1. Quelques semaines après le 11 septembre 2001, Jacques Derrida, alors à New York, est interrogé sur l’évènement et analyse, dans Auto-immunités, suicide réels et symboliques, son statut de « major event » permettant de le qualifier comme tel [1]. Il le fait dit-il, « en essayant d’appeler, par-delà la commotion et la compassion la plus sincère, à des questions, à une “pensée” (entre autres choses, une vraie pensée politique) [2]. » Derrida analyse ainsi nombre des difficultés inhérentes à la pensée de l’évènement, qu’il s’agisse de sa nomination, du concept de terrorisme, des difficultés à « distinguer entre le fait supposé brut, l’“impression” et l’interprétation », du caractère toujours « informé [3] » de nos impressions, ou encore, de la façon dont le 11-Septembre a touché « l’inconscient géopolitique de tous les vivants [4] ». Les multiples faces de la pensée de l’évènement identifiées par Derrida peuvent être lues comme un appui pour penser la séquence ouverte par le 7 octobre 2023 tant l’abîme de sens et l’impasse que cristallise cette date se sont révélés obscurs, exaltés et mortifères. Le début de l’entretien porte sur l’ « acte de nomination » du 11 septembre : « une date, rien de plus.[...]. “Faire date”, voilà toujours le coup porté, la portée même de ce qui est du moins ressenti, de façon apparemment immédiate, comme un évènement marquant, singulier, “unprecedented”, comme on dit ici. [...]. Le télégramme d’une métonymie – un nom, un chiffre – accuse l’inqualifiable en reconnaissant qu’on ne reconnaît pas : on ne connaît même pas, on ne sait pas encore qualifier, on ne sait pas de quoi on parle. [...]. Car on a beau s’indigner devant la violence, on a beau déplorer sincèrement, comme je le fais avec tout le monde, le nombre de morts, on ne fera croire à personne que c’est de cela au fond qu’il s’agit. [5] » Derrida poursuit : « L’évènement est fait de la “chose” même (ce qui arrive) et de l’impression (elle-même à la fois “spontanée” et “contrôlée”) que ladite “chose” donne, laisse ou fait [6]. »
Il faut, dit-il, « distinguer entre deux “impressions” : d’une part, la compassion pour les victimes et l’indignation devant la tuerie ; cette tristesse, cette condamnation devraient être sans limites, inconditionnelles et principielles ; [...] ; d’autre part, l’impression interprétée, interprétative, informée, l’évaluation conditionnelle qui nous donne à croire que c’est là un major event. [7] » Le fait, sa nomination, sa qualification, les émotions, impressions et interprétations sont, en France comme ailleurs, ce qui constitue le cœur des enjeux de la pensée de ce qui s’est ouvert le 7 octobre. A contrario, la pensée, comme la pensée politique que Derrida appelle de ses vœux sont largement absentes. Hypothèse : cette guerre qui détruit avec elle toute possibilité qu’il en soit autrement en détruisant toute politique, anéantirait la possibilité même d’une pensée de la politique. Cette chaîne de destructions bannit logiquement toute possibilité d’une pensée de la paix. Demeure l’injonction comminatoire à dire son camp même si ce dernier n’existe pas dans les termes de l’injonction.
2. Le 7 octobre s’est ajouté à la liste de ces noms inaltérables qui portent leur supplice en eux-mêmes, à l’instar de Babi Yar, d’Oradour-sur-Glane ou de Sabra et Chatila. Meurtres d’annihilation et enlèvements, de Juifs, d’Israéliens et d’autres, crimes de profanation dont atteste toujours la cruauté exercée sur le ventre des femmes et leurs enfants ; et ainsi adjoindre à la destruction des vies inhérentes à la guerre la profanation des corps. C’est donc par un geste purement criminel que la Palestine fit retour – si l’on considère que ce programme de cruauté à l’endroit des civils caractérise d’ordinaire la besogne des fascistes de tous bords. Rappelons que, historiquement, le faire politique des luttes, loin d’être indifférent, a toujours été crucial pour ces dernières. Ainsi, de quelle émancipation, de quelle figure d’égalité ou de libération, un tel geste peut-il être porteur ? Que pouvait-il fonder outre la dévastation à laquelle nous assistons ? Voilà donc le piège idéologique, politique, et stratégique tendu au monde par la branche militaire du Hamas et l’Iran auquel peu ont résisté, à commencer par le gouvernement Netanyahou ; piège remarquable et redoutable pour son caractère « biface » puisqu’il fonderait le droit apparent des Palestiniens, leur aspiration à la justice et à l’égalité,sur un crime de masse. « Biface » car le 7 octobre, l’État d’Israël est devenu pour quelques heures un tigre en papier, son Dôme de fer une fiction : l’infranchissable politique, symbole de l’enfermement, était franchie. Les murs semblaient tomber sans effort ; comme s’il suffisait de pousser la porte pour entrer. Les ULM, filant comme l’oiseau, symbolisaient une Palestine libre, désincarcérée, victorieuse de ce bout d’occident hors d’âge. Image d’une victoire historique, ce rêve éphémère était offert au monde, et plus particulièrement aux consciences arabo-musulmanes. Allégorie d’une liberté guidant le peuple, elles suscitèrent par endroits de la liesse : le fort était renversé puis profondément blessé par le faible, le massacre meurtrissait la chair de l’occident impérial. Ailleurs, sans que cela réjouisse personne, le supplice des kibboutz n’était pas un « major event » mais s’inscrivait dans la trame des meurtres et destructions humaines que cette guerre tisse sans relâche depuis des décennies. Cette séquence cliva la pensée du 7 octobre de façon quasi irréconciliable et les termes du rapport de force voulu par le Hamas étaient durablement posés. Elle se donna largement en France par la sommation à qualifier l’évènement de terroriste, soit un signifiant politique, jamais stabilisé analytiquement, et généralisé au point de ne plus dire grand-chose – tout comme d’ailleurs celui d’État terroriste. L’État imposait son lexique et ses procureurs en usant d’un vocable qui proscrit tout statut d’adversaire à l’ennemi et isole ses meurtres du contexte politique dans lequel ils ont été perpétrés, de l’examen de ses conditions de possibilités. Il permit même au Rassemblement National, en s’érigeant en défenseur de la politique israélienne, de s’affirmer comme rempart contre l’antisémitisme. La qualification terroriste vitrifia et dénia toute pensée politique de l’évènement car ce qu’elle nommait était avant tout le ralliement sans réserve de la France au paradigme de la guerre contre le terrorisme puisqu’il n’y a plus, aux États-Unis, en Syrie, en France ou en Israël, de terrorisme sans guerre – et ce, en rupture avec les décennies précédentes ; d’où la proposition d’Emmanuel Macron de mobiliser contre le Hamas la coalition internationale contre l’État islamique.
Si l’hypothèse selon laquelle « la guerre anéantit aujourd’hui toute possibilité qu’il en soit autrement en détruisant toute politique » est juste, les diverses qualifications du 7 octobre – « terroristes » versus « résistance » – n’engagèrent le plus souvent que des conceptions de la guerre distinctes selon le « spectre large de ceux qui n’aiment les Arabes que morts ou réduits à l’état de pions qu’ils bougent sur l’échiquier de leurs chimères (...) [8] ». Dit autrement, en France, l’on opposa à la guerre contre le terrorisme, boussole insane des guerres extérieures et de la politique intérieure depuis plus de vingt ans, un logiciel marxiste anti-impérialiste et étatiste périmé identifiant rage politique et criminelle et validant voire glorifiant le meurtre. Les hautes figures de la lutte : le Hamas, le Hezbollah et l’Iran soit la photo de famille – tronquée car il y manque la Russie – de ceux qui donnèrent à el-Assad les troupes et les armes nécessaires pour venir à bout de la révolution syrienne au prix d’une guerre qui fit 600 000 morts [9]. « On a beau s’indigner devant la violence, on a beau déplorer sincèrement [...] le nombre de morts, on ne fera croire à personne que c’est de cela au fond qu’il s’agit. » Faire date autrement et sortir de l’impasse signifierait quitter cet espace comme effondré puisqu’il ne propose qu’une polarisation essentialiste faisant fond sur des catégories idéologiques vides de politique. Quitter cet espace et chercher à constituer la séquence ouverte par le 7 octobre en une opportunité de penser à nouveaux frais, donc en de nouveaux termes, les coordonnées de la question palestinienne : non plus à partir du cadre de sa Cause et du Palestinien imaginaire, mais à partir des vies palestiniennes réelles de Gaza et de Cisjordanie qui en constituent l’assise, tout en incluant les luttes politiques du Printemps arabe. Car la dite Cause, sans doute largement liquidée par le Hamas, et l’Iran, le 7 octobre, ne vise en réalité aujourd’hui que la destruction de l’État d’Israël et très secondairement les droits des Palestiniens. Plus largement, la Cause, abstrait le palestinien réel – Qui pour manifester contre le siège et la destruction du camp palestinien de Yarmouken Syrie conduit par el-Assad ou encore contre le sort réservé aux Palestiniens vivant au Liban ? – au profit du symbole car la Palestine, « cœur persistant du malheur arabe [10] » y est pour beaucoup d’abord une « sublimation de l’épreuve de la domination impérialiste [11] ». Essence du Palestinien imaginaire, qui sait ce que pensent les Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie. Que pensent-ils du 7 octobre, du Hamas, du conflit israélo-palestinien et de la guerre actuelle ? La question de la légitimité de l’État d’Israël en est-elle une aujourd’hui à leurs yeux ? Quels sont les termes à partir desquels ils énoncent et pensent leurs rapports à Israël puisqu’ils y sont intérieurs, que ce soit par l’occupation militaire, le travail et plus souvent qu’on ne le croit, les amitiés et les actions communes ? Le mot Juif est-il signifiant pour penser ce qui a lieu ou bien seul celui d’Israélien l’est-il ? Ou bien peut-être est-ce encore un autre ? Quels possibles politiques identifient-ils aujourd’hui ? Quel contenu donnent-il au mot paix ? Bref, est-il possible que la Palestine comme Israël soit aussi une question pour les gens de Palestine avant d’être celle du monde entier ? Possible d’arracher la pensée de la Palestine à une géopolitique mondiale qui la parle sans répit au profit d’une pensée de la Palestine de l’intérieur de la Palestine ? Ne faudrait-il pas commencer par séparer, et cela vaut bien sûr pour Israël, les pays idéels des pays réels, les gens idéels des gens réels ? Ne plus penser la Palestine à partir de sa seule Cause mais de son réel et de son présent, ne plus penser la politique israélienne à partir de l’État Juif mais à partir de l’État « tout court ». Car si Israël est un État en voie accélérée de fascisation, il l’est à l’égal d’autres États mettant en œuvre des politiques du même nom.
3. Le massacre-manifeste du 7 octobre fut d’emblée largement diffusé. Il fallait donc ce jour-là, outre une haine exterminatrice, beaucoup d’organisation, une tactique, des plans très détaillés de chacun des lieux, ainsi qu’un sens aigu de la propagande (caméras, réseaux sociaux). 2000 hommes, un massacre, et puis rien : déclarer la guerre mais ne pas combattre, se faire tuer et attendre en retour le carnage annoncé, espérer son ampleur inédite, la réponse militaire étant connue, attendue sinon souhaitée, le rituel, comme son bilan, étant rôdé. L’ensemble participa de la constitution d’un rapport de force objectif comme subjectif : ces meurtres-propagandes, aidés par la férocité verbale et militaire de l’État israélien [12], avaient d’abord pour visée d’enflammer le conscient et « l’inconscient géopolitique de tous les vivants » à partir de ces deux rares signifiants à même de le faire quand ils n’en font qu’un : Palestine-Israël. La victime est invariable : les habitants de Gaza périssant en masse dans cette « grande fête de la mort [13] » que l’armée israélienne donne au monde. La chronique de leur extermination massive et l’effroi voyeuriste qu’elle suscite voit Gaza ressembler peu à peu à Alep où à Grozny. Que l’État d’Israël n’ait nullement besoin du Hamas pour tuer ou décimer des Palestiniens est un truisme. Mais de ce dernier ne s’ensuit pas que le Hamas ne fasse pas de même à l’endroit des Palestiniens.
Le déséquilibre du rapport de force entre les deux n’interdit pas l’identité de leur principe : « Je te tue car tu n’as pas à être là, tu ne dois pas être là, quand bien même tu y es, tu y vis, tu es dans ton pays ». Or, rappelons que ce qui caractérisa nombre de luttes populaires passées, armées ou pas, c’était précisément la rupture avec les principes de la politique ennemie [14]. L’État d’Israël et le Hamas sont donc ici des jumeaux politiques et criminels : la politique de l’un arme celle de l’autre, et vice-versa, chacun échange, tour à tour, le rôle de maître d’ouvrage et de maître d’œuvre dans l’espoir de s’en trouver renforcé politiquement. C’est même de leur négation réciproque qu’est née l’alliance Netanyahou-Hamas comme la nomme le quotidien Haaretz [15]. Haine du possible, concurrence et corruption de l’idée même de politique dès lors qu’elle est entièrement reversée dans la guerre et le crime et se confond avec eux, dès lors qu’elle fait des civils la matière première de la guerre ; le mépris affiché par le gouvernement Netanyahou pour la vie des 250 otages israéliens n’est que l’une des faces de cette conception criminelle et mortifère de la politique. De même, chacun ici assume que sa propre politique tue ou décime ceux dont ils disent qu’elle est là pour les défendre et les protéger. Le statu quo politique de cette négation, malgré ses effets criminels et délétères en Palestine comme en Israël, n’a été rompu par aucune des parties. Mais avec le 7 octobre, l’État d’Israël s’est retrouvé face à ce que Derrida nomme un suicide auto-immunitaire [16] : ce qui a été mis en place pour supposément protéger le pays s’est retourné contre lui et l’a détruit,sur son propre territoire. Supposément, car aucun pays ne peut protéger les uns en ôtant toute protection aux autres ; chimère de la sécurité israélienne et du pays idéel si l’on assemble ces assassinats perlés de civils, bombes et couteaux, depuis des décennies, comme autant de petits suicides auto-immunes faisant aujourd’hui d’Israël sans doute un pays plus dangereux que n’importe quel autre pour les Juifs. Cette symétrie de principes ne masque évidemment pas la dissymétrie politique fondamentale qui est celle de la domination et de l’occupation militaire des territoires palestiniens. Cette dissymétrie confère à l’État d’Israël toute la responsabilité et toute la décision pour ce qui est de la volonté de paix. Car la réponse au 7 octobre aurait pu être autre si le gouvernement Netanyahou avait considéré que le massacre des kibboutz attestait du devenir ingouvernable de l’État du fait de l’occupation, considéré que le caractère insoutenable du blocus de Gaza était à même de produire un tel désastre ; car à la différence du 11-Septembre, la guerre est intérieure. Au lieu de quitter la logique de guerre,au lieu de tendre un piège au Hamas en cherchant à l’éliminer politiquement, le gouvernement Netanyahou a plongé sans délai dans celui, irrésistible, qui lui a été tendu.
4. Que le supplice des kibboutz soit politique, le discours du 7 octobre de Mohamed Deïf, chef de la branche militaire du Hamas, soit l’aile la plus radicale de l’organisation et planificatrice de l’assaut, l’affirme. L’opération Déluge d’Al-Aqsa est une déclaration de guerre en forme de der des ders afin de mettre fin à « l’occupation coloniale sioniste ». Son motif principal est constitué par la profanation de la mosquée Al-Aqsa [17]. Appel transnational à la résistance et à la révolution islamique, la déclaration formalise la fin de tout rapport avec l’Autorité palestinienne et Israël [18] ; puisque tous Israéliens/Juifs, tous coupables, tous colons. Pour cette raison, viser l’un des cœurs battant de la gauche israélienne et de la contestation contre Netanyahou, et non ses installations coloniales et militaires, se justifiait d’autant que sa proximité avec Gaza donnait parfois l’occasion d’aide à la population gazaouie voisine. La réponse militaire, même si, dans les termes, Israël distingue le Hamas des Palestiniens, fut en miroir : tous Palestiniens, tous coupables, tous Hamas. Le piège tendu ici, ce n’est pas l’entrée de l’armée israélienne dans Gaza au nom de ce qu’une armée régulière ne saurait mener un combat de type guérilla urbaine – ce qui est ici par ailleurs discutable. Le piège, c’est d’abord la diffusion du massacre-manifeste dont la symbolique devait mettre le feu au clivage entre consciences occidentales et arabo-musulmanes afin de chauffer à blanc les opinions publiques mondiales. Le pari tactique ? Que l’ampleur comme la nature du massacre détermine celle de la riposte. Ce fut le cas puisque Netanyahou qualifia cette dernière de deuxième guerre d’indépendance soit, si l’on est cohérent, l’accomplissement de la destruction par la mort ou l’exil de la population palestinienne de Gaza. C’est ce que dans un tract destiné aux Palestiniens, des colons de Cisjordanie promettent :« la Nakba primordiale » [19]. Après tout, l’Azerbaïdjan vient, après un siège terrible, de vider de toute sa population arménienne l’enclave du Haut-Karabagh et forcé du jour au lendemain à l’exil 120 000 personnes. Sourd à tout cessez-le-feu, Israël accomplit le souhait du Hamas pour le faire sien : une sorte de mini-guerre totale contre une population piégée où la phrase de Poutine « Buter les Tchétchènes jusque dans les chiottes [20] » semble être le principe politico-militaire. Le Hamas a également pris l’avantage car cette guerre est invisible : les images ne nous montrent passes combattants affronter des soldats israéliens mais une armée face à une population civile acculée qui ne lutte que pour sa survie ; siège et pilonnage aérien à l’image de la tactique privilégiée par el-Assad durant la guerre en Syrie. Quant au pari stratégique à même d’accomplir son objectif – la destruction de l’État d’Israël –, faisons l’hypothèse qu’il s’agissait d’élargir le conflit, que le Hezbollah, l’Iran et d’autres pays ou entités politiques arabo-musulmans soient poussés à l’action avec ou sans leurs opinions publiques,mettre un point d’arrêt aux accords d’Abraham,que les États-Unis mobilisent davantage de porte-avions, etc. Il s’agissait de tendre au maximum une situation géopolitique de plus en plus labile et propice à l’ouverture de nouveaux fronts ;ce serait alors bien la première fois de leur histoire que des États interviendraient en faveur des droits des Palestiniens. Et si jamais une telle situation advenait, la Palestine, une nouvelle fois, ne serait pas l’enjeu puisque la géopolitique mondiale prendrait le pas au profit d’autres antagonismes – Iran, États-Unis, Arabie Saoudite, etc. Enfin, le rapport de force constitué par le Hamas inclut la violence du grand désordre politique, subjectif, que cette guerre suscite : l’exultation antisémite par sens de l’histoire et de la justice, la prise à partie, ici de Juifs, là d’Arabes et pouvant aller, aux États-Unis, jusqu’au meurtre [21], le retour du débat inoxydable sur l’extermination des Juifs et la légitimité de l’État d’Israël, etc. Ainsi, quelle que soit son issue, l’État Israël et le gouvernement Netanyahou ont perdu cette guerre avant même de l’avoir commencée. Le Hamas, même si son objectif n’est pas atteint, ne sera sans doute pas détruit à moins d’une destruction véritable de la population gazaouie. Parions qu’il en sortira grandi pour l’audace historique du coup porté à l’ennemi. La population sera décimée à Gaza et, dans une moindre mesure, en Cisjordanie.
5. Pour des raisons distinctes, ni le Hamas, ni l’Iran, ni les États-Unis, ni la France, l’Allemagne ou la Hongrie n’ont empêché l’État d’Israël d’enfourcher le cheval de la guerre contre le terrorisme. Le blanc-seing des États dits amis reflète en premier lieu leur intérêt dès lors qu’ils entendent avoir pour eux-mêmes un usage politique propre de la guerre contre le terrorisme, à l’intérieur comme à l’extérieur. En effet, la doctrine de la Global War on Terror (GWOT), formalisée le 20 septembre 2001 par l’Administration Bush a, entre autres caractéristiques, institué une continuité inédite entre l’intérieur et l’extérieur du territoire national – ce que le terme de global désigne et qui prendra, aux États-Unis, la forme du Patriot act [22].
Ainsi, quasiment pas une guerre depuis plus de vingt ans ne s’est déroulée en dehors de ce paradigme dont on peut dater le début à la Seconde guerre de Tchétchénie (1999) que Poutine ne qualifia jamais autrement que d’opération contre-terroriste [23]. Saisissant l’aubaine du 11 septembre 2001, il fut même le premier dirigeant à appeler George W. Bush afin d’obtenir son soutien dans cette guerre dont le bilan humain oscille entre 40 000 et 300 000 morts. Précisons ici que la guerre contre le terrorisme n’est pas l’apanage des États occidentaux puisque c’est ce paradigme que el-Assad mobilise dès 2012 pour détruire la révolution syrienne –aidés par des djihadistes revenus d’Irak libérés de prison, du Hezbollah libanais et des Pasdaran iraniens. En rupture avec le droit de la guerre et le droit international humanitaire existant, l’une des caractéristiques de cette guerre est de dénier tout statut aux civils, à moins qu’ils ne soient « innocents » [24] ; l’argument selon lequel les différentes entités combattues ne sont pas assignables à des armées régulières emporte avec lui la possibilité même de leur protection. Ainsi, la densité de la population à Gaza, la dissémination des structures du Hamas en son sein, ne constituent pas un argument à même de proscrire toute intervention militaire car la guerre contre le terrorisme a normalisé ce faire criminalo-guerrier. La guerre ainsi conçue ne peut être qu’une somme de crimes de guerre, à Gaza comme à Idlib. L’armée israélienne ne s’excepte pas de cette norme qui interdit par principe à n’importe quelle armée d’être « morale » puisqu’elle lui en ôte la possibilité même. C’est ce que dit en substance le président des États-Unis le 27 octobre 2023 : « Je suis sûr que des innocents ont été tués, et c’est le prix à payer pour faire la guerre. »
Un autre aspect de cette guerre est qu’elle se donne pour but politique l’élimination de l’ennemi. Or, jusque-là, dans la guerre, éliminer l’ennemi signifiait le défaire militairement pour le défaire politiquement. Personne par exemple ne songea à détruire ou éliminer l’Allemagne nazie autrement qu’en ces termes. La guerre était, dans l’ensemble, ce que Clausewitz en disait dans De la guerre autour des années 1820, soit « un acte de violence destiné à contraindre l’adversaire à exécuter notre volonté. La violence […] est donc le moyen ; la fin est d’imposer notre volonté à l’ennemi. Pour atteindre cette fin en toute sûreté, il faut désarmer l’ennemi, et ce désarmement est par définition l’objectif proprement dit des opérations de guerre. » La différence de traitement de Saddam Hussein entre la guerre du Golfe en 1991 et celle contre l’Irak en 2003 exemplifie cet aspect : en 1991, l’Administration Bush identifie la fin de la guerre, c’est-à-dire sa victoire, au retrait des troupes irakiennes du Koweït. En 2003, les États-Unis non seulement envahissent l’Irak mais Saddam Hussein doit être, et sera, éliminé. Enfin, les désastres politiques et humanitaires générés par ces guerres n’ont fait, en Irak comme ailleurs, l’objet d’aucun bilan. La raison pour laquelle l’État Israël a perdu cette guerre, c’est qu’il n’éliminera sans doute pas davantage le Hamas que les États-Unis n’ont éliminé Al-Qaïda, et les Talibans ou la France les djihadistes au Sahel. Il n’éliminera pas le Hamas mais en créera probablement de nouveaux du fait de l’instabilité politique que ces guerres provoquent ou intensifient – rappelons que l’État islamique naît en Irak en 2006 ; vu leurs effets, elles devraient plutôt être qualifiées de guerres pour le terrorisme. Enfin, si l’élimination du Hamas ne peut signer la fin de la guerre, alors celle-ci n’en connaîtra sans doute pas, y compris si Israël décide de réoccuper, sous une forme ou une autre, la bande de Gaza.
6. La seule possibilité à nos yeux d’éliminer le Hamas serait donc le défaire politiquement en opposant à sa politique une autre politique soit un ordre politique juste et égalitaire : L’égalité ou rien pour citer Edward Saïd. Cela suppose en retour de défaire la politique israélienne d’occupation et de colonisation. Il ne s’agit pas uniquement de sortir d’une guerre mais de la politique qui l’organise, qui organise sa possibilité, ses répétitions : ne plus donner de raisons aux uns de commettre un 7 octobre, rendre impossible aux autres la possibilité de coloniser, bombarder ou tirer à vue sur les Palestiniens. Au cœur de cette politique, la reconnaissance de l’intériorité des Palestiniens à Israël et celle de l’intériorité des Israéliens à la Palestine car tous deux partagent depuis 1948 un même pays au nom différent, une même histoire aux récits opposés puisque faite de spoliations et de prédations, de vainqueurs et de vaincus. Mais sans cette reconnaissance réciproque, Palestine-Israël continuera d’appartenir au monde entier et de nouveaux artefacts diplomatiques se succéderont sans succès, qu’on les appelle quatuor ou symphonie, car la communauté internationale, on le voit aujourd’hui, on l’a vu hier avec la Syrie, est d’abord le tombeau de l’idée même de paix. Le destin politique de ces deux pays doit appartenir à ceux qui y vivent et être traité comme une question intérieure, une question nationale nouvelle, multiple mais pas internationale. Si l’égalité, dans un pays profondément ségrégué, ne se décrète sans doute pas du jour au lendemain mais doit se gagner, la transition en Afrique du Sud d’un ordre racial et criminel que l’on croyait imprescriptible à sa nouvelle République (1996), nous apprend que la refondation d’un même pays est possible [25] ; un possible politique lent, âpre, compliqué, imparfait, lourd de douleurs, de vengeance et de violences, qui nécessite volonté et inventions, à l’instar de la Commission Vérité et Réconciliation qui parvint à faire de la haine une question politique [26]. C’est d’un tel processus politique que les institutions que Palestiniens et Israéliens entendront se donner – État binational, deux États, État fédéral –pourront prendre forme et consistance en vue de donner à la paix un contenu véritable. Tout ceci est bien évidemment un songe tant que ni la géopolitique mondiale, ni l’État d’Israël ne chercheront pas à changer les coordonnées de la question palestinienne. Ce songe indique cependant un lieu où se tenir aujourd’hui : avec ceux, Palestiniens et Israéliens qui, en rupture avec les logiques mortifères de leurs propres États et dirigeants, cherchent à sortir de cette nuit politique qui est aussi un peu la nôtre, cherchent à faire date autrement en œuvrant à faire émerger les conditions d’une lutte politique émancipatrice véritable. En attendant,l’on peut reprendre ce slogan entendu à New-York, : « Pleurer les morts, se battre comme un diable pour les vivants. [27] »
Catherine Hass, le 10 novembre 2023