Eric Tabuchi & Nelly Monnier

Le rêve de la Chose n’est pas celui de la Marchandise
[Portrait]

paru dans lundimatin#422, le 1er avril 2024

Jérôme Benarroch, photographe et philosophe, poursuit ici une série de quelques portraits d’artistes vivants qu’il considère parmi les artistes importants de notre temps et pourtant trop peu connus. Ces artistes se trouvent de fait dans une position de lutte par rapport à notre monde dominé par, disons, le capitalisme, le mauvais spectacle, la bêtise, le nihilisme, etc. Ils savent que l’art, au sens le plus créatif et intelligent (et par opposition aux nullités insignifiantes à la mode), comme la pensée et l’intellectualité, à l’instar de la philosophie opposée à la sophistique (qui est comme le rapt et l’instrumentalisation de la pensée en vue du pouvoir social), ne sont pas des pratiques bourgeoises mais sont, en tant que tels, étant donné ce monde sous emprise, d’emblée révolutionnaires. Après le minimalisme existentiel de Muriel Leray et l’art contre le spectacle de Pino Musi, Jérôme Benarroch se penche cette semaine sur l’oeuvre d’Eric Tabuchi et Nelly Monnier.

L’œuvre d’Eric Tabuchi & Nelly Monnier dans l’Atlas des Régions Naturelles (ARN) est considérable. Un parcours du territoire français dans la lignée des missions photographiques françaises des années 80. Bientôt le cinquième volume va paraître cette année (des volumes de plus de 500 photos), et ils ne sont peut-être qu’au quart du projet. Des centaines, bientôt des milliers, de photographies en couleur. Très peu de gens dans les images, mais la présence humaine, en creux, bien certaine, par les bâtiments, maisons, ponts, devantures, décorations, toutes sortes de constructions souvent étonnantes et incongrues, étranges, et presque disparues.

L’intérêt de ce travail est à plusieurs niveaux. Bien sûr, il est impressionnant de richesse. C’est immense, démesuré, impossible même. Comme si toute la réalité du territoire français pouvait se clore dans le sublime de l’Atlas. La plus banale poste de village, l’affiche publicitaire pour des piscines, le monument aux morts fleuri le long d’une route anonyme, le trésor de bizarrerie de presque tout y est vu comme une forme, comme une présence propice à l’étonnement et à la contemplation devant l’extravagance humaine. Ensuite, c’est un travail indépendant. En ce sens, il ne se soucie pas d’un cahier des charges étatique. Le protocole est déterminé par l’objet comme tel. Il se présente ainsi à partir de sortes de classements par mot clés qui donnent à l’ensemble une dimension conceptuelle et non simplement documentaire ou esthétique.

Mais l’opération proprement artistique tient à un paradoxe. Classiquement parlant, faire art en photographie, c’est faire apparaître, outre l’objet photographié, le regard d’un sujet photographe. S’il n’y a aucune constitution d’un regard, alors nous pouvons certes être en présence de belles choses, de beaux châteaux, de belles montagnes, de belles fleurs ou de belles créatures je ne sais, mais pas exactement d’un travail d’art. C’est la raison pour laquelle la photographie a pu remettre en question la catégorie d’objet lui-même, de sorte que ce qui faisait ultimement le sujet de l’image consiste alors, non pas dans l’objet, mais dans les rapports entre objets dans l’image, de sorte qu’on y trouve, une atmosphère, un sentiment, un univers, un reflet de la subjectivité.

C’est ainsi un marqueur significatif des images non-artistiques que de présenter l’objet comme sujet de l’image, et il occupe généralement son centre. Il y a quelque chose à prendre, à saisir, à immortaliser, et il faut qu’il soit discernable. Un selfie, la tour Eiffel, l’arc-en-ciel, les mariés, les enfants etc. Tout est fait pour s’absorber dans la chose, et ce qui est autour peut devenir inopportun. C’est la fonction fantasmatique de l’image qui prime (la représentation), sa dimension réelle de cadre en deux dimensions n’est pas pensée ou voulue, affirmée, elle tend à s’absenter. A l’inverse, les images artistiques savent prendre en compte ce réel de l’image, penser ou rendre sensible ces deux dimensions, faire apparaître pour en révéler l’intérêt les rapports de proportion et de composition de ces espaces. Ainsi, précisément par cette science, la fonction imaginaire de l’image n’est plus naïvement objet de fascination, mais devient un élément parmi d’autres de la construction. Et c’est l’image en tant que construite qui représente alors le sujet du regard. Tout cela ce sont des évidences.

Chez Eric Tabuchi & Nelly Monnier, ce principe subit un tour de vis supplémentaire. En effet on remarque vite qu’opère un principe de prise de vue extrêmement rigoureux, quasi systématique et au départ surprenant : l’objet existe clairement, de manière patente, et il est positionné au centre de l’image. Ou bien de face, ou bien de trois-quarts. Et c’est au travers de cette systématicité que le regard va petit à petit s’imposer, comme un style propre, à la jonction paradoxale entre objectivité neutre et subjectivité conceptuelle.

Pour entendre comment ce protocole peut devenir une pensée, peut-être peut-on se permettre de prendre appui sur une référence biblique, bien que cela puisse surprendre. Dans le désert, le Dieu se révèle sur une montagne du sein d’un orage terrifiant et déclare en substance : « Voici, je suis le Dieu, c’est Moi qui vous parle par cette foudre, et vous comprenez qu’il faudra aller comme je vous l’enseigne, et en conséquence vous n’aurez pas d’autres dieux que Moi etc ».

Une première injonction concerne le fait de ne pas se faire de représentation de ce Dieu. Pourquoi donc ? Peut-être parce que ce Dieu est singulier, incroyable, irreprésentable, au-delà de tout ce qui peut exister. On a affaire avec le Dieu Absolu lui-même. Et cette idée d’Absolu, dans son immensité et son indétermination, doit devenir le principe du devenir et des actions.

Dans ce contexte, on peut entendre qu’il ne faut certainement pas se faire une représentation de ce Dieu, qu’il ne faut pas le réduire. Toute chose particulière et finie à la place de l’absolu ne serait qu’une dérisoire, informe et abêtissante masse, un rebus, comparée à la pureté de l’infini. Toute représentation ne serait qu’un veau, même d’or. Allongée devant l’écran à se repaître de chips et de coca.

A la rigueur, si l’on veut malgré tout se représenter ce Dieu, on imaginerait le lieu le plus retiré d’une demeure, la relation humaine, l’espace du souffle qui peut passer entre deux êtres. Ce vide vivant pourrait faire à la rigueur l’objet de la représentation. Et cette image s’oppose bien à l’objet idolâtrique, l’objet plein et informe qui occupe la place de l’irreprésentable.

Lorsque l’on pratique la photographie, l’enjeu est en réalité du même ordre. Ne pas faire des images de simples « représentations » de choses. Ce qui est à représenter est toujours aussi d’une certaine manière l’existence elle-même, notre rapport à ce qu’il y a de plus profond et irreprésentable dans l’existence. Une tentation consisterait à capturer, pour s’en souvenir par exemple, en un sens platonicien, l’image, c’est-à-dire l’illusion de la chose.

L’usage artistique de l’image, c’est y construire ce souffle non objectal des rapports entre les éléments qui exprime l’humanité dans son rapport à l’existence.

Quel paradoxe alors que la méthode d’Eric Tabuchi & Nelly Monnier : faire comme si on donnait à voir une idole, un objet déterminé et total. Mais dans cet art, c’est précisément pour en désamorcer l’effet de fascination. Disons que ce pourrait être un art du retournement, de la faillite de l’idole. On s’empare de la force de l’adversaire pour en précipiter la chute. L’objet n’est pas le palais, le directeur, la dernière voiture flambant neuve, la nouvelle star de la société capitaliste idolâtre et fière de sa bêtise, l’objet n’est pas ici la marchandise. C’est son inversion pleine d’esprit : l’humble maison biscornue fabriquée par des anonymes, la folle barre de banlieue décorée mais invisible, la pancarte de soldes restée devant l’ancienne boutique de vêtements à l’abandon. La victoire de l’art est dans la joie construite de cet humour, d’une immensité concrète, fruit d’un labeur tout aussi désirable.

Ce vendredi : le 5 avril 2024, à la Galerie Plateforme (73 rue des Haies) dans le 20e arrondissement de Paris, débute une exposition intitulée Unconstructivism, qui présente des œuvres de Eric Tabuchi & Nelly Monnier, Pino Musi, Avraham Benarroch et Erris Huigens.

Unconstructivism est un constructivisme mais non-naïf, non adossé à la croyance ou à l’espoir dans le progrès. Ce n’est pourtant pas un déconstructivisme non plus, au sens critique, car c’est bien une opération affirmative. Le sens de ce constructivisme tient dans la compréhension du fait que l’art de l’image, et en particulier l’image photographique, repose primordialement sur des inventions formelles, en plus des enjeux de représentations. L’image (pensée) est une construction effective qui noue la matérialité d’un support, l’attention aux compositions de lignes, de lumières et de couleurs, les rapports nécessaires entre réalité et abstraction, à l’inventivité dans ce que l’on peut appeler le regard (ou le style). Unconstructivism est donc un constructivisme paradoxal, qui a pour caractéristique d’intégrer le Non (la négation, la destruction, la ruine, l’échec, la perte, l’absurde) au Oui fondamental qui reste la ressource créatrice. Enfin, dans Unconstructivism, on entend l’inconsctructible, c’est-à-dire le lien nécessaire entre l’effort pour donner forme, construire, humaniser (et déshumaniser en même temps), et l’impossible, l’infini, ou l’absolu, en tout cas l’inatteignable.

Jérôme Benarroch

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