Éloge du TURIsme

S’inviter dans la lutte sicilienne contre l’OTAN

paru dans lundimatin#154, le 3 septembre 2018

Samedi 4 août 2018, avant la manifestation, un petit bout de tissus blanc en guise de slip, longue barbe et longs cheveux gris, il s’est invité à notre humble repas, a récolté dans sa main quelques fruits secs et un peu de salade, et nous a parlé : “Je vais de nouveau devoir aller en prison, ça me laissera méditer. Je suis en cavale. Je suis recherché, mais avant de me rendre à la police, j’aimerais faire mieux que les dernières fois”.

Il fallait voir tout le week-end du camping No Muos à Niscemi la Digos, police politique italienne, chercher cet homme. Cinq types, grosses lunettes de soleil, smartphones à la main, chemises bleus, des sortes d’agents Smith payés pour poursuivre et séquestrer ce beau vieux, tissus blanc pour tout habit, marchant pieds nus et mangeant avec les mains. Surréaliste. Un film futuriste particulièrement original ? Non. C’est mieux que la 3D, c’est la réalité.

Cet “ennemi public”, c’est Salvatore Vaccaro, dit Turi qui a déjà fait de la prison plusieurs fois. Nous pouvons citer quelques faits d’armes de ce pacifiste saboteur. En 2005, en Hollande, il a rendu hors d’usage un avion F16 dans une aéroport militaire de l’OTAN. En 2009, il est entré dans la base militaire Dal Molin à Vincenza afin d’y planter des graines. En 2011, pour lutter contre le Tav, il a tenté de bloquer seul un bulldozer dans le Val Susa, façon Tien An Men. En 2014, il a détruit au marteau le box de contrôle de la plus grande antenne de la base Muos de Niscemi. L’année suivante, il se hissait sur une une des trois paraboles toujours armé d’un marteau et gravait sur celle-ci “No Muos”.

Le Muos, le Mobile User Objective System, est un centre de contrôle étasunien, un système de communication satellite (SATCOM), composé de quatre satellites et de quatre bases terriennes : une à Wahiawa (Hawai, USA), une à Chesapeake (Virginia, USA), une à Geraldton (Australia) et une à Niscemi en Sicile. L’objectif est de remplacer l’actuel système UFO (Ultra High Frequency). Entre autres, cela permet de faire fonctionner les drones militaires, pouvant ainsi agir aux quatre coins de la planète, en plus d’assurer les communications ultra-secrètes des forces US – ce à quoi servait déjà cette base avant l’installation des trois paraboles (le territoire du MUOS étant celui de la station de transmission radio de la marine US active depuis 1991) [1]. Chaque antenne parabolique terrestre du MUOS fait plus de 24 mètres de haut, a un diametre de plus de 18 mètres et pèse plus de 250 tonnes, tout cela monté sur une base de 1000 tonnes de béton. La base de Niscemi est une des plus étendues de l’Italie : 1660000 mètres carrés.

Le mouvement No Muos commence dès 2006-2007, années durant lesquelles des premières manifestations sont organisées par les activistes de la campagne pour la démilitarisation de Sigonella (une autre base étasunienne à 60 kilomètres de là particulièrement stratégique pour le contrôle de la Méditerranée, employant entre quatre et cinq mille hommes). Par la suite, les manifestations se font plus denses, des comités se forment et la lutte se popularise. Des contacts sont pris avec d’autres mouvements, les sardes contre les bases étasuniennes, le No Tav et le No Dal Molin. Des blocages sont organisés pour empêcher les véhicules militaires de rejoindre la base. En 2013, les manifestants coupent les barbelés et envahissent le terrain militaire, ce qu’ils referont en 2014 afin de récupérer un groupe d’activistes – parmi lequel se trouvait Turi – qui s’était perché trois jours sur les antennes avec des hamacs. Les années suivantes, les initiatives continuent, malgré une chute vertigineuse du nombre de manifestants, notamment à cause d’intimidations mafieuses envers la population de Niscemi ayant participé aux protestations. Il faut dire que la mafia a bien profité des accords qu’elle a su faire avec les autorités étasuniennes concernant la construction du MUOS, et qu’elle devait bien en contrepartie participer à la répression en compagnie des policiers et de la Digos. À cela s’ajoute un certain fatalisme provoqué par l’activation des paraboles en 2015.

Mais en 2017, une nouvelle jeunesse s’est invitée à la fête : des lycéens et étudiants de Catane, réorganisant un camping No Muos sur le terrain acheté auparavant par le mouvement, presidio situé au plus près de la base. C’est en sachant cela, connaissant plusieurs groupes siciliens, et pour soutenir l’initiative de cette reprise du mouvement, malgré son net recul populaire, que nous avons décidé de nous rendre au nouveau camping organisé en cette année 2018.

Le presidio est un petit lopin de terre en partie couvert de quelques eucalyptus. Durant toute la durée du rassemblement nous n’aurons de cesse de voir défiler toute sorte de flics en bagnoles et camionnettes sur la route qui longe le campement et qui mène directement à la base : Carabinieri, Digos, Gardia di financia, Polizia, militaires italiens et américains. Toute cette présence n’aura pas empêché quelques jours plus tôt l’attaque du presidio avec un engin incendiaire lancé d’une 4x4 blanche, de celles utilisées par les militaires américains quand ils se baladent en civils ...

Première nuit, retrouvailles obligent, les plus jeunes activistes ne peuvent s’empêcher de continuer la fête dans leur tentes. Au lendemain, forcés de constater que nous n’avons plus vingt ans, nous déménageons dans le camping du dessus.

Première assemblée de présentation. Des assemblées, il y en aura tout le séjour : sur l’impérialisme, sur la propagande militaire dans les écoles et les universités ou encore sur l’internationalisme. On y parle du rapport entre capitalisme et domination mondiale, du concept de guerre totale, des dépenses vouées au secteur de la Défense, aux États-Unis comme en Italie, du contexte local de la lutte, du fatalisme, du recul social de la lutte, des intimidations, du problème mafieux, des dégâts environnementaux et de l’impact qu’ont sur la santé les paraboles. Il y aura aussi un work shop sur les drones civils et une rencontre entre femmes, notamment sur la question du Rojava.

On remarquera l’intervention aussi touchante qu’étonnante de Turi lors d’une des assemblées : “Il faut lutter contre cette industrie de guerre ! Je suis pacifiste et c’est pour ça que j’ai saboté et que je saboterai encore, pour faire toujours plus de dégâts matériels, non violents, à ces armes de destruction ! Et puis, j’ai autre chose à dire. Il y en a qui, dans ce camping, se trompe de poubelles pour les bouteilles en plastique et ce n’est pas bien, ça pollue. Voilà ! Et puis aussi, il ne faut pas avoir peur d’aller en prison ! J’ y ai déjà été et j’y retournerai”. Les applaudissements se font vifs devant cette invitation à pratiquer le sabotage, le tri sélectif et la lutte sans concessions.

Au second soir, nous allons tracter au centre de la petite ville de Niscemi afin d’inviter les habitants venir manifester avec nous le lendemain. La tamorra, typique tambour sud italien, et le tambour brésilien de deux camarades grondent sur la place publique et attirent les curieux. Certains font preuve d’une véritable empathie à notre égard, disent qu’ils nous soutiennent mais que la lutte est déjà perdue. D’autres déchirent les tracts et les jettent dans la rue.

À notre retour, une action nocturne est prévue. Nous avançons vers le long des grilles de la base, un cordon de sécurité à l’avant et un autre à l’arrière afin d’empêcher toute intrusion de la digos et des flics dans le cortège. Cela s’avère efficace. Des bouts du grillages sont régulièrement attaqués, un des barbelés “lames de rasoir” est sectionné. La tentative de défoncer la seconde entrée est un échec, mais le tout est couronné d’un beau feu d’artifices devant celle-ci. Tout le cortège se fait au rythme des chants de lutte italiens. Il y a de la joie et de la bonne humeur, même si nous ne sommes qu’une cinquantaine. Le retour est protégé de la même manière et , malgré le fait que les keufs se soient placés à l’avant et à l’arrière de notre bloc, nous rentrons tous ensemble au presidio.

Le lendemain, dans l’après-midi, la manifestation officielle a lieu. Nous sommes un peu moins d’une millier, de toutes générations. La présence des forces de l’ordre est assez massive. La Digos ouvre le bal et se fait cortège de tête ... Des camions, des militaires ... et mème des flics sur des chevaux. On notera avec joie que leur montures n’apprécient guère le bruit de la tamorra, ce qui provoque quelques scènes assez burlesques.

Sous un grand drapeau situé au milieu du cortège, un comité d’action se cache et tente parfois quelques actions sur les grilles de la base. À l’avant, à l’arrière, de l’autre coté du grillage, nous sommes filmés en permanence. Ils sont nombreux les cinéastes frustrés, sans doute des potentiels Begnini et Tornatore ayant raté leur carrières et obligés de s’engager du coté de la police et des militaires en guise de consolation.

Nous longeons la base, puis nous montons sur une colline d’où nous voyons les paraboles meurtrières. Les forces de l’ordre sont toujours là de l’autre coté des grilles. Nous mettons le cœur à l’outrage devant un défilé de mode d’uniformes bien peu sexy. Là, nous apercevons parmi eux une fille d’une trentaine d’années qui pourrait être une gauchiste. Merde, une infiltrée ! Elle était avec nous au départ, au presidio, et pendant la manifestation. Un de nous s’écrit : “Cori Meu, mais que fais-tu, reviens, je t’aime bella mia ! Je pensais qu’entre nous c’était du sérieux, tu m’as trahi pour ces gros cons » !

Le retour se fait de manière dispersée. Des jeunes de Catane, quelques compagnons plus anciens et nous-mêmes encerclons Turi afin de le protéger d’une possible arrestation. Ce dernier, n’ayant jamais froid aux yeux, en profite bien sur pour provoquer les uniformes présents. Le retour au presidio se fait sans accroches.

Le soir, la fête bat son plein ! Un chanteuse sicilienne, un groupe de rap de Catane et un Sound System pour la nuit. Des pâtes, de la bière et du vin ! Avec une jeunesse combative et désinvolte à souhait.

Dernier jour de camping. Assemblée bilan. Que faire à l’avenir ? Des propositions fusent. Faire de la contre-information dans les écoles afin de lutter contre la propagande militaire, empêcher les militaires d’y pénétrer, internationaliser la lutte No Muos - l’Otan ne concernant pas que la Sicile, se solidariser plus conséquemment avec les autres luttes territoriales, No Tav, No Tap, …, habiter un peu plus le presidio - celui-ci étant sans cesse détruit dès que personne ne le protège, y organiser le nouvel an, préparer le camping de l’été prochain un peu plus tôt … Turi clôture le tout en chantant une de ses petites chansons contre la guerre. Il la chante a cappella et comble les intermèdes grâce à sa flûte.

Le terrain se vide peu à peu. Nous sommes de moins en moins. Une réunion plus informelle est prévue en début d’après-midi en dehors du presidio. Nous sommes une vingtaine à nous y rendre, dont Turi. Les agents de la Digos se mettent à nous courir après espérant le chopper. Nous nous opposons physiquement, mais sans coups, en empêchant ces cinq tarés de progresser dans leur course.

Sans doute en hommage aux salariés d’Air France, la chemise d’un de ces ballots est déchirée. Turi a le temps de fuir dans la nature, pieds nus comme à son habitude. Entre la Digos et notre petite troupe, la tension grimpe. Ils se saisissent d’un porte-feuille et disent que son propriétaire devra aller le chercher au commissariat. Nous décidons de bloquer leur retour vers leur voitures. Nous les nassons. Ils paniquent. Ils menacent ceux qu’ils connaissent et citent leur noms afin de montrer qu’ils sauront à qui s’en prendre en cas de dérapage. D’un geste magnifique, un femme subtilise le smartphone du chef de la Digos. Il est jeté par terre et piétiné. Le ramassant, ce pauvre agent Smith perd tout son aplomb. Son regard se vide. Un instant de désespoir. Ce Smartphone, c’était plus que son badge. C’était semble-t-il la véritable preuve de son statut, son épée de chevalier des temps modernes. Mais le roi est nu et ne ressemble plus qu’à un ado à qui l’on aurait confisqué la console de jeu.

Les agents rendent finalement le portefeuille et s’en vont. Nous décidons de retarder notre départ au lendemain. Nous n’avons pas de nouvelle de Turi. Plusieurs groupes partent sur les collines à sa recherche, mais sans succès.

Le soir, les guitares sont sorties et nous chantons jusque tard dans la nuit. U Brigante, U Ritornella, chansons du sud italien, du Brassens et puis tant de Fabrizio de Andre, ce grand chanteur qui a bercé la jeunesse de nombreux révoltés. Maurizio, sorti il y a quelques années de trente ans de prison, partage ce moment d’émotion avec la jeunesse qui chante en cœur. L’ambiance est belle.

Une belle nuit passée, nous quittons le campement. Mais nous revenons dans la région trois jours plus tard pour aller protester devant la prison de Gela. Nous avons enfin des nouvelles de Turi. Il n’a pas pu fuir longtemps et a été arrêté alors qu’il se cachait dans la nature.

Salauds d’agents Smith ! Ils faisaient diversion pendant que des petits soldats se jetaient sur notre grand père au slip blanc ! Ils ont eu notre nonno et nous ne leur pardonnerons pas !

À la prison, il y a plus de forces de l’ordre que d’agitateurs. Mais tant pis. Nous nous armons de pierres et tapons durant plus de deux heures sur les barrières métalliques entourant l’horrible édifice. La symphonie est grandiose. On dirait presque du Steve Reich. “Turi libero, Turi libero !” suivi de “Tutti liberi, tutte libere !”

Mais le pouvoir ne veut pas que les soutiens se fassent entendre. Il nous voudrait tous sourds et muets. Nous apprenons en fin de journée qu’avant notre arrivée, Turi a été discrètement transféré à la prison de Palerme.

Dans les jours suivants, certains iront camper devant celle-ci. Une action aura lieu à la cathédrale de cette capitale sicilienne afin de sensibiliser habitants et touristes. Qui sait, eux aussi pourraient un jour devenir turistes ? Ayant sans doute peur que cela fonctionne, la police vole le mégaphone.

Quelques jours plus tard, une assemblée se tient devant la prison. Et si nous savons quelque chose, c’est que dans cette histoire, aucun de nous n’a dit son dernier mot.
Car Turi, d’une certaine manière, c’est bien notre grand père à tous. Alors nous n’hésitons pas à faire l’éloge du Turisme.

Nous espérons que dans l’année, qu’au camping No Muos prochain, nous serons plus de turistes révolutionnaires à descendre en Sicile pour aider, rencontrer et soutenir nos amis de là-bas contre le monstre, le MUOStro de la guerre totale et contre-insurrectionnelle que le pouvoir a lancé mondialement, mais dont les centres logistiques ne sont pas si éloignés de nous.

Et si se battre contre cela tient vraisemblablement du Don Quichotte, ce n’est pas pour autant que nous ne voulons pas faire partie de l’aventure. La vie est courte et nous avons du grain à moudre.

Nous voudrions conclure par quelques notes provocatrices.

En France, il n’y a pas assez de Turi et trop d’Alain Badiou de toutes sortes. Des penseurs-panseurs interchangeables, prêts à exhorter la jeunesse à monter sur les barricades tout en restant sur leur divan, tisant leur tisane. Il n’y a que trop de philosophes de comptoir doré parlant de banlieues, de misère ou d’écologie les bras croisés sur la croisette. Nous sommes fatigués, affligés, du Latourisme. Nous y préférons le Turisme.

Philosophes rébarbatifs, usés, vendeurs de livres creux, pansez moins, pensez plus. Faites vous une jeunesse, que vous n’avez peut-être jamais eu. Lâchez vos stylos quelques temps et prenez donc un marteau – vous n’en écrirez que mieux. Que les éternels “vieux” arrêtent de dire que c’est au tour des “jeunes” de se bouger. Brassens aurait probablement dit que leur petits enfants aussi ont le droit de vivre un peu.

Nino Bruno et Gaspare Leo

nomuos at riseup.net

[1Pour plus de détails sur l’histoire de la base de Niscemi et sur le Muos, c.f. http://www.nomuos.info/cose-il-muos/ On peut aussi se référer au livre de Mazzeo Antonio, Il MUOStro di Niscemi. Per le guerre globali del XXI secolo, Firenze, Editpress, 2014. Concernant d’une manière l’implantation des bases militaires étasuniennes en Sicile, voir ANDRES Jacqueline, The hub of the med. Una letture della “geografia militare” della Sicilia, Ragusa, Sicilia Punto L, 2018

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