Israël-Palestine, le salut viendra d’Iran

Ivan Segré

Ivan Segré - paru dans lundimatin#419, le 11 mars 2024

Le gouvernement Israélien, à travers l’entreprise de destruction de Gaza, partage-t-il le viva la muerte des fascistes espagnols ? Le Hamas, dans le massacre et le désespoir du 7 octobre, doit-il être considéré comme une pure menée fasciste contre le peuple qu’il assure représenter ? L’alliance israélo-saoudienne est-elle à l’image de l’alliance Hamas-Qatar ? Le conflit local israël-palestine peut-il être ressaisi depuis le contexte régional et international ? Que doit ce conflit aux logiques nationalistes et libérales autoritaires qui voient partout le jour ? En quoi le salut pourrait-il venir d’Iran ?
Comme toujours, le philosophe talmudiste Ivan Segré, propose un pas de côté.

Au lendemain des massacres du « 7 octobre », si ce n’est le soir même, le premier ministre israélien, Benyamin Netanyahu, a prévenu que la riposte allait être d’une puissance que « l’ennemi n’a pas connue ». Cinq mois plus tard, on est tenté de reconnaître que sur ce point, il a dit vrai. Et nul ne sait jusqu’où l’actuel gouvernement israélien entend poursuivre cette orgie de destruction. Le bilan humain est déjà effroyable : à l’heure où j’écris, il y a plus de 30 000 morts [1] et des dizaines de milliers de blessés ; la majorité des habitations de Gaza sont détruites, intégralement ou partiellement ; pire, la famine menace l’existence physique de centaines de milliers de personnes.

Reste que Netanyahu a néanmoins dit faux, car ce n’est pas « l’ennemi » qui a connu depuis le lendemain du « 7 octobre » ce qu’il n’avait jamais connu auparavant, ce sont les habitants de Gaza. « L’ennemi », lui, après avoir perpétré son forfait sur le territoire israélien, est allé aussitôt se réfugier dans son terrier, à savoir le réseau de tunnels et de bunkers qu’il a construit sous terre, à l’abri des bombes.

Qui est donc « l’ennemi » dans la langue de l’actuel gouvernement israélien ? C’est la question que je posais au regretté Claude Lanzmann, il y a dix ans, dans un article paru sur le site du journal Le Monde : « Le judaïsme de Claude Lazmann ? [2] ». J’y relevais qu’en réponse à une tribune dénonçant l’opération militaire israélienne de 2014 à Gaza, Lanzmann avait écrit, au sujet de Gaza, que c’était une « ville ennemie » [3]. Et je m’en inquiétais, car si c’est la « ville » de Gaza qui est ainsi qualifiée, cela laisse entendre que ses habitants ne sont pas innocents, et cela fait donc craindre le pire. Dix ans plus tard, le pire est advenu ; Herzog, le président israélien, l’a formulé en ces termes quelques jours après le « 7 octobre » : « It’s an entire nation out there that is responsible [4] ». La responsabilité du crime perpétrée en Israël par les hommes du Hamas le « 7 octobre » implique « une nation entière », celle qui se trouve « là-bas », à Gaza ; d’où suit, en toute logique, que la responsabilité de la riposte militaire israélienne implique pareillement « une nation entière », celle qui se trouve de l’autre côté de la frontière, en Israël. La guerre est apparemment totale. Le décor est ainsi planté, et il est résolument fasciste.

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L’attaque du « 7 octobre », était-ce un acte de « résistance armée » à l’occupation, la colonisation, l’apartheid et le blocus de Gaza ? Soyons aussi précis que possible : c’était l’expression claire et distincte du projet politique non seulement du Hamas, mais aussi du Hezbollah et de l’Iran des Ayatollahs, à savoir la destruction de « l’entité sioniste », d’où le massacre indistinct de quiconque se trouvait là, participant, d’une manière ou d’une autre, à l’occupation israélienne de la Palestine : Juifs, Arabes, ouvriers agricoles thaïlandais, etc. Autrement dit, c’était la réalisation du contenu de la charte du Hamas de 2017, celle qui a réformé la précédente charte de 1988 en supprimant la rhétorique antisémite inspirée notamment du Protocole des Sages de Sion : le Hamas y déclare à présent qu’il « ne combat pas les Juifs parce qu’ils sont juifs mais les sionistes parce qu’ils occupent la Palestine ». Et à leurs yeux, quiconque vit en Palestine n’a que trois possibilités : se soumettre à la loi du Hamas, s’exiler ou mourir. Le Hamas n’est pas un parti nazi, c’est un parti antisioniste et fondamentaliste, dont la doctrine et la pratique sont cohérentes et assumées. Le soutien apporté au Hamas par l’internationale antisioniste n’est cependant pas le soutien à un projet de société islamiste en tant que tel, c’est davantage un ralliement dont le mot d’ordre implicite est : « tout sauf l’entité sioniste ». A l’évidence, un tel mot d’ordre permet de ratisser large.

La riposte israélienne, est-ce un « génocide » ? L’accusation de « génocide » à l’endroit d’Israël est aussi vieille que la création de l’Etat d’Israël. Il n’empêche, dans le cas présent, il est heureux que l’Afrique du Sud ait porté la chose devant un tribunal international. Car, pour ma part, je considère que tout ce qui peut contribuer à arrêter ce carnage insensé est le bienvenu. Y compris si l’on devait recourir à l’accusation de crime rituel à l’endroit des Juifs. En effet, les Juifs ont survécu des siècles à ces accusations. En revanche, les Palestiniens de Gaza ne survivront pas longtemps à la campagne militaire actuelle. Si le risque de famine est réel, le risque de génocide l’est également.

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Comment en est-on arrivé là ? Le désastre en cours n’est ni le fait du Hamas, ni le fait de la droite nationaliste israélienne, il est le fait de leur alliance objective depuis trois décennies. Car cela fait trois décennies que le Hamas vient au secours de la droite nationaliste israélienne et contribue à sa radicalisation, de même que cela fait trois décennies que la droite nationaliste israélienne favorise la montée en puissance du Hamas.

La guerre actuelle opposant le gouvernement de Gaza au gouvernement israélien, c’est donc pour l’essentiel un affrontement entre deux fascismes : fascisme palestinien versus fascisme israélien. Guerre fasciste dont le mot d’ordre s’énonce traditionnellement, depuis 1936, en ces termes : « Viva la muerte ! »

De fait, l’armée israélienne semble vouloir réaliser à Gaza le projet du Hamas concernant Israël : détruire le pays et pousser à l’exil la majorité de sa population, de sorte qu’il n’en reste qu’une minorité vaincue et humiliée, dont la soumission sera assurée. Fascisme palestinien et fascisme israélien, c’est donc, au final, blanc bonnet, bonnet blanc.

Quant à l’asymétrie du rapport de forces, elle s’apprécie en fonction de la focale choisie : suivant qu’on réduit le champ aux forces armées israéliennes et palestiniennes, ou qu’on l’élargit au Hezbollah, à la Syrie, aux organisations armées d’Irak et du Yémen, etc., jusqu’à l’Iran, dont la dynamique nucléaire, couplée aux déclarations d’intention relatives à la destruction de « l’entité sioniste », explique en partie la brutalité de la campagne militaire israélienne à Gaza.

Reste qu’à s’en tenir à la structure idéologique qui anime ces deux versions, palestinienne et israélienne, d’une extrême droite nationaliste, la ressemblance est si flagrante qu’Itamar Ben-Gvir, l’actuel ministre israélien de la Sécurité Nationale, avait – c’est de notoriété publique – le portrait de Baruch Goldstein dans son salon jusqu’en 2020, jusqu’à ce que Netanyahu lui demande de le retirer en vue d’une future alliance gouvernementale. Le fait d’armes héroïque de Baruch Goldstein est d’avoir mitraillé des musulmans en prière dans une mosquée d’Hébron située au lieu-dit du « caveau des patriarches » (février 1994 : 29 morts et 125 blessés). L’actuel ministre de la Sécurité Nationale en Israël est un pogromiste déclaré et assumé. Une « version juive » du Hamas a écrit Eli Barnavi, ancien ambassadeur d’Israël en France, au lendemain du « 7 octobre » (Le Monde daté du 9 octobre 2023). On ne saurait mieux dire.

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Comment en est-on arrivé là ? Question obsédante à laquelle les uns répondent que c’est « la faute aux Juifs », les autres que c’est « la faute aux Arabes » ; ou bien, autre version : « la faute à Israël », « la faute au monde arabe ». Réponses symptomatiques de l’impasse dont il faudrait pouvoir sortir.

A un premier niveau d’analyse, le désastre en cours a pour causalité immédiate l’arrêt du « processus d’Oslo ». Ce sont en effet les organisations politiques hostiles au processus d’Oslo qui tiennent les rênes depuis l’échec de Camp David (juillet 2000). Leur prise de pouvoir ayant pour une part certaine reposé sur cet échec, elles ont œuvré à la montée aux extrêmes, de sorte que la guerre soit l’unique horizon raisonnable, et l’anéantissement une perspective réjouissante.

Il est en effet peu probable que le cours des choses soit un désastre à leurs yeux. Ben-Gvir danse devant les caméras de télévision israélienne à l’idée de reconquérir Gaza. Et il est vraisemblable que les chefs militaires du Hamas se réjouissent dans leurs tunnels de la popularité qu’ils ont acquise au détriment des habitants de Gaza. Un article de Libération (daté du 26 décembre 2023) [5] s’efforce de sonder la popularité du Hamas à la suite du « 7 octobre » :

« Bien plus que le Hamas, ce sont les brigades Al-Qassam, son aile militaire qui a mené l’attaque du 7 octobre, qui a gagné l’adhésion de l’opinion arabe. ‘‘Abou Obeïda, nous sommes tous tes hommes !’’ ont scandé les manifestants à Amman en Jordanie, à l’adresse du porte-parole militaire des brigades. L’homme enturbanné, au visage masqué d’un keffieh palestinien qui rend compte quotidiennement des opérations sur le terrain, fait figure de nouveau héros parmi les jeunes. Même les opposants les plus farouches à l’islamisme et aux méthodes du Hamas parmi les Palestiniens ou les Arabes, y compris dans l’intelligentsia, défendent la ‘‘résistance’’ contre Israël. La paralysie de toute voie de règlement politique de la question palestinienne depuis plus de dix ans a ramené celle-ci sur le devant de la scène mondiale depuis le 7 octobre, considèrent les déçus des processus de paix. ‘‘L’attaque du Hamas a retourné la table au Moyen-Orient’’, selon l’expression qui revient dans les débats télévisés sur les chaînes arabes, y compris dans la bouche de ceux qui déplorent le massacre des civils israéliens commis ce jour-là. ‘‘La crédibilité et l’influence du Hamas ont remarquablement progressé dans les deux mois qui ont suivi le 7 octobre, indiquent plusieurs analyses d’agences de renseignement américaines, citées par CNN. Face à l’offensive israélienne sans relâche qui a tué des milliers de civils à Gaza, le mouvement a réussi à se présenter comme le seul groupe armé à se battre contre un oppresseur brutal qui tue femmes et enfants.’’ Selon les experts, le conflit a des chances de ‘‘rehausser l’influence du Hamas encore davantage hors de Gaza qu’à l’intérieur où des années de mauvaise gouvernance ont installé la méfiance à l’égard du mouvement’’. En effet, c’est parmi les habitants de Gaza que le Hamas semble le moins populaire aujourd’hui. Il était déjà impopulaire avant le 7 octobre pour sa corruption et sa gestion calamiteuse de l’enclave. Et depuis le début de la riposte israélienne, il est accusé d’avoir provoqué la tragédie. ‘‘Ce n’était pas brillant avant. Mais au moins, on vivait’’, entend-on de plus en plus parmi les Gazaouis, aujourd’hui déplacés, affamés, martyrisés et que le Hamas n’a même pas songé à abriter dans ses fameux tunnels.

L’échec du processus de paix, ou « la paralysie de toute voie de règlement politique », voilà donc ce qui légitimerait la « résistance » du Hamas à l’occupation de la Cisjordanie et au blocus de Gaza. Mais cette « paralysie » ayant été précisément orchestrée par le Hamas depuis le départ, c’est-à-dire depuis la vague d’attentats suicides des années 1990 qui, en Israël, immédiatement après l’assassinat de Rabin par un fasciste juif, a porté au pouvoir Netanyahu, l’opposant au processus d’Oslo, on mesure ce que l’alliance de ces deux fascismes, palestinien et israélien, doit au cynisme politique le plus morbide.

Du reste, la popularité du Hamas croît principalement chez ceux qui n’ont pas à subir les conséquences de leur « résistance », autrement dit principalement ailleurs qu’à Gaza. Car comment les Palestiniens de Gaza pourraient-ils leur être reconnaissants ? Les stratèges du Hamas ont sacrifié les intérêts vitaux de la population afin d’interdire la normalisation israélo-arabe et, surtout, afin de réintroduire au premier plan l’antagonisme religieux et nationaliste, de crainte que les antagonismes sociaux prennent le dessus, que ce soit en Palestine, en Israël, ou ailleurs au Moyen-Orient - d’où le « 7 octobre » ; mais s’ils étaient prêts à exposer la population civile, en revanche ils avaient, pour ce qui les concerne, assuré leurs arrières. Dans un article du Monde (daté du 9 février 2024, page 4), on lit :

« Jusqu’ici, l’armée israélienne estimait à environ 400 kilomètres l’étendue du dispositif édifié sous Gaza. Mais ses premières incursions souterraines ont montré que ce chiffre était sous-évalué et que le réseau de galeries pourrait être deux fois plus important, l’équivalent de près de quatre fois le métro de Paris. ‘‘L’ampleur des réseaux clandestins du Hamas pourrait, une fois ceux-ci entièrement découverts, dépasser tout ce à quoi une armée moderne a jamais été confrontée’’, estime John Spencer, responsable des études sur la guerre urbaine au Modern War Institute, dans une note publiée le 8 janvier. Alimenté en eau et en électricité, desservi par une ventilation mécanique ou naturelle, ce labyrinthe de bunkers et de tunnels sert de refuge aux hommes du Hamas, mais abrite également des postes de commandement, des stocks de munitions, des ateliers d’armement… »

La construction du « métro de Paris » s’est étendue sur plus d’un siècle. (La première ligne de métro y a été ouverte en 1900). Le Hamas est au pouvoir à Gaza depuis 2007. En moins de deux décennies, les architectes du Hamas auraient donc fait construire un réseau de tunnels d’une étendue « de près de quatre fois le métro de Paris ». Mais ce n’était donc pas une infrastructure civile qu’il s’agissait de bâtir.

Pendant ce temps, la population civile souffrait d’une part d’un encadrement policier intrusif, d’autre part d’un blocus imposé par Israël, blocus qui a fait les titres des journaux en des termes comparables à ceux de Ouest-France, par exemple, le 28 novembre 2022 : « L’infinie souffrance de Gaza, prison à ciel ouvert [6] ». Le journal explique : « Dans l’enclave palestinienne contrôlée par le Hamas et soumise par Israël à un enfermement total depuis 2007, une majorité des deux millions d’habitants survivent dans le plus grand dénuement ». Puis il évoque le cas particulier d’une famille : « Comme des dizaines de milliers d’autres, la famille Dolah survit grâce aux maigres aides des autorités et aux colis alimentaires trimestriels de l’Office des Nations unies pour les réfugiés (UNRWA). Riz, huile, fèves, etc. Elle doit 50 000 shekels (14 000 €), des années d’impayés, à la compagnie d’électricité… ». Le journaliste poursuit son enquête ; il interroge des Gazaouis et découvre leurs désillusions concernant les factions palestiniennes, à commencer par le Hamas, dont la popularité décroît à mesure que la situation économique se détériore. Mais les critiques adressées au Hamas rencontrent toutefois une limite dont l’écho résonne dramatiquement aujourd’hui :

« Jamais peut-être les Palestiniens n’ont été aussi défiants vis-à-vis de leurs leaders, et jamais la société palestinienne n’a semblé aussi fracturée. En quinze ans, l’opposition entre Fatah et Hamas, doublée du blocus israélien, ont ouvert comme un gouffre entre la Cisjordanie et Gaza. ‘‘ Israël en rêvait, nous l’avons fait pour eux’’, résume le politologue Mostafa Ibrahim. ‘‘Pourtant, tout le monde sait que notre force dépend de notre unité et que la résistance militaire seule ne peut pas vaincre Israël’’. Personne ne se risque cependant à critiquer publiquement la stratégie militaire du Hamas, notamment les tirs massifs de roquettes sur Israël qui entraînent de terribles représailles, dont la population de Gaza paye le prix fort. La peur ? ‘‘Non, rétorque Mostafa Ibrahim, la population critique ouvertement le Hamas sur la situation économique. S’agissant de la résistance armée, il y a une forme de réflexe, de volonté instinctive de faire souffrir les Israéliens comme ils nous font souffrir. Même si on mesure que le prix à payer est exorbitant’’. »

Convaincu que la « résistance armée » lui assurerait le soutien d’une frange de la population palestinienne et au-delà arabe, musulmane, voire mondiale, frange dont la « volonté instinctive » et, pour ne rien arranger, la valorisation du martyr priment sur toute autre considération, le Hamas a donc fait construire un extraordinaire réseau de tunnels, tandis que la population en était réduite à survivre « grâce aux maigres aides des autorités et aux colis alimentaires trimestriels de l’Office des Nations unies pour les réfugiés (UNRWA) ». Le Hamas a ainsi fomenté son plan de guerre, celui du « 7 octobre », n’ayant en vue que son propre intérêt, ainsi que celui du Hezbollah et de l’Etat fondamentaliste d’Iran. Le prix à payer pour la population s’est en effet avéré « exorbitant ». On songe à la fameuse formule de Romain Gary : « Le patriotisme, c’est l’amour des siens, le nationalisme, c’est la haine des autres ». Les nationalistes du Hamas ont donc gagné leur refuge après avoir perpétré leur forfait, suivant l’adage : « les femmes et les enfants d’abord » - mais en renversant l’axiologie coutumière de l’expression, puisqu’il s’agissait d’exposer délibérément la population civile à la riposte israélienne. Et la préméditation souterraine du Hamas est encore plus significative à la lumière de cette légende juive rapportée par Aryeh Kaplan dans La méditation et la Bible :

« Lorsque le roi Salomon bâtit le Temple, il fit creuser un labyrinthe sous la montagne, pour que les vases sacrés puissent y être cachés en cas de danger. Pressentant que Jérusalem serait menacée, le roi Josias ordonna que l’Arche fût enfouie au plus profond du labyrinthe, afin de la soustraire aux regards de l’ennemi. Ainsi, et jusqu’à aujourd’hui, l’Arche demeure-t-elle dissimulée quelque part sous la montagne du Temple à Jérusalem » (Albin Michel, p. 110).

Dans l’imaginaire du Hamas, le « saint des saints », c’est donc eux, leurs corps, leur projet de société, leurs valeurs héroïques, leur vision d’un avenir commun : « après moi, le déluge ».

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L’héroïsation du Hamas est un processus idéologique qui gagne en puissance, à mesure même que le cynisme de cette organisation politique saute aux yeux de quiconque n’est pas aveuglé soit par la haine d’Israël, soit, ce qui revient à peu près au même, par la martyrologie. La souffrance du peuple palestinien, pour une partie de l’opinion mondiale, en effet, ce n’est pas une question historique et politique, c’est la réactualisation d’un dogme ancestral : une humanité crucifiée par les Juifs, ou encore, littéralement, une « infinie souffrance ». Les réelles souffrances du peuple palestinien méritent mieux, à mon sens, que cette récupération théologique. Mais on ne lutte pas aisément contre des siècles d’abrutissement collectif. Tâchons néanmoins de nous y soustraire un instant.

Quelle était la situation à Gaza à la veille du « 7 octobre » ? Il y avait principalement trois dimensions : le blocus israélien, la préparation militaire du Hamas et la population civile. Or, comment articuler « l’infinie souffrance de Gaza », conséquence du blocus israélien, avec l’immense effort architectural qu’a dû nécessiter la construction, en moins de deux décennies, d’un réseau de tunnels d’une étendue quatre fois supérieure au métro parisien ? Cette construction monumentale, était-ce un acte de résistance architecturale, celle d’un prisonnier cherchant à s’évader de sa prison ? Ou était-ce la vérification de l’argumentaire israélien, à savoir que le blocus n’est pas un acte sadique à l’endroit des Palestiniens, mais un acte de protection à l’endroit des Israéliens et des Palestiniens, rendu nécessaire du fait que la moindre liberté de mouvement laissé au Hamas ne sert pas, au final, les intérêts de la population civile palestinienne, mais les dessert, précisément, puisque la moindre liberté de mouvement laissée au Hamas mène inévitablement, à terme, à la guerre ?

Quoi qu’il en soit, le « 7 octobre », les hommes du Hamas se sont donc échappés de leur prison. Et ils ont aussitôt agi conformément à leur objectif : libérer la Palestine. Mais pour en faire quoi ? Pour le savoir, il suffit de jeter un œil non loin, au Liban, où le Hezbollah, les héros de la « résistance armée » à « l’entité sioniste », se sont portés au secours de la maison Assad dès 2011, assumant le rôle de milice armée des régimes fascistes, et où des centaines de tonnes de nitrate d’ammonium entreposées dans le port de Beyrouth y provoquent une explosion massive, le 4 août 2020 : 235 morts, 6 500 blessés, 300 000 personnes sans abri, 77 000 bâtiments endommagés [7]. Le projet de « libération » de la Palestine qui réunit le Hamas, le Hezbollah, Assad et les fondamentalistes iraniens, voilà donc, aujourd’hui, l’alternative à « l’entité sioniste », à la colonisation, l’occupation et l’apartheid. Voilà donc ce qui justifie la « résistance armée ». Difficile de ne pas conclure que les fascistes pro-palestiniens sont pires encore que les fascistes pro-israéliens. De fait, qui n’est pas porté par une affirmation, mais exclusivement par une négation, prépare toujours le pire.

Il importe donc, contre la mécanique fasciste, de poser, à titre d’axiome, que la masse des gens, en l’occurrence les Palestiniens comme les Israéliens, désirent vivre en paix et rendre le monde habitable. Tandis que Ouest-France, en novembre 2022, évoque en gros titre la « souffrance infinie » de Gaza, un article du Monde daté du 7 mars 2024 (page 5) retrace le parcours d’une étudiante de l’université de Gaza :

« ‘‘Avant le 7 octobre, Gaza était un endroit plutôt plaisant’’, explique Bisan, aujourd’hui âgée de 20 ans. ‘‘Mon université, pas loin de la mer, était très agréable’’. La jeune femme est née à Chardja, aux Emirats arabes unis, où son père travaille. Dans cet Emirat du Golfe, terminer les trois années de licence, surtout dans une discipline comme la mienne, aurait coûté ‘‘100 000 dirams [25 000 euros]’’ à sa famille, explique-t-elle : ‘‘On n’en avait pas les moyens’’, ajoute-t-elle. D’où son soulagement et sa joie d’avoir obtenu une place dans une université de Gaza. A 18 ans, elle quitte donc le domicile parental et emménage chez ses grands-parents dans la ville de Gaza, non loin du campus. Sur sa page Instagram, Bisan a publié de nombreuses vidéos la montrant, légèrement maquillée, en cours à l’université, dans la bibliothèque avec ses camarades, dans un laboratoire de chimie en train de réaliser des expériences ou assise, profitant du soleil, sur la pelouse du campus. ‘‘Les deux années que j’ai passées à l’université de Palestine ont été les meilleures pour moi. Aujourd’hui, je ne sais plus quoi faire de ma vie. Que vont devenir mes deux années d’études, dont je n’ai plus aucune trace ? Est-ce que tout est parti en fumée ?’’, s’interroge la jeune fille qui a été évacuée, fin février, à Abou Dhabi, avec sa mère et ses sœurs. »

Bisan, donc, est une jeune palestinienne qui vivait avec ses parents aux Emirats arabes unis, une pétromonarchie du Golfe. Comme bon nombre de Palestiniens expatriés dans les pays du Golfe, elle vient d’une famille où l’on aspire à poursuivre des études supérieures. Les Palestiniens, en effet, sont un peu les « Juifs » du Moyen-Orient, en termes d’exil comme en termes de disposition intellectuelle. Or, les Emirats ont beau être un pays où coulent le pétrole et l’argent, tous n’en profitent pas de la même manière : dans ces pétromonarchies, il y a d’une part une petite minorité qui possède la nationalité et des droits et, en conséquence, profite de la rente pétrolière, d’autre part une écrasante majorité sans aucun droit, et dont la condition va de l’esclavage caractérisé à une existence plus ou moins décente, mais sans toutefois pouvoir prétendre payer les études supérieurs de ses enfants. Bisan s’est donc exilé à Gaza ou, plus exactement, elle est revenue vivre dans la ville d’où ses parents sont partis. C’est en effet à Gaza, et non aux Emirats, que la possibilité lui était donnée de poursuivre des études supérieures. Et cette jeune femme venue d’un pays du Golfe d’expliquer au journaliste du Monde : « Avant le 7 octobre, Gaza était un endroit plutôt plaisant... Les deux années que j’ai passées à l’université de Palestine ont été les meilleures pour moi ». Donc, d’un côté, un journal vous assure qu’en novembre 2022, à Gaza, c’est « l’infinie souffrance » en raison du blocus israélien ; de l’autre, un journal vous assure qu’une palestinienne partie des Emirats arabes unies pour Gaza, à l’été 2021, afin d’être en capacité d’y poursuivre des études supérieures, estime, quant à elle, qu’avant le « 7 octobre », « Gaza était un endroit plutôt plaisant ».

La trajectoire de cette palestinienne née aux Emirats arabes unies est significative à bien des égards. Elle nous éclaire en premier lieu sur les pétromonarchies du Golfe et leurs relations avec la question palestinienne. Dans un précédent article du Monde, paru le 23 novembre 2023, il avait déjà été question de la diaspora palestinienne dans les Emirats :

« Les Palestiniens dans les pays du Golfe sont ’’dans une situation précaire’’, car, à tout moment, ’’leur droit de résidence peut être révoqué’’, rappelle Jalal Al Husseini, chercheur associé à l’Institut français du Proche-Orient, en précisant que c’est le cas de l’ensemble des travailleurs étrangers – près de 90 % des 9,3 millions d’habitants du pays. Pourtant, la communauté palestinienne est l’une des plus anciennes de la confédération, constituée majoritairement de profils ‘‘hautement qualifiés’’ travaillant dans ’l’enseignement, le secteur privé, l’hôtellerie, la restauration’’, décrit Valentina Napolitano, sociologue, chargée de recherches à l’Institut de recherche pour le développement. ‘‘Les Palestiniens ont vraiment joué un rôle essentiel dans le développement de certains pays du Golfe, notamment dans l’administration et l’enseignement’’. »

La famille de Bisan, l’étudiante venue faire ses études supérieures à Gaza, doit donc, très vraisemblablement, appartenir à cette majorité de Palestiniens « hautement qualifiés » qui « ont vraiment joué un rôle essentiel dans le développement » des Emirats. Hélas, les « 25 000 euros » nécessaires pour permettre à leur fille de mener à bien, dans l’Emirat, ses trois années d’études supérieures, cette famille palestinienne ne les avait pas. Heureusement, leur fille a pu intégrer l’université de Gaza, où elle a donc étudié deux ans, ses « meilleures années », dit-elle. Hélas, le 8 octobre 2023, les Israéliens, encore eux, ont détruit l’avenir de cette jeune fille, comme ils avaient déjà détruit l’avenir de ses parents, et de ses grands-parents, etc.

Il est dès lors logique, et légitime, nous assure-t-on, que des foules scandent, dans les rues des capitales arabes, à l’adresse du porte-parole de la branche armée du Hamas : « Abou Obeïda, nous sommes tous tes hommes !  ». Ce à quoi les fascistes israéliens répondent donc : « Itamar Ben-Gvir, nous sommes tous tes hommes ! ».

Conclusion : il est plus que temps de sortir de cette mécanique perverse. Car ni Abou Obeïda, ni Itamar Ben-Gvir, ne se soucie de la vie des gens. Ils ont exclusivement à cœur d’imposer, par la violence, un narcissisme identitaire dont la vacuité est patente.

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Le désastre en cours est d’une telle ampleur qu’il effraie jusqu’au gouvernement nord-américain, de plus en plus inquiet par la tournure prise par les événements. Ils voudraient pouvoir esquisser les contours du « jour d’après ». Les fascistes palestiniens et israéliens, eux, n’ont que faire du « jour d’après ». C’est la définition même du fascisme : il n’y a ni pourquoi, ni jour d’après.

L’alternative au fascisme israélo-palestinien, ce serait donc le plan américain, celui d’une solution à deux Etats en échange d’une normalisation israélo-saoudienne. C’est ce qu’on appelle la « realpolitik ». Concédons qu’au regard du désastre en cours, ce serait un moindre mal. Dans cette perspective, il reste toutefois aux Américains et aux Saoudiens à sonder les raisons de l’échec du processus d’Oslo, puisqu’à Camp David, Barak et Arafat ne sont pas parvenus à s’accorder et que, précisément, le projet américain est de remettre sur pied l’OLP en prévision d’une solution négociée avec un Barak bis, par exemple Benny Gantz. Or, sonder les raisons de l’échec de Camp David n’est pas une mince affaire… Y-a-t-on butté sur une question de territoires, de confiance ou de symbolique ?

Il serait cependant illusoire de s’en tenir à une analyse tronquée du désastre en cours. Car la montée en puissance du fascisme israélo-palestinien, depuis au moins trois décennies, n’est pas seulement un fait local ; c’est davantage l’expression localisée d’un phénomène régional et, au-delà, international.

Prenons le cas du Parti Travailliste israélien : son effondrement est immédiatement lié à l’échec du processus d’Oslo, certes. Mais c’est aussi bien la manifestation locale d’un phénomène international, puisque l’effondrement des partis sociaux-démocrates, depuis l’Inde jusqu’à l’Europe, est la résultante d’une offensive néo-libérale qui remonte aux années 1980. Or ce néo-libéralisme s’allie volontiers, si nécessaire, avec des mouvements idéologiques fascisants, le narcissisme identitaire charriant volontiers un arsenal répressif en matière de politiques sociales. En témoignent, en France, les accointances idéologiques du « macronisme » avec le RN ou, en Inde, la politique à la fois néolibérale et identitaire de Narendra Modi. Citons longuement l’analyse de Christian Jaffrelot dans un ouvrage intitulé L’Inde de Modi. National-populisme et démocratie ethnique. (Fayard, 2019). Elle est doublement éclairante, puisqu’au-delà du cas particulier de l’Inde elle met au jour une séquence politique dont l’échelle est internationale, depuis l’Inde jusqu’à la France. Evoquant « la thèse énoncée dès l’introduction » de son livre, Jaffrelot résume, aux pages 284-285 :

« Nous y postulions que le recours à une mobilisation nationale-populiste de grande ampleur par le Sangh parivar et le soutien qu’elle avait reçu de la classe moyenne résultaient de la montée des basses castes dans les années 1990-2000. En somme, le national-populisme était une réaction au risque de déclassement que couraient les élites sociales et au risque de division que la politique de caste faisait courir à la société hindoue. En mobilisant les hindous contre les musulmans, le Sangh parivar avait amené un nombre significatif de membres de la plèbe à ne plus mettre leur identité de caste en avant, mais, à la place, leur appartenance à la communauté majoritaire, destinée à régner sur l’Inde. Cette démarche avait été particulièrement efficace à l’endroit des ‘‘angry young men’’ de la ‘‘neo-middle class’’. Cette stratégie a parfaitement fonctionné au sens où les cinq années du gouvernement Modi ont rétabli la domination des hautes castes. D’une part, elles sont redevenues puissantes dans les assemblées – tant nationales que régionales – où elles n’avaient cessé de perdre du terrain depuis 1989. C’est ainsi que le pourcentage des députés de haute caste représentant les circonscriptions de la Hindi belt, le bastion du BJP, est presque remonté à son niveau de 1984 (44,5% contre 10 points de moins en 2004) et que celui des élus à l’assemblée de l’Uttar Pradesh est revenu à celui de 1980 (avec 44,3% contre 1é points de moins en 2012). D’autre part, les politiques publiques en faveur de la plèbe ont souvent été battues en brèche, qu’il s’agisse de la discrimination positive en faveur des Castes répertoriées, soumises à une forte dilution, ou des grands programmes de lutte contre la pauvreté hérités du gouvernement de Manmohan Singh, comme le Mahatma Gandhi National Rural Employment Guarantee Act. Au demeurant, les paysans ont été largement sacrifiés aux intérêts des citadins, base électorale de prédilection du BJP. Le prix, très bas – fixé par la puissance publique pour les denrées principales -, auquel l’Etat a acheté leurs produits aux paysans pour ne pas augmenter le panier de la ménagère urbaine en témoigne. Cette stratégie de polarisation sociale qui visait à consolider la base urbaine du BJP est allée de pair avec une politique de cadeaux aux grandes entreprises – et surtout aux grands entrepreneurs – à l’origine d’un véritable capitalisme de connivence – voire de collusion – dont les proches de Narendra Modi, comme Gautam Adani, ont été les premiers bénéficiaires. Cette démarche, qui permettait, en échange, d’obtenir les fonds nécessaires aux campagnes électorales, a pénalisé les PME, dont l’accès aux crédits s’est, par exemple, tari. »

Le déchaînement de violence, dans le cas israélo-palestinien, est certes d’une toute autre dimension que celle, plus feutrée, de l’offensive libérale-fasciste en Inde ou en France. Mais la raison de cette différence d’intensité, sinon de nature, ce n’est pas, comme le veut croire un antisionisme dit « de gauche », que l’Etat d’Israël serait intrinsèquement « fasciste » du fait qu’il ose associer un appareil d’Etat au signifiant « juif » dans un monde où cette association ne serait légitime que dans le cas des signifiants « musulman » ou « chrétien » ; la raison est avant tout régionale, en ce sens que le Moyen-Orient, de fait, est la région du monde dans laquelle les organisations politiques qui détiennent le pouvoir, l’argent et les armes, sont les plus drastiquement fascisantes, identitaires et féodales de toute la planète. (« Saoud » n’est pas même le nom d’une ethnie, c’est le nom d’une famille. Et le Qatar, où sont réfugiés les chefs politiques du Hamas, est le pays le plus inégalitaire et esclavagiste de la planète).

La montée en puissance du Hamas n’est donc pas seulement un effet de l’échec du processus d’Oslo, encore moins le résultat d’un machiavélisme israélien, c’est la manifestation locale d’un phénomène régional, car depuis des décennies, au Moyen-Orient, l’alternative politique est la suivante : ou bien un fascisme laïc de type Baas, ou bien un fondamentalisme religieux non moins fascisant de type Hamas, Hezbollah, Ayatollahs iraniens, pétromonarchies, etc. Et à cette lumière, la montée en puissance du fascisme israélien est d’abord l’effet d’une logique mimétique : l’évolution des forces politiques israéliennes signalent un conformisme croissant, en ce sens, donc, qu’elles tendent à s’aligner, idéologiquement, sur les forces qui leur sont historiquement antagoniques, depuis les nationalismes fascistes des partis Baas syrien ou irakien jusqu’aux fondamentalismes religieux iranien ou saoudien.

(Au sujet des Saoudiens, leurs campagnes militaires au Yémen, avec le soutien actif de l’armée française, ont été de même nature que celles des Israéliens à Gaza, avec les mêmes conséquences, sans que le monde entier, pourtant, ne s’en émeuve beaucoup. Sur le site du Fonds des Nations Unies pour la population -UNFPA- on peut lire, concernant la situation au Yémen en 2023 : « Le Yémen reste le pays qui connaît actuellement l’une des plus graves crises humanitaires au monde. En 2023, 21,6 millions de personnes ont ou auront besoin d’une forme d’aide humanitaire, alors que 80 % de la population du pays peine à accéder à la nourriture et à des services de base [8] ». Dans le journal Le monde du 21 avril 2023, un article évoquait la mort de 85 personnes au Yémen à la suite d’une distribution alimentaire ayant viré en une effroyable bousculade, et le journaliste d’expliquer, au sujet de la situation alimentaire : « Les trois quarts de la population, soit 24,1 millions de personnes, ont besoin d’une aide humanitaire et d’une protection, selon l’ONU ; 17,4 millions d’entre elles sont en situation d’insécurité alimentaire aiguë [9] ».)

La Turquie d’Erdogan, dans ce paysage idéologique, s’efforce de produire une synthèse significative : modernité de l’Etat de droit, démocratie formelle, nationalisme fascisant et islamisme. En résumé : sa déclaration d’amour au Hamas est le corollaire de sa déclaration de guerre aux progressistes du Rojava.

La « résistance armée » du Hamas suscite l’empathie bien au-delà des milieux islamisant et nationalistes arabes, parce qu’elle a pour cible « l’entité sioniste ». Le projet de société progressiste des « rojavistes » suscite bien, ici ou là, quelque sympathie, mais pour soulever les foules mondiales, il lui faudrait un ennemi d’envergure… mondiale. Or, seul l’Etat d’Israël a cette envergure. Ainsi, à suivre Andreas Malm, par exemple, combattre l’Etat d’Israël, ce serait aussi bien combattre le désastre écologique, moyennant quelques médiations qu’il s’agira de préciser… ; à tout le moins, la question de ces médiations serait selon lui posée : « Comment tirer les leçons de la résistance palestinienne et les appliquer comme modèle sur d’autres fronts [en particulier la crise écologique] ? [10] » Ajay Singh Chaudhary, médiateur lorsque Malm a exposé ses idées sur le devenir mondial de la résistance armée en Palestine, a apparemment d’ores et déjà saisi la pertinence de ces médiations, écrivant aussitôt après, dans un « tweet » : « La lutte palestinienne fait partie intégrante de la politique écologique mondiale de ce moment du XXIe siècle […] il n’existe bel et bien que deux camps [...] et aucun moyen magique de dépasser une politique qui sera violente parce que les conditions sont déjà violentes [11] ».

Concédons ce point : « aucun moyen magique » ne permettra de sortir ni du cycle infernal de la guerre au Moyen-Orient, ni du désastre écologique mondial. Ceci posé, revenons à la situation israélo-palestinienne et laissons de côté l’écologie mondiale, laquelle dépend de l’exploitation des puits de pétrole qui a assuré la puissance financière et idéologique des régimes fondamentalistes du Golfe, plutôt que de l’existence de « l’entité sioniste », n’en déplaise aux magiciens de la cause palestinienne [12].

Le réalisme politique, s’il ne doit pas être illusoire, ne saurait donc s’en remettre à une vision américano-saoudienne de l’avenir du Moyen-Orient. Il doit au contraire identifier, au beau milieu des fausses contradictions qui organisent le désastre, l’émergence d’une vraie contradiction.

Or, les fascismes israélien, palestinien, turque, syrien, saoudien, qatarie ou iranien partagent, peu ou prou, la même vision, et le même mot d’ordre, à savoir : « virilité, mort, servitude ». Dès lors, le seul réalisme politique qui vaille, c’est celui des forces populaires qui, depuis les printemps arabes, ont défié, dans toute la région, le pouvoir des régimes fascistes. La réponse de ces régimes, évidemment, ne s’est pas faite attendre : immédiatement, il s’est agi d’écraser l’insurrection populaire progressiste. Sous l’apparat d’un antagonisme d’épouvantail, l’axe Iran-Syrie-Hezbollah et les pétromonarchies ont réuni leurs forces et leur argent afin de réprimer et/ou de pourrir les printemps arabes.

C’est pourquoi le désastre en cours dans la région, depuis la guerre civile en Syrie jusqu’à l’anéantissement actuel de Gaza en passant par le chaos en Irak, au Yémen, en Lybie, au Soudan, etc., et jusqu’à la manne financière du fascisme que constituent les pétromonarchies, n’est rien d’autre, en dernière analyse, qu’un déchainement aveugle de violence nue, dont la seule finalité rationnelle est de réduire au silence toutes les forces politiques et sociales qui, du Caire à Téhéran en passant par Tel-Aviv, Ramallah, Beyrouth, Damas, Bagdad, Istamboul, etc., se reconnaissent dans ce mot d’ordre : « femmes, vie, liberté ».

La victoire du Hamas est donc scellée dans ce slogan : « Abou Obeïda, nous sommes tous tes hommes !  » La faute politique, stratégique et morale de l’Etat d’Israël est d’y répondre à l’identique en portant au pouvoir la logique fasciste d’un Ben-Gvir et en aspirant à une alliance israélo-saoudienne qui soit à l’image des liaisons intimes entre le Hamas et le Qatar. Car la seule réponse qui vaille est celle d’une altérité radicale au fascisme, altérité dont les insurrections populaires iraniennes ont donc scellé, pour l’heure, la formule : « femmes, vie, liberté ! ». C’est pourquoi je crois que dans l’état actuel des choses, en Israël-Palestine et au-delà, le salut viendra d’Iran.

Ivan Segré

[1Selon les Israéliens, 12 000 morts seraient des combattants du Hamas, soit plus d’un tiers des victimes ; selon une déclaration du Hamas à l’agence Reuters, leur nombre serait de 6 000, mais rien de tout cela n’est vérifiable, les Israéliens ayant intérêt à minimiser la proportion de victimes civiles, le Hamas pouvant avoir intérêt à minimiser ses pertes, comme à les maximiser.

[8« Huit ans de conflit, aggravés par un effondrement économique, des catastrophes naturelles et la pandémie de COVID-19, ont eu des conséquences démesurées sur les femmes et les filles. Le système de santé est presque à genoux, empêchant leur accès aux services essentiels de santé sexuelle et reproductive. Aujourd’hui, une femme meurt toutes les deux heures en couches ou des suites de sa grossesse, la plupart du temps de causes entièrement évitables lorsqu’un accès aux services adaptés est possible. Plus de 1,5 million de femmes enceintes et allaitantes devraient souffrir de malnutrition aiguë en 2023. Elles risquent de donner naissance à des nouveau-nés souffrant de graves retards de croissance et d’allaiter des enfants mal nourris » (UNFPA, 20 décembre 2023, consultable sur le site de l’organisation).

[11Ibid.

[12Lire, à ce sujet, La trique, le pétrole et l’opium, Libertalia, 2019.

Ivan Segré est philosophe et talmudiste
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