Pino Musi : l’art contre le spectacle

[Portrait]

paru dans lundimatin#383, le 16 mai 2023

Jérôme Benarroch, photographe et philosophe, poursuit ici une série de quelques portraits d’artistes vivants qu’il considère parmi les artistes importants de notre temps et pourtant trop peu connus. Ces artistes se trouvent de fait dans une position de lutte par rapport à notre monde dominé par, disons, le capitalisme, le mauvais spectacle, la bêtise, le nihilisme, etc. Ils savent que l’art, au sens le plus créatif et intelligent (et par opposition aux nullités insignifiantes à la mode), comme la pensée et l’intellectualité, à l’instar de la philosophie opposée à la sophistique (qui est comme le rapt et l’instrumentalisation de la pensée en vue du pouvoir social), ne sont pas des pratiques bourgeoises mais sont, en tant que tels, étant donné ce monde sous emprise, d’emblée révolutionnaires. Cette semaine, il se penche sur l’oeuvre du photographe italien, Pino Musi.

Pino Musi est photographe. Né en 1958 en Italie, il vit aujourd’hui à Paris. Il est certainement un des plus intéressants formidables photographes de notre temps. L’idée est d’en faire découvrir l’œuvre.
Pour être extrêmement réducteur, la génération précédente avait pour référence en photographie l’école allemande de Dusseldorf et les américains. La liste est longue et il serait désolant de n’en citer que quelques uns. P.M. s’inscrit dans cette filiation et a su trouver une voie qui en renouvelait l’intelligence. On pourrait avancer que la photographie oscille entre deux axes : l’axe documentaire voire narratif (représentatif et en référence à la réalité) et l’axe de l’art visuel (qui peut aller jusqu’au graphisme, en tant qu’image aux caractéristiques plastiques à deux dimensions). Ce que P.M. trouve, c’est un rapport renouvelé et approfondi à l’abstraction (qui intensifie l’axe la présence du réel de l’image) tout en perpétuant les acquis thématiques des générations précédentes. La ville est ainsi devenue l’espace privilégié de ses recherches, surtout par ses architectures hétérogènes et mouvantes, car précisément elle constitue d’un côté un réservoir de formes formidable, de l’autre elle permet de donner à voir de manière inventive un temps, en échappant aux représentations trop socialisantes, sentimentales et attendues. Si la voie de l’extrême neutralité et du réalisme du presque vide aurait pu constituer une option artistique, P. M. a choisi une voie inverse, celle de la monstration du regard. Non pas la voie du réalisme et du minimalisme subjectif, mais la voie de l’affirmation subjective à travers les formes.

Comme on le remarque d’emblée, cette œuvre photographique n’a pas de rapport direct avec le discours politique. On pourrait la qualifier d’« intellectuelle », voire d’« esthétique », l’identifier à de « l’art pour l’art » qui, désengagé des luttes ou des réalités sociales, serait synonyme de collaboration avec la culture bourgeoise. Notre idée est d’entendre l’inverse et soutenant que la singularité et la créativité de l’œuvre artistique en fait quelque chose d’émancipateur, alors que lorsqu’elle peut être rattachée à des modes trop évidemment reconnaissables de la sensibilité, elle relèverait de la décoration conservatrice. Le but serait donc de tenter de formuler quelques énoncés qui rendent compte de la beauté et la singularité de cette œuvre.

On peut d’abord regarder un ensemble conséquent des photographies de P. Musi sur le site suivant : https://www.pinomusi.com/

Pour ma part, j’organiserai mon propos en trois points, essayant de dégager ce qui m’apparaît comme quelques caractéristiques marquantes de son style.

1. Abstraction et invention des formes

Certes, l’intérêt pour une photographie peut consister dans la trace de la réalité qu’elle capture et conserve. La dimension documentaire et narrative, qui la constitue comme signe de la réalité, enveloppe souvent une émotion ou un propos qui a du sens : des photos de famille, des photos anciennes, des photos de la disparition en cours de pans entiers du monde, des photos de guerre, d’une société particulière ou d’une époque, tout cela a bien un intérêt évident pour les êtres humains que nous sommes. Mais si l’on porte attention au réel, on s’intéressera aussi à l’image dans sa dimension intrinsèque d’objet, et on sera amené à considérer que ce qui fait son importance pour la sensibilité, c’est sa forme. Or la forme, en photographie, c’est plusieurs choses : c’est la matière de l’image, ce sont les couleurs, et puis ce sont les rapports de lumière et de lignes de lumière qui parcourent l’ensemble. On attribue à H. Cartier-Bresson la notion d’« instant décisif » pour rendre compte d’une photographie réussie, mais il faut plutôt se souvenir de son énoncé sur la « géométrie », qu’il croyait, paraît-il, tenir de Raphaël (alors que c’est la formule platonicienne qu’il aurait mis en avant) : « nul n’entre ici s’il n’est géomètre » [1]. L’idée est que quelque chose dans la forme fait la consistance d’une image, et que cette chose consiste en une mise en évidence d’une composition, dite « géométrie ». Il ne s’agit pas d’oublier la matière et la couleur, mais la mise en forme est comme l’ossature, la structure, de l’image. Parfois simple, parfois complexe, mais toujours montrée comme nécessaire. A propos de cette vision des formes, du rapport subtil entre équilibre déséquilibre, on peut dire qu’il inclut par soi un sentiment. Et c’est par là aussi que non seulement l’image tient, prend consistance, mais tout bonnement vit. Le mouvement du sentiment provient de là. Et c’est souvent en miroir d’un sentiment intérieur que ce jeu des formes ou des forces est découvert et saisi. Chez P.M., cette pensée de la forme est poussée jusqu’à la mise en évidence de l’abstraction possible qui compose cette dimension de l’image. C’est pourquoi il se comprend, en tant que photographe, comme un « artiste visuel ». On décolle un peu de la dimension documentaire pour insister sur l’art du regard en tant que art des formes. Et en effet, cette opération nécessite une intelligence du regard, capable de s’abstraire du donné culturel et social, pour construire une abstraction propre à une réalité qu’on aurait tendance à percevoir comme indifférente aux considérations esthétiques. C’est souvent en révélant ces abstractions là où on ne s’y attend pas que l’effet de trouvaille est le plus frappant. Et là où P.M. innove, c’est dans l’opération de multiplicité des propositions de formes. Les enchevêtrements, les compositions complexes, pourtant associées à des choses a priori banales, sont autant de moments de grandes surprises, et par là même de révélation que nous vivons dans un univers encore capable d’une irréalité inconnue.

Il ne s’agit cependant pas réduire cette photographie à un graphisme. On pourrait appeler graphisme en photographie des effets souvent rudimentaire, naïfs, fabriqués par des exagérations attendues et insignifiantes. Les formes y sont précisément sans inventivité, réduites à des lieux communs. Chez P.M. la profusion inventive est remarquable.

2. L’affect d’émerveillement

A la différence peut-être de la photographie dite « objectiviste » de la génération précédente, souvent jugée froide et intellectuelle (parce que non sentimentale ?), politique aussi au sens où sur le plan sensible, on percevait ce refus de l’entrain pour le faux bonheur véhiculé par l’idéologie bourgeoise, toujours avide et satisfaite de pouvoir profiter toujours plus du monde de la marchandise, l’univers photographique de P.M. permet de renouer avec le sentiment d’émerveillement. Il ne s’agit évidemment pas de l’illusion de bonheur mis en scène par la société de classe, mais de la joie du rapport entre réalité et invention de formes comme tel. Il peut y avoir quelque de prodigieux dans la forme, et c’est en cela que l’avancée se fait. Surtout, c’est grâce à des rapports d’hétérogénéité entre formes. Ce qui se donne à entendre, c’est un sentiment proche de quelque chose d’originaire, qui tient au sentiment de surgissement même des choses et de leur présence. L’image photographique est ici comme une expression de la vie dans ce qu’elle a de plus fondamental : l’émerveillement devant la présence irréelle des choses, au sein même de la réalité la plus prosaïque.

3. Spectacle et dissonance

Il y a ainsi un aspect quasi spectaculaire dans les images de P.M. au sens de ce qui est impressionnant, saisissant, et convoque à la contemplation devant une merveille. Peut-être y aurait il alors un intérêt à distinguer cet effet de ce que l’on appelle Spectacle, dans la Société du Spectacle de G. Debord. Car par cette distinction, on aura possiblement une arme pour combattre adéquatement ce que justement Debord appelle Spectacle. Ce qui caractérise le Spectacle, ce n’est pas tant l’aspect spectaculaire, ou grandiose, de choses ou d’images (quoi que cela peut parfois y contribuer), que le fait que le factice de la vie sociale façonnée de part en part par les marchandises et la quête de profit, soit devenu objet de contemplation, en soit venu à se contempler soi-même comme une image. Et par ailleurs, c’est le fait que ce monde de la marchandise soit un monde du faux-semblant, donc de l’image au sens platonicien, au sens de ce qui n’est pas la chose comme telle mais simplement sa copie et son leurre. Ainsi, analyser une chose, et en particulier une image photographique, relativement à la question du Spectacle, c’est donc principalement se demander si elle participe de l’idéologie du Spectacle, donc de l’idéologie de l’univers marchand, ou non. Par exemple, évidemment qu’un journal télévisé, avec son ton, ses accoutrements, sa recherche des effets grossiers à sensation, sa manière d’interpréter les événements du point de vue de la rhétorique du pouvoir, est tout entier Spectacle. Par exemple, une campagne de publicité pour une nouvelle voiture ou pour un nouveau parfum, est pur Spectacle. La société s’y mire comme dans un contentement de soi dans le faux-semblant du bien être ou du luxe. Mais aussi, des élections présidentielles, avec tout le protocole farcesque qui l’accompagne, le folklore des assemblées et des institutions, des défilés militaires ou souvent syndicaux, tout cela relève du Spectacle, parce que cela relève de la contemplation de soi de ce qui est pur factice, pure mascarade. Et c’est factice, parce que ce que ces images recouvrent, dissimulent, c’est la réalité du mode de production capitaliste, c’est-à-dire l’exploitation de l’homme par l’homme, l’instrumentalisation de l’homme par l’homme, des femmes par le patriarcat, les cruautés envers les animaux, ou de nos jours la dévastation planétaire en cours pure et simple. L’analyse devient plus difficile quand il s’agit de considérer la production artistique. Le principe est pourtant simple : si les choses produites confirment le monde pervers de la consommation marchande, alors elles relèvent du Spectacle. Sinon, non. Par exemple A. Warhol : relève-t-il de la société du Spectacle ou non ? J. Koons ? Est-ce que l’acceptation du marché de l’art compromet la teneur de ses œuvres ? etc. En photo : Y. Arthus Bertrand ? S. Salgado ? Est-ce la création d’un regard inventé et intelligent sur la réalité, ou une pure entourloupe marchande à gros effets ?

Il est évident que les photographies de P.M. ne s’inscrivent en rien dans l’idéologie du Spectacle, mais il peut être intéressant de s’apercevoir que c’est grâce à un trait singulier. On peut l’appeler la dissonance [2]. Elle peut s’entendre au sens musical, comme l’intégration de l’hétérogénéité et de la différence radicale au sein du tout. Et c’est un trait qui, par définition, rompt avec l’idéalisation. Or l’idéalisation est sans doute au principe du Spectacle, en ce qu’il s’agit toujours pour lui de masquer la cruauté dans les rapports de production. Le directeur et le manager modernes sont toujours bien propres sur eux, ils maîtrisent le langage de la communication, la sophistique, pas comme les gueux, de sorte que l’autre imagine qu’ils revêtent le vêtement même de l’Humain. L’idéalisation, ou parfois son envers, l’exagération morbide. Sur BFM, on alterne judicieusement les entretiens avec des représentants civilisés de la politique ou de la police, et le spectacle catastrophé du monde qui brûle. La fascination pour la mort fait vendre semble-t-il.

P.M. a une formule éclairante sur ce qui échappe au Spectacle : « entre le paradis et l’enfer, dans des limbes ». Une puissance d’émerveillement réel se situe entre l’idéalisation dérisoire et la fascination de l’enfer. On pourra voir dans ses photographies comment la dissonance arrive contre l’idéalisation, et comment l’affirmation du beau par l’émerveillement se réalise au delà de tout cliché, par la réalité prosaïque.

Quelques exemples de photographies parmi des centaines :

Maison individuelle, Amman, 2019.

Le rapport entre abstraction et réalité, typique de la photographie. La présence de la lumière, qui construit aussi géométriquement l’espace. Un espace de maison, à la fois vide mais en même temps épousant le monde naturel. Dissonance et mariage des oppositions. L’architecture moderniste, le béton et les formes, fondus dans les rochers et les arbres.

Rotterdam, 2018.

L’insignifiance et l’anonymat de rampes, de grilles, de parapets et autres poutres de fers et de bétons deviennent le motif abstrait d’un point de vue sur le monde. La modernité devient le lieu d’une œuvre de pensée complexe.

Philharmonie, Paris, 2016.

Les travaux de construction de la Philharmonie dévoilent des motifs de formes plus riches encore que le résultat fini. Le produit fini sera encostumé et participera du Spectacle. Mais le moment de la fabrication par le prolétariat alliait l’intellectualité à la vie.

Rotterdam, 2018.

L’extraordinaire présence abstraite d’un pont de l’immense port industriel. Les panneaux, les routes. L’alliance nouvelle de l’intellectualité et du prolétariat.

Palais des expositions, Turin, 2020.

Un toit digne d’un lever de soleil mystique en haut, un monde en construction ou déconstruction en bas. Mélange des motifs courbes et rectangulaires. L’existence du ciel et de la terre. « Les limbes, entre le paradis et l’enfer ».

Jérôme Benarroch

[1Dans son livre de 1952 Images à la sauvette (traduit en anglais par le fameux ’The Decisive Moment’), Cartier-Bresson écrit : ’Pour moi, la reconnaissance de la géométrie est une condition primordiale pour notre compréhension de l’ordre visuel. Les formes ont besoin de lignes et d’espace pour être mises en évidence’.

[2Sur le rapport entre hétérophonie et politique révolutionnaire, on pourra se reporter aux travaux du compositeur François Nicolas. En autres, une conférence en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=-ph-8iho1VU&ab_channel=Fran%C3%A7oisNicolas

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