Fuir le Château des Vampires

« Plus il y a de culpabilité, mieux c’est. »
Mark Fisher

paru dans lundimatin#406, le 5 décembre 2023

Nous publions ce lundi la traduction d’un excellent texte de Mark Fisher datant de novembre 2013 [1]. S’il n’est plus rare, désormais, d’entendre des gens exprimer leur dénuement et leur fatigue devant les mille et un petits tracas et autres atermoiements illimités constitutifs des cercles militants petits bourgeois – obsessionnellement organisés comme des cours de récréation, peuplées de cool-kids primaires, dont l’unique soin est de surajouter, comme pour l’approfondir, une couche de bacs à sables sur le désert –, dans les années 2000, ce mode sacerdotal, éminemment moralisateur et individualisant, de « politisation » des identités était, en quelque sorte, en gestation. Alors que, de toute évidence, le plus grand progrès politique du contexte postmarxiste, autonome et néo-anarchiste aura été, justement, de politiser nos relations personnelles et de poser les politiques de l’amitié comme éléments d’une éthique politique viscérale ; il ne faudrait pas replier l’éthique politique – la politisation de nos relations personnelles – sur la morale, la moralisation et les modes de contritions de type chrétien. Politiser nos relations, c’est probablement, justement, surmonter la logique culpabilisatrice pour nouer, anarchiquement, éthique et politique – vécus personnels de classe, race et de genre. Surmonter cette logique-là, c’est d’abord sortir du Château des Vampires et, pour cela, il faut en connaître les règles. Avec Fisher, c’est chose faite. [2]

Cet été, j’ai sérieusement envisagé de me retirer de tout engagement politique. Exténué, surmené, improductif – je me suis retrouvé à errer sur les réseaux sociaux, où j’ai senti ma dépression et mon épuisement s’accroître.

Le Twitter « de gauche » n’est bien souvent qu’un pitoyable et désolant désert. En début d’année, des tempêtes de tweets ont eu lieu, très médiatisées, au cours desquelles quelques personnalités identifiées à gauche ont été « call out » et dénoncées. Certes, ce qu’elles avaient pu dire était parfois condamnable. Mais la manière dont elles ont été personnellement trainées dans la boue, livrée en pâture à la meute, laisse s’exhaler d’atroces relents : l’odeur nauséabonde de la mauvaise conscience et des chasses aux sorcières moralistes. J’ai honte de dire la raison pour laquelle, sur le moment, je n’ai pas évoqué ces incidents : j’avais peur. Les bullies se tenaient à l’autre bout du bac à sable. Je ne voulais pas attirer leurs regards.

La sauvagerie assumée de ces échanges s’accompagnait d’un je ne sais quoi plus diffus et, pour cette raison peut-être, plus éprouvant : une atmosphère d’acerbe ressentiment. La cible la plus fréquente de ce ressentiment était Owen Jones. Et ces attaques contre Jones – qui a pourtant le plus contribué à réveiller la conscience de classe au Royaume-Uni ces dernières années – sont l’une des raisons de mon abattement. Si c’est là ce qui doit arriver à un gauchiste réussissant à porter la lutte au centre de la vie britannique, qui pourrait bien avoir envie de le suivre dans le courant dominant ? La seule façon d’éviter cette coulée d’abus est-elle de rester dans une position de marginale impotence ?

L’assemblée populaire d’Ipswich, près de chez moi, est ce qui m’a tiré hors de ma torpeur dépressive. L’Assemblée du peuple avait été accueillie avec les ricanements et les sarcasmes habituels. On nous avait dit qu’il s’agirait d’une triste farce, dans laquelle les gauchistes médiatiques, Jones compris, se mettraient narcissiquement en scène dans ce qui ne pourrait qu’être l’énième étalage condescendant de leur vedettariat culturel. Ce qui s’est réellement passé à l’Assemblée d’Ipswich a été très différent de cette caricature. La première partie de la soirée – qui a culminé avec un discours enthousiaste d’Owen Jones – a en effet été animée par des têtes d’ampoule de haute voltige. Mais la seconde partie de la réunion a vu des militants de la classe ouvrière de tout le Suffolk se parler, se soutenir, partager leurs expériences et leurs stratégies. Loin d’être un nouvel exemple de gauchisme hiérarchique, l’Assemblée populaire a montré comment le vertical peut être combiné à l’horizontal : le pouvoir des médias et le charisme ont pu attirer dans la salle des personnes qui n’avaient jamais assisté à une réunion politique auparavant, où elles ont pu discuter et élaborer des stratégies avec des militants chevronnés. L’atmosphère était antiraciste et antisexiste, mais – soulagement – elle était dépourvue du sentiment paralysant de culpabilité et de suspicion qui plane sur les tweets de gauche comme un brouillard âcre et suffoquant.

Et puis il y a eu Russell Brand. Je suis depuis longtemps un admirateur de Brand, l’un des rares grands comiques de la scène actuelle à être issu de la classe ouvrière. Ces dernières années, on a assisté à un embourgeoisement graduel mais sans scrupule de la comédie télévisée, avec ce grotesque nigaud ultra-huppé de Michael McIntyre et une morne bruine d’insipides diplômés qui dominent la scène.

La veille de la diffusion de la désormais célèbre interview de Brand avec Jeremy Paxman sur Newsnight, j’avais vu le stand-up de Brand, The Messiah Complex, à Ipswich. Ce spectacle se présentait, avec un air de défi, comme pro-immigration, pro-communisme, antihomophobe, saturé d’intelligence ouvrière et sans crainte de la montrer, et queer comme l’était autrefois la culture populaire (rien à voir avec la piété identitaire aigrie que nous imposent les moralisateurs de la « gauche » poststructuraliste). Malcolm X, le Che, la politique comme déconstruction psychédélique de la réalité existante : c’était du communisme cool, sexy et prolétarien, pas un sermon sacerdotal.

Le lendemain soir, il était clair que l’apparition de Brand avait provoqué un moment de rupture. La descente en règle de Paxman par Brand a été, pour certains d’entre nous, intensément émouvante, miraculeuse. Je ne me souvenais pas de la dernière fois qu’une personne issue de la classe ouvrière avait eu l’occasion de détruire de manière aussi définitive un « supérieur » de classe en utilisant son intelligence et sa raison. C’était pas du Johnny Rotten insultant Bill Grundy – un acte d’antagonisme qui confirmait plutôt qu’il ne remettait en cause les stéréotypes de classe. Brand s’était montré plus malin que Paxman – et son humour le distinguait de l’austérité ordinaire de tant de « gauchistes ». Brand fait en sorte que les gens se sentent bien dans leur peau, alors que la gauche moralisatrice se spécialise dans leur mal être, et n’est pas satisfaite tant qu’elle ne leur a pas courbé la tête sous le joug de la culpabilité et de la dégoût de soi.

La gauche moralisatrice a rapidement fait en sorte que l’histoire ne porte pas sur l’extraordinaire effraction de Brand à travers les insipides conventions du « débat » des médias mainstream ni sur le fait qu’il annonçait l’avènement prochain d’une révolution. (Cette dernière affirmation ne pouvait être entendue par la « gauche » narcissique petite-bourgeoise aux oreilles bouchée que comme l’expression du désir de Brand de diriger la révolution – ce à quoi ils ont répondu avec le ressentiment habituel : « Je n’ai pas besoin d’une célébrité agitée pour me guider »). Pour les moralisateurs, l’histoire principale devait porter sur la conduite personnelle de Brand – plus particulièrement sur son sexisme. Dans l’atmosphère fébrile de maccarthysme fermentée par la gauche moralisatrice, les remarques qui pourraient être interprétées comme sexistes signifient que Brand est sexiste, ce qui signifie également qu’il est misogyne. Emballé, c’est pesé, le voilà cuit, jugé.

Il est normal que Brand, comme chacun d’entre nous, réponde de son comportement et du langage qu’il utilise. Mais ces questions doivent être posées dans une atmosphère de camaraderie et de solidarité, et probablement pas en public dans un premier temps – quoique, lorsque Brand a été interrogé sur le sexisme par Mehdi Hasan, il a précisément affiché le genre d’humilité joviale qui manquait totalement aux visages de marbre de ceux qui l’avaient jugé. « Je ne pense pas être sexiste. Mais je me souviens que ma grand-mère – la personne la plus adorable que j’aie jamais connue – était raciste, et je crois pas qu’elle s’en rendait compte. Je ne sais pas si j’ai un atavisme culturel (cultural hangover). Je sais que j’aime beaucoup les expressions populaires, comme “darling” et “bird”, donc si les femmes pensent que je suis sexiste, elles sont mieux placées que moi pour en juger, et donc je vais travailler là-dessus ».

L’intervention de Brand n’était pas une prise de pouvoir ; c’était une inspiration, un appel aux armes. Et pour ma part, j’ai été inspiré. Alors que quelques mois auparavant, j’aurais gardé le silence pendant que les moralisateurs de la gauche caviar (PoshLeft) soumettaient Brand à leur parodie de justice (kangaroo courts) et le diffamaient – avec des « preuves » généralement glanées dans la presse de droite, toujours disponible pour prêter main forte à ce genre d’exercice – cette fois-ci, j’étais prêt à les affronter. La réponse à Brand est rapidement devenue aussi importante que l’échange avec Paxman lui-même. Comme l’a souligné Laura Oldfield Ford, il s’agissait d’un moment de clarification. Et l’une des choses qui a été clarifiée pour moi est la manière dont, ces dernières années, une grande partie de la prétendue « gauche » a liquidé les questions de classes.

La conscience de classe est fragile et fugitive. La petite bourgeoisie qui domine le monde académique et l’industrie culturelle a toutes sortes de dénégations subtiles et d’appréhensions qui empêchent le sujet d’être abordé ; et, s’il est abordé, elle le fait passer pour la preuve d’une effroyable désinvolture, d’un manquement à l’étiquette. Cela fait des années que je prends la parole lors d’événements anticapitalistes, mais j’ai rarement parlé – ou été invité à parler – en public de classes sociales.

Mais une fois réapparue la question de classe, on ne pouvait pas ne pas la voir affleurer partout dans les réactions à l’affaire Brand. Brand a été rapidement jugé et/ou remis en question par au moins trois gauchistes issus d’écoles privées hors de prix. D’autres nous ont dit que Brand ne pouvait pas faire partie de la classe ouvrière, puisqu’il était millionnaire. Il est inquiétant de voir combien de « gauchistes » semblaient être fondamentalement d’accord avec le postulat implicite de la question de Paxman : « Qu’est-ce qui donne à ce mec de la classe ouvrière le droit de parler ? ». Il est également inquiétant, voire affligeant, qu’ils semblent penser que les membres de la classe ouvrière devraient rester dans la pauvreté, l’anonymat et l’impuissance de peur de perdre leur « authenticité ».

Quelqu’un m’a transmis un message écrit à propos de Brand sur Facebook. Je ne connais pas la personne qui l’a écrit et je ne souhaite pas la nommer. Ce qui est important, c’est que ce message était symptomatique d’un ensemble d’attitudes snobs et condescendantes qu’il est apparemment acceptable d’afficher tout en se classant à gauche. Le ton était horriblement hautain, comme s’il s’agissait d’un instituteur notant le travail d’un enfant ou d’un psychiatre évaluant un patient. Brand, apparemment, est « manifestement extrêmement instable… à une mauvaise relation ou à un accident de carrière près de rechuter dans la toxicomanie ou pire ». Même si cette personne dit qu’elle « aime beaucoup [Brand] », il ne lui vient peut-être pas à l’esprit que l’une des raisons pour lesquelles Brand pourrait être « instable » est justement cette sorte d’« évaluation » condescendante et faussement supérieure de la part de la bourgeoisie de « gauche ». Il y a également une parenthèse choquante, mais révélatrice où l’individu fait nonchalamment référence à « l’éducation lacunaire de Brand [et] à ses glissements sémantiques, caractéristiques de l’autodidacte » – ce qui, dit généreusement cet individu, « ne me pose aucun problème » –vous êtes bien bon, mon bon Sire ! Il ne s’agit pas d’un bureaucrate colonial écrivant, au XIXe siècle, sur ses tentatives d’enseigner la langue anglaise à des « indigènes », ni d’un maître Victorien d’une institution scolaire privée décrivant un boursier, mais d’un « gauchiste » écrivant il y a quelques semaines.

Que faire de tout ça ? Il faut d’abord identifier les caractéristiques des discours et des désirs qui nous ont conduits à cette mauvaise passe sinistre et démoralisante où, si les classes ont disparu, le moralisme est partout ; où, si la solidarité est impossible, la culpabilité et la peur sont omniprésentes – et ce n’est pas parce que nous sommes terrorisés par la droite, mais parce que nous avons laissé les modes bourgeois de subjectivité contaminer notre mouvement. Je pense qu’il y a deux configurations libidinales-discursives qui ont conduit à cette situation. Elles se disent de gauche, mais – comme l’épisode Brand l’a clairement montré – elles sont à bien des égards le signe que la gauche – définie comme un agent de la lutte des classes – a pratiquement disparu.

Dans le Château des Vampires

La première configuration est ce que j’ai appelé le Château des Vampires. Le Château des Vampires se spécialise dans la propagation de la culpabilité. Il est animé par le désir sacerdotal d’excommunier et de condamner, par le désir universitaire de se voir le premier à souligner une erreur et par le désir hipster de faire partie de la foule. Le danger de s’attaquer au château des vampires est de donner l’impression – et il fera tout pour renforcer cette idée – que l’on s’attaque aussi aux luttes contre le racisme, le sexisme, l’hétérosexisme. Mais loin d’être la seule expression légitime de ces luttes, le Château des Vampires se comprend mieux comme perversion et appropriation bourgeoise-libérale de l’énergie de ces mouvements. Le Château des vampires est né au moment où la lutte pour ne pas être défini par des catégories identitaires est devenue la quête d’une reconnaissance des « identités » par un grand Autre bourgeois.

Le privilège dont je jouis en tant qu’homme blanc consiste en partie à ne pas être conscient de mon appartenance ethnique et de mon sexe, et c’est une expérience révélatrice que d’être occasionnellement rendu conscient de ces points aveugles. Mais plutôt que de rechercher un monde dans lequel chacun se libère de la classification identitaire, le Château des Vampires cherche à parquer les gens dans des camps identitaires, où ils sont à jamais définis dans les termes établis par le pouvoir dominant, mutilés à coup de conscience de soi et isolés par cette logique solipsiste qui insiste sur le fait que nous ne pouvons pas nous comprendre à moins d’appartenir au même groupe identitaire.

J’ai remarqué un fascinant mécanisme magique d’inversion, de projection et de désaveu, selon lequel la simple mention de la classe sociale est désormais automatiquement traitée comme si cela signifiait que l’on essayait de minimiser l’importance de la race et du sexe. En fait, c’est exactement l’inverse qui se produit, puisque le Château des Vampires utilise une compréhension finalement libérale de la race et du genre pour obscurcir la notion de classe. Lors de toute ces tempêtes de tweets absurdes et traumatisants à propos des privilèges au début de l’année, on a remarqué que la discussion sur les privilèges de classe était totalement absente. La tâche, comme toujours, reste l’articulation de la classe, du genre et de la race – mais l’opération fondatrice du Château des Vampires est la sarticulation de la classe par rapport aux autres catégories.

Le Château des Vampires a été créé pour résoudre le problème suivant : comment se faire passer pour une victime, un marginal et un opposant tout en détenant une richesse et un pouvoir immenses ? La solution était toute trouvée – dans l’Église chrétienne. Le CV a donc recours à tous les stratagèmes infernaux, les sombres pathologies et les instruments de torture psychologique que le christianisme a inventés et que Nietzsche a décrits dans La Généalogie de la morale. Ce sacerdoce de la mauvaise conscience, ce nid de pieux vendeurs de coulpe, c’est exactement ce que Nietzsche avait prédit quand il disait que quelque chose de pire que le christianisme était déjà en route. Elle est désormais parmi nous…

Le Château des Vampires se repaît de l’énergie, des angoisses et des vulnérabilités des jeunes étudiants, mais il vit surtout en convertissant la souffrance de groupes particuliers – les plus « marginaux » étant les mieux placés – en capital académique. Les figures les plus louées du Château des Vampires sont celles qui ont repéré un nouveau marché dans la souffrance – ceux qui trouvent un groupe plus opprimé et assujettit que tous ceux qui ont été exploités auparavant se verront très rapidement promus.

La première loi du Château des Vampires est : tout individualiser et privatiser.
Alors qu’en théorie, il prétend être en faveur d’une critique structurelle, en pratique, il ne se concentre jamais sur autre chose que le comportement individuel. La classe laborieuse n’est parfois pas très très bien éduquée et peut s’avérer fort grossière. N’oubliez surtout pas : il est toujours plus important de condamner les individus que de prêter attention aux structures impersonnelles. Si la classe dirigeante propage des idéologies individualistes, elle tend à agir en tant que classe. (Nombre de ce que nous appelons « conspirations » manifestent une solidarité de la classe dirigeante avec elle-même) Le CV – dupe de la classe dirigeante – fait l’inverse : s’il clame un attachement de pure forme pour la « solidarité » et la « collectivité », il agit toujours comme si les catégories individualistes imposées par le pouvoir étaient effectivement valables. Parce qu’ils sont petits-bourgeois jusqu’au bout des ongles, les membres du Château des Vampires sont intensément compétitifs, mais elle le contient de cette manière passive-agressive typique de la bourgeoisie. Ce qui les unit n’est pas la solidarité, mais la peur mutuelle –, la peur d’être le prochain à être démasqué, exposé, condamné.

La deuxième loi du Château des vampires est : faire apparaître la pensée et l’action comme très, très difficiles.
Il ne doit y avoir aucune légèreté, et surtout pas d’humour. Par définition, l’humour n’est pas sérieux – pas vrai ? La pensée est un travail difficile, pour des gens à la voix hautaine et aux sourcils froncés. Là où il y a de la confiance, introduisez du scepticisme. Dites : ne vous précipitez pas, nous devons réfléchir plus en profondeur. Rappelez-vous : les convictions, c’est oppressif ; c’est la porte ouverte vers le goulag.

La troisième loi du Château des Vampires est la suivante : propagez autant de culpabilité que possible.
Plus il y a de culpabilité, mieux c’est. Les gens doivent se sentir mal : c’est le signe qu’ils saisissent la gravité des choses. C’est OK d’être un privilégié de classe, si vous vous sentez coupable de vos privilèges et si vous culpabilisez les autres personnes qui se trouvent dans une position inférieure à la vôtre. Vous faites – aussi – de bonnes actions pour les pauvres, n’est-ce pas ?

La quatrième loi du Château des Vampires est la suivante : essentialiser.
Alors que la fluidité de l’identité, la pluralité et la multiplicité sont systématiquement revendiquées pour le compte des membres du CV – en partie pour dissimuler leurs propres antécédents, invariablement riches, privilégiés ou bourgeois-assimilationnistes – l’ennemi doit toujours être essentialisé. Puisque les désirs qui animent le Château des Vampires sont en grande partie les désirs de prêtres d’excommunier et de condamner, il doit y avoir une forte distinction entre le Bien et le Mal, ce dernier étant essentialisé. Observez la tactique : X a fait une remarque/s’est comporté d’une manière particulière – ces remarques/ce comportement pourraient être interprétés comme transphobes/sexistes, etc. Jusque-là, tout va bien. Mais c’est l’étape suivante qui est déterminante. X est alors défini comme un transphobe, un sexiste, etc. Toute son identité est définie par une remarque malencontreuse ou un écart de comportement. Une fois que le Château des Vampires a organisé sa chasse aux sorcières, la victime (souvent issue de la classe ouvrière et n’ayant pas été formée à l’étiquette passive-agressive de la bourgeoisie) peut être amenée à perdre son sang-froid, ce qui renforce encore sa position de paria ou de dernier en date à être fiévreusement dévoré.

La cinquième loi du Château des Vampires : penser comme un libéral (parce que vous en êtes un).
Le travail du CV, qui consiste à attiser en permanence l’indignation réactive, consiste à souligner sans cesse les évidences les plus criantes : le capital se comporte comme le capital (ce n’est vraiment pas très sympa !), les appareils répressifs de l’État sont répressifs. Il faut protester !

Néo-anarchie au Royaume-Uni

La deuxième formation libidinale est le néo-anarchisme. Par néo-anarchistes, je n’entends évidemment pas les anarchistes ou les syndicalistes impliqués dans l’organisation réelle des lieux de travail, comme la Solidarity Federation. Je parle plutôt de ceux qui se disent anarchistes, mais dont l’implication dans la politique ne va guère au-delà des manifestations étudiantes, des occupations, et des commentaires Twitter. Comme les habitants du Château des Vampires, les néo-anarchistes viennent généralement d’un milieu petit-bourgeois, voire d’un milieu encore plus privilégié.

Ils sont également jeunes pour la plupart : ils ont une vingtaine d’années ou tout au plus une trentaine d’années, et la position néo-anarchiste s’appuie sur un horizon historique étroit. Les néo-anarchistes n’ont connu que le réalisme capitaliste. Au moment où les néo-anarchistes ont pris conscience de la réalité politique – et nombre d’entre eux ont pris conscience de la réalité politique remarquablement récemment, compte tenu la jauge d’optimisme arrogant qu’ils affichent parfois –, le parti travailliste était devenu une coquille blairiste, appliquant le néolibéralisme avec une petite dose de justice sociale sur le côté. Mais le problème du néo-anarchisme est qu’il reflète de manière irréfléchie ce moment historique plutôt que d’offrir une échappatoire. Il oublie, ou peut-être ignore-t-il vraiment, le rôle du parti travailliste dans la nationalisation des grandes industries et des services publics ou dans la création du service national de santé. Les néo-anarchistes affirmeront que « la politique parlementaire n’a jamais rien changé » ou que « le parti travailliste a toujours été inutile », tout en participant à des manifestations contre le NHS ou en retweetant des plaintes contre le démantèlement de ce qui reste de l’État-providence.

Il y a là une étrange règle implicite : il est acceptable de protester contre ce que le parlement a fait, mais il n’est pas acceptable d’entrer au parlement ou dans les médias de masse pour tenter de provoquer un changement à partir de là. Les grands médias sont à dédaigner, mais l’heure des questions de la BBC doit être regardée et faire l’objet de plaintes sur Twitter. Le purisme se transforme en fatalisme ; mieux vaut ne pas être entaché par la corruption du courant dominant, mieux vaut « résister » inutilement que de risquer de se salir les mains.

Il n’est donc pas surprenant que tant de néo-anarchistes soient déprimés. Cette dépression est sans doute renforcée par les angoisses de la vie postuniversitaire, puisque, comme le Château des Vampires, le néo-anarchisme a son foyer naturel dans les universités, et est généralement propagé par ceux qui étudient pour obtenir des qualifications postuniversitaires, ou ceux qui ont récemment obtenu un tel diplôme.

Que faut-il faire ?

Pourquoi ces deux configurations sont-elles apparues sur le devant de la scène ? La première raison est que le capital les a laissées prospérer parce qu’elles servent ses intérêts. Le capital a soumis la classe ouvrière organisée en décomposant la conscience de classe, en subjuguant vicieusement les syndicats tout en séduisant les « familles qui travaillent dur » pour qu’elles s’identifient à leurs propres intérêts étroitement définis au lieu des intérêts de classe au sens large ; mais pourquoi le capital se préoccuperait-il d’une « gauche » qui remplace la politique de classe par un individualisme moralisateur et qui, loin de construire la solidarité, répand la peur et l’insécurité ?

La deuxième raison est ce que Jodi Dean a appelé le capitalisme communicatif. Il aurait peut-être été possible d’ignorer le Château des Vampires et les néo-anarchistes s’il n’y avait pas eu le cyberespace capitaliste. Le moralisme pieux du Château des Vampires a été la caractéristique d’une certaine « gauche » pendant de nombreuses années – mais si l’on n’était pas membre de cette Église particulière, on pouvait éviter ses sermons. Les médias sociaux nous signifient que ce n’est plus le cas et qu’il y a peu de protection contre les pathologies psychiques propagées par ces discours.

Que pouvons-nous donc faire maintenant ? Tout d’abord, il est impératif de rejeter l’identitarisme et de reconnaître qu’il n’y a pas d’identités, mais seulement des désirs, des intérêts et des identifications. Une partie de l’importance des études culturelles britanniques – comme le révèlent de manière si puissante et si émouvante l’installation de John Akomfrah The Unfinished Conversation (actuellement à la Tate Britain) et son film The Stuart Hall Project – est d’avoir résisté à l’essentialisme identitaire. Au lieu de figer les gens dans des chaînes d’équivalences déjà existantes, il s’agissait de considérer toute articulation comme provisoire et plastique. On peut toujours créer de nouvelles articulations. Personne n’est essentiellement quelque chose. Malheureusement, la droite agit sur cette idée plus efficacement que la gauche. La gauche identitaire bourgeoise sait comment propager la culpabilité et mener une chasse aux sorcières, mais elle ne sait pas comment faire des convertis. Mais là n’est pas la question. L’objectif n’est pas de populariser une position de gauche, ni d’y gagner des gens, mais de rester dans une position de supériorité de l’élite, mais, désormais, avec une supériorité de classe redoublée d’une supériorité morale. « Comment osez-vous parler – c’est nous qui parlons au nom de ceux qui souffrent ! »

Mais le rejet de l’identitarisme ne peut se faire que par la réaffirmation de la classe. Une gauche qui n’a pas la classe en son cœur ne peut être qu’un groupe de pression libéral. La conscience de classe est toujours double : elle implique une connaissance simultanée de la manière dont la classe encadre et façonne toute expérience, et une connaissance de la position particulière que nous occupons dans la structure de classe. Il faut se rappeler que l’objectif de notre lutte n’est pas la reconnaissance par la bourgeoisie, ni même la destruction de la bourgeoisie elle-même. C’est la structure de classe – une structure qui blesse tout le monde, même ceux qui en profitent matériellement – qui doit être détruite. Les intérêts de la classe ouvrière sont les intérêts de tous ; les intérêts de la bourgeoisie sont les intérêts du capital, qui ne sont les intérêts de personne. Notre lutte doit viser la construction d’un monde nouveau et surprenant, et non la préservation d’identités façonnées et déformées par le capital.

Si cela semble être une tâche difficile et intimidante, c’est le cas. Mais nous pouvons dès à présent nous engager dans de nombreuses activités préfiguratives. En fait, ces activités iraient au-delà de la préfiguration – elles pourraient lancer un cycle vertueux, une prophétie autoréalisatrice dans laquelle les modes bourgeois de subjectivité seraient démantelés et une nouvelle universalité commencerait à se construire. Nous devons apprendre, ou réapprendre, à construire la camaraderie et la solidarité au lieu de faire le travail du capital en nous condamnant et en nous maltraitant les uns les autres. Cela ne signifie pas, bien sûr, que nous devons toujours être d’accord – au contraire, nous devons créer des conditions où le désaccord peut avoir lieu sans craindre l’exclusion et l’excommunication.

Nous devons réfléchir de manière très stratégique à la manière d’utiliser les médias sociaux – en gardant toujours à l’esprit que, malgré l’égalitarisme revendiqué pour les médias sociaux par les ingénieurs libidinaux du capital, il s’agit actuellement d’un territoire ennemi, dédié à la reproduction du capital. Mais cela ne signifie pas que nous ne pouvons pas occuper le terrain et commencer à l’utiliser pour produire une conscience de classe. Nous devons sortir du « débat » mis en place par le capitalisme de communication, dans lequel le capital nous incite sans cesse à participer, et nous rappeler que nous sommes impliqués dans une lutte de classe. L’objectif n’est pas d’« être » un activiste, mais d’aider la classe ouvrière à s’activer – et à se transformer – elle-même.

En dehors du Château des Vampires, tout est possible.

Mark Fisher

[2Il faut par ailleurs préciser deux ou trois choses. Ce texte date de 2013. Il y a dix ans, donc. Avant #metoo et avant que Russell Brand (sur les propos duquel Mark Fisher revient ici) ne soit accusé, en septembre de cette année, d’abus sexuels par quatre femmes pour des agressions commises entre 2006 et 2013. Notre lecture du texte s’en trouve nécessairement changée. Opposant à l’essentialisation des identités les désirs et les identifications, Fisher tente — d’une manière qui rétrospectivement pourra être jugée peu lucide quant à sa perception du continuum sexiste — contre une politique de la culpabilité, de remettre la question de la classe au cœur de la réflexion d’une gauche qui court le risque à trop l’oublier de ne plus être qu’un « groupe de pression libéral ».

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