples qui la constituent), mais de l’autre une foule de pratiques diverses. Aucune de ces connaissances tricheuses n’est purement directe ou indirecte, certaines sont davantage directes, d’autres plus indirectes. Toutes sont des manières de déplacement d’expérience en expérience, d’un point de départ vers un point d’arrivé à connaître, cogitandum qui ne l’est peut-être jamais tout à fait, du moins jamais sans reste. Aussi nous déplaçons-nous, avec un signe ou un billet, un navigateur Internet ou une idée, comme sur la crête de connaissances qui en impliquent toujours d’autres, houle ou vague ne cessant de s’enfler.

(...)

FIDÉLITÉS

Qui a eu l’occasion de fréquenter des enseignants aura découvert qu’il n’est pas rare d’entendre des conversations consistant à manifester son ébahisse- ment face à la stupidité de tel ou telle élève, témoignage s’accompagnant en général d’une franche gaieté. Je ne souhaite pas ici inviter à la colère, mais plutôt évoquer la force, manifestement très vigoureuse, qui peut affecter celles et ceux qu’on suppose- rait pourtant mieux à même d’y résister. Qui a fréquenté un lycée sait que très rares sont les enseignants qui y discutent jamais de l’école en tant que telle, de ses causes et de ses raisons (au-delà de modalités pratiques ne remettant pas en cause son principe de sélection et d’isolement). Je crois pos- sible de dire que l’école menace chaque enfant au plus profond de son existence même, mais certains, parmi lesquels se recrutent enseignantes et enseignants, sont finalement « sauvés » par elle. Ne peut- on supposer (celles et ceux qui ont « réussi » leur scolarité peuvent s’interroger à cet égard pour leur compte) que cette rédemption condamne bien sou- vent celle ou celui qui en a « bénéficié » à la revivre constamment, se mesurant sans cesse à cette puissance terrifiante qui l’a menacé dans son être même avant, mais ô combien douloureusement, de « tout » lui rendre ? « Prends Isaac, ton fils unique, que tu chéris… » L’habitude sans doute, l’imitation, la peur, aussi, de ne pas se montrer assez zélé, jouent également leur rôle, encore faudrait-il trouver les moyens de nommer les forces et opérations plus spécifiques qui trouvent à l’école leurs canaux.

La Sphinge se nourrit de ceux dont elle a obtenu qu’ils négligent de juger nécessaire la réponse à sa question, supprimant ainsi toute relation, abandonnant toute exégèse, toute conception quant aux moyens de s’adresser à cette puissance qui nous mobilise et que nous ne parvenons pas même à nommer, bien que ses rites soient extrêmement visibles. Il s’agirait à cet égard de trouver les moyens pour que soit reconnue la particularité des forces auxquelles l’école répond, qu’elle fait exister en tant qu’institution, et dont nous devons parvenir à spécifier les exigences et à évaluer les effets si nous souhaitons pouvoir en prendre la mesure afin d’in- venter autre chose. Il s’agirait donc, pour mener cette recherche, non pas d’apprendre à être enfin « sérieux », mais d’apprendre à nous adresser à d’autres puissances, renard plutôt que loup, car il serait peu raisonnable de nous présenter démunis et sans alliés à un tel rendez-vous. Je ne dirais donc pas de l’école qu’elle poursuit délibérément les effets qu’elle produit, mais plutôt qu’elle obéit à une arrière-pensée, qu’elle suit un « agenda caché » (voir Toulmin, op. cit. [3]) dont il est possible d’exposer le manifeste rétrospectif.

Afin de nous rendre sensibles à ce qui s’effectue dans ces fidélités scolaires, il importe pragmatique- ment par-dessus tout de rendre explicites et d’articuler les multiples opérations concrètes et hétérogènes qui s’y activent, et qui sont associées au travers d’histoires emmêlées que rien ne prédestinait à y trouver rendez-vous et dont j’ai précédemment tenté de proposer des fragments de récit. Quelles sont ces relations visiblement si puissantes qui, au moment même où elles sont enrôlées au service de la destruction des relations, s’activent paradoxalement comme nulles autres ?

(...)

EPIDÉMIES

L’homme, dit-on, est un loup pour l’homme. Il l’est incontestablement (je précise que je parle naturellement ici non pas des loups, ces animaux merveilleux, mais du loup « philosophique », dont notre tradition a fait le symbole de la méchanceté et de la violence) dans un régime d’existence qui le livre à la concurrence, à la valorisation de ses compétences, à l’exploitation de ressources, régime que l’école le prépare à affronter en le dotant d’une connaissance mentale et privée. Invraisemblable troupe lupine qui réclamerait d’abord et ensuite un non moins fantastique berger. Norman O. Brown montrait pourtant (Hermes the Thief) qu’Hermès le Voleur, en tant que divinité spécifique, ne dérive probablement pas d’Hermès le Berger. Qui sait alors ce que notre régime toujours « pastoral » pourrait devenir, qui sait de quoi nous serions capables, si l’expérience des relations nous conduisait à expérimenter « un monde de captures plutôt que de clôtures » (Deleuze, Le Pli, p. 111) et les conséquences associées à la proposition nouvelle selon laquelle « l’homme est un renard pour l’homme » et non plus cet étrange loup dont la meute folle et meurtrière requiert curieusement un étrange berger.

[1Thierry Drumm est philosophe. Son travail se nourrit du pragmatisme de William James et s’efforce de cultiver, de concevoir, de relayer des capacités collectives de réponse aux désastres écologiques en cours.

Accessoirement, pendant de nombreuses années, il a été enseignant en philosophie dans des lycées avant de démissionner. A la lecture de son livre, nous voudrions croire que sa démission correspondit à un refus de poursuivre sa mission dans l’universelle entreprise d’évangélisation scolaire qui s’appelle, en France, l’Education Nationale.

[2« (...) Merci. La confiance est la base indispensable à toutes espèces de transactions. Sans elle, le commerce d’homme à homme, comme de pays à pays, ralentirait et s’arrêterait comme une montre. Et maintenant, à supposer que, contre toute attente, ce garçon vienne à manifester, après tout, quelque petit trait de caractère indésirable, ne vous pressez pas de le renvoyer, cher Monsieur. Soyez seulement confiant. Ces vices transitoires disparaitront avant longtemps et seront remplacés par des vertus saines, solides, stables et durables ». Herman Melville, Le Grand Escroc. Edition Sillage, 2006. Appelons cela, avec les mots de Blanquer, être « au service de l’élévation du niveau général et de la justice sociale ».

[3Stephen Toulmin, Cosmopolis. The Hidden Agenda of Modernity, Chicago, The University of Chicago Press, 1992.

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