Nûdem Durak : nouvelles de prison

par Joseph Andras

paru dans lundimatin#237, le 6 avril 2020

Nûdem Durak est une chanteuse kurde de 32 ans. Incarcérée jusqu’en 2034 par le régime d’Erdogan, elle continue de résister, malgré la maladie. Tandis que son courrier et ses visites sont suspendus pour cause de pandémie mondiale, l’écrivain Joseph Andras revient sur l’emprisonnement de celle avec qui il correspond.

Et donc, quatre timbres étrangers et deux tampons. Son nom, inscrit en haut à gauche de l’enveloppe ; en dessous, l’adresse de sa prison (saleté de pronom) ; à l’intérieur, une feuille blanche lignée, tout entière noircie de mots turcs. L’écriture, ronde, s’incline très légèrement sur la droite. Un tampon atteste, sous sa signature, que le courrier a fait l’objet des contrôles d’usage (j’ai brièvement imaginé un type à son bureau, des piles de lettres à ses côtés, une petite salle aux murs falots, un drapeau flanqué quelque part – ou bien le portrait du despote qu’il croit bon de tenir pour président, à moins qu’il ne lui faille seulement gagner sa croûte). Une camarade s’est empressée de me traduire la lettre de Nûdem Durak.

Au mois de mars 2019, j’avais écrit à son propos, déjà, dans les colonnes de L’Humanité  : « Un chant qu’on emprisonne ». La jeune femme, née en janvier 1988, avait été condamnée à dix-neuf années de réclusion. Motif officiel : appartenance à une organisation terroriste ; motif réel : elle est kurde et chante le combat séculaire des siens. Elle se trouvait à cette époque en cellule d’isolement après avoir fait savoir à sa mère, par téléphone, qu’elle soutenait les grèves de la faim qui, par milliers, avaient alors lieu dans les geôles turques, puis dans la diaspora en son entier, afin de protester contre l’isolement auquel demeure soumis Abdullah Öcalan, leader de la cause révolutionnaire kurde, sur l’île-prison d’Imrali. Grèves qu’elle faisait d’ailleurs plus que soutenir : elle y prenait sa part. La conversation s’était vue subitement coupée. Un an auparavant, la chanteuse avait déjà écopé d’une sanction disciplinaire – suspension du droit de visite trois mois durant – pour avoir contesté le port pénitentiaire de l’uniforme et l’interdiction de certaines activités dites « de loisir ».

En Turquie, on le sait, les prisonniers ne se comptent plus. Les nouvelles de Nûdem Durak, comme de ses sœurs et frères de condition, sont des plus rares. D’Allemagne, il en arrive parfois ; de France, jamais pour ainsi dire.

Mais donc cette lettre, après plusieurs mois d’une attente dont je n’ai pu m’empêcher d’appréhender les ressorts : sa situation carcérale ou sanitaire ; la censure ; son refus, bien sûr légitime, de correspondre ; les aléas des services postaux. Elle me dit entrer dans sa sixième année de détention, ceci pour avoir chanté ; lit, écrit, dessine ; ne fera pas machine arrière et n’abjurera rien de sa musique. « Le plus important n’est pas que le corps soit prisonnier, mais que la pensée et l’esprit soient libres. Si j’arrive à les porter jusqu’à toi, à l’extérieur, cela veut dire que je suis libre.  »

J’avais également tenu à entrer en contact avec son frère aîné ; ce fut chose faite et, hasardant quelques phrases d’un turc en tout point redevable aux traductions et dictionnaires en ligne, l’intéressé m’avait répondu en substance : sa cadette est malade et la visiter périodiquement tient presque de l’impossible. De fait : quelque chose comme dix heures de route séparent la prison de Bayburt, ville et province du même nom, du modeste domicile parental, à Cizre, au sud du pays.

D’autres lettres sont parties, depuis.

Grâce au concours de la cofondatrice de la revue Kedistan, Naz Öke, franco-turcophone et native de Turquie, un long entretien avec son frère a été possible au mois de mars 2020. « Comme c’est le cas pour tous les Kurdes qui se font arrêter, une étiquette absurde – appartenance à une organisation illégale de propagande – leur est collée. Elle l’a aussi été sur le dos de Nûdem. En vérité, elle est une artiste du peuple. Elle est une prisonnière politique.  » Sa guitare, je l’avais écrit, a été brisée. De même que ses crayons. Ses livres et ceux de ses compagnes de cellule ont été saisis lors des grèves. « Avec tout ça, Nûdem a vécu démoralisation sur démoralisation. Avec le stress, sa santé s’est rapidement dégradée. Elle est tombée malade. Elle souffre d’une insuffisance thyroïdienne. Malgré les symptômes – amaigrissement, fatigue, asthme –, la direction de la prison ne l’a pas autorisée à se rendre à l’hôpital pour voir un médecin.  » Celle-ci a finalement reconsidéré sa position ; Nûdem Durak bénéficie désormais d’un traitement. « Mais elle n’a pas pu récupérer encore.  » Et son frère de nous avertir qu’il a engagé un nouvel avocat, lequel aspire à rouvrir le dossier – je n’en dirai pas plus ici.

Une cinquantaine de pages manuscrites, écrites en langue kurde, cette fois, nous ont été transmises. Des poèmes de prison agencés sous la forme d’un recueil, Awazên Jina Azad. C’est que Nûdem Durak rêve de publier un livre, un jour. J’ai également pris connaissance de la traduction d’un journal de détention, Özgür Gündem Geôle, dans lequel figuraient quelques-uns de ses textes. L’un d’eux s’avance comme un aussi bref que définitif plaidoyer écologiste : elle y dénonce la destruction du vivant par la civilisation individualiste, techno-industrielle et étatiste – tout en s’élevant contre les « hideuses tentatives d’extermination du peuple kurde  ».

Quatorze années encore, cela ne se peut, pourtant.

Quelques heures avant sa mort, Pasolini confiait en entretien : en tapant toujours sur le même clou, on peut faire s’écrouler une maison. Alors tapons.

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