Muriel Leray, blocks noirs et minimalisme existentiel

[Portrait]

paru dans lundimatin#380, le 27 avril 2023

Jérôme Benarroch, photographe et philosophe, entame ici une série de quelques portraits d’artistes vivants qu’il considère parmi les artistes importants de notre temps et pourtant trop peu connus. Ces artistes se trouvent de fait dans une position de lutte par rapport à notre monde dominé par, disons, le capitalisme, le mauvais spectacle, la bêtise, le nihilisme, etc. Ils savent que l’art, au sens le plus créatif et intelligent (et par opposition aux nullités insignifiantes à la mode), comme la pensée et l’intellectualité, à l’instar de la philosophie opposée à la sophistique (qui est comme le rapt et l’instrumentalisation de la pensée en vue du pouvoir social), ne sont pas des pratiques bourgeoises mais sont, en tant que tels, étant donné ce monde sous emprise, d’emblée révolutionnaires. Cette semaine, il se penche sur l’oeuvre de Muriel Leray.

Illustration : Les usagers peuvent critiquer leur famille ou insulter sa résidence, 2016–Aoulioulé, MRAC Occitanie, 2022. Image Aurélien Mole

On sait que les critères de reconnaissance de la valeur artistique sont bien malaisés à justifier voire à établir. Mais on cède facilement sur cette exigence en se résignant à l’idée que tout cela n’est que subjectif. Il ne sera néanmoins pas non plus question de penser que ce qui est dit de l’un s’imposerait à l’autre comme la norme. Ce qu’il est possible de tenter, en la circonstance, c’est témoigner de l’événement d’une reconnaissance, quelque chose d’en effet inaccessible à l’objectivation reconnaissable, mais qui existe bel et bien en dehors de soi comme certain et valable absolument.

Muriel Leray, une marge plus bas, 2008

Muriel Leray est disons plasticienne. Ses travaux s’inscrivent éventuellement dans la poursuite du minimalisme et de l’art conceptuel. Mais ces étiquettes n’ont d’autre intérêt que de situer un champ d’appréhension, un horizon d’expérience, pas une détermination signifiante.

I. La matrice primordiale de son œuvre tourne autour de l’usage de panneaux rectangulaires noirs accompagnés de textes.

Les panneaux sont constitués d’une plaque de verre recouvrant une surface noire ou proche et d’un encadrement de bois noir lui aussi. Principalement ce sont des rectangles. Elle les nomme « rectangles » ou « black blocs ». Leur taille varie, mais une taille précise a servi de référence : 104x74 cm. Il s’agit de la taille exacte de ce quelque chose en regard de la position d’un être humain dans une pièce d’intérieur générique, dans laquelle se trouvent une porte et une prise électrique. La fabrication technique du panneau n’est pas en question, il ne s’agit pas d’une sculpture au sens classique, au sens où l’objet se donnerait à contempler en tant que tel. Il s’agit de choisir, selon l’œuvre, selon le lieu et l’enjeu circonstanciel, la ou les dimensions singulières de ces rectangles et de penser les emplacements, les positionnements les plus précisément adéquats, ceux qui vont leur octroyer une nécessité dans un espace intérieur. Les panneaux sont accrochés, parfois posés contre le mur, parfois posés à même le sol. Ils ne se donnent pas là comme des choses qu’on doit regarder en tant que telles, une œuvre au sens d’une pièce fabriquée pour elle-même, à finalité interne, comme un tableau, mais pas non plus comme des encadrements au service d’autre chose, par exemple une image photographique, à finalité externe. A la fois il n’y a, comme on dit, rien à y voir (même si la teinte et la matière intérieures peuvent varier, du noir au gris sombre, du mat au brillant) et en même temps ils sont, par eux-mêmes, le tout de l’image. En ce sens, il y a bien quelque chose de minimal. Des blocs rectangulaires sont placés à quelques endroits d’un espace humain intérieur.

A. D’un côté, le bloc s’impose dans cette condition de simplicité limite. Une matière particulièrement lisse, à mi-chemin entre la pure désincarnation du signe et le travail de la matière. Entre matériel et immatériel. La finesse du bois noir représente cet entre-deux. Nous sommes avec la matière, mais à la limite de ce qui n’aurait plus de signification matérielle. Pas d’anfractuosité. Mais une matière fine, générique, sans être précieuse et affectée. Le bloc affirme ainsi qu’il est aussi une idée  : l’idée du rectangle et l’idée du noir. L’idée du rectangle c’est l’idée du concept, de l’intellect, de ce qui se dresse, s’érige, tient, se tient, tient droit, en position verticale, ou bien fait lien, relie, en position horizontale. C’est donc l’idée de l’humanisation par la pensée. Idée qui dit que désir et intellectualité sont associés dans l’humanisation, dans la construction du sens, face à l’informe. L’idée du noir c’est une pléiade de choses : c’est le refus du train (le bruit) du monde, c’est l’absolu, c’est l’exclu et l’origine de toute vérité, c’est l’énigme… c’est la démarche politique comme telle : anarchie, colère, désespoir et utopie. B. De l’autre, le bloc fait signe vers ce qui n’est pas lui : le lieu. Il révèle le lieu, sa forme, ses caractéristiques singulières. Qu’il y a un angle ici, une anfractuosité là, et une porte, et une fenêtre, et une plinthe, et un espace humain etc. Le lieu est révélé dans un réel principalement oublié, recouvert par le spectacle social.

C’est la précision extrême de l’emplacement du bloc qui permet ce mouvement de mise en regard. L’intelligence sensible est au millimètre. Le bloc donne donc à voir l’espace du lieu, précisément comme un lieu capable d’être regardé, vécu,(aimé). Il fait écho au réel du lieu mais de sorte qu’il lui octroie une dimension caractéristique de l’art. Ou encore, plus simple, par le black bloc, le lieu et tout ce qui s’y trouve sont intégrés à l’art, c’est-à-dire deviennent admirables.

Au positionnement du black-bloc (corps), ML adjoint le texte pour faire pièce (œuvre) : ce sont des syntagmes, que l’on dira, faute de mieux, poétiques. Cet assemblage fait que son minimalisme d’aspect n’est pas, comme on peut le trouver souvent dans les minimalismes actuels, une facilité intellectuelle. Ce qui fait qu’il n’est pas pauvre et insignifiant. Il prend par là une profondeur inimitable. Ces syntagmes ne sont pas des slogans. Ce ne sont pas de simples formules reconnaissables. Ce sont des énoncés dont le tour singulier a une portée poétique et politique. Enveloppant la politique. Parfois c’est une formule apparemment anodine, ordinaire, intimiste, existentielle, mais dont la forme est détachée du contexte social. Parfois c’est une formule complexe et enchevêtrée. Elle apparaît étrange et à sens multiple. Mais elle est surtout chargée. Pensée, je crois, comme la charge maximale de ce qui peut être dit ici et maintenant absolument et sans être domestiqué dans un discours (discourscourant) policé, et rendu inoffensif. L’énigme comme comble du sens disait Lacan. Je dis énigme, mais le terme ne doit pas être interprété à mal. Ce n’est pas qu’il y ait du dissimulé, du mystère, de l’effet rhétorique, une volonté d’égarer ou de perdre le spectateur… c’est bien l’inverse. Comble du sens : c’est une recherche de signifiance maximale, qui, si l’on peut dire, condense et cour-circuite les manières (bourgeoises).

L’entrelacement de la puissance intensive du langagier et de la simplicité minimale du bloc rectangle est la matrice humaine des pièces. ML, en fonction des circonstances, des questions, peut ajouter d’autres éléments : chaises, autres blocs, tables, seaux…

Quelle est la signification générale de ces installations ? Et surtout, comment rendre compte de leur événementialité ?

La plupart du temps les artistes plasticiens fabriquent des œuvres, des pièces, qui ont une autonomie, dont l’existence va être légèrement altérée ou renouvelée selon les contextes d’exposition. Le rapprochement avec d’autres œuvres, ou bien une modification de la lumière ou/et de l’emplacement vont apparaître comme des accidents, souvent heureux, pour la pièce. Elle vit sa vie d’œuvre au milieu des aléas du monde. Mais la sensibilité artistique est souvent heurtée par le contexte d’exposition. On peut s’intéresser à une photo, à un tableau, à une installation, mais souffrir que tout autour soit beaucoup trop attendu, chargé, ou inadéquat. Bien sûr, on peut considérer que ces distorsions sensibles sont normales, inévitables, comme les disputes inéluctables d’une vie amoureuse. Mais ces contingences sociales peuvent fatiguer. Une autre stratégie consiste donc à rendre possible une nécessité artistique à partir de la contingence. Lorsque la contingence est, grâce à une compréhension sensible singulière, tout à coup mise en forme, comme un alignement des planètes, alors la moindre aspérité, le moindre clou dans le mur qui dépasse, la fissure, le vieux radiateur électrique, prennent une importance symbolique supérieure. Ils existent comme une constellation esthétique. Tout à coup la géométrie devient structure, ossature, et la contingence prend vie, devient chair. C’est la philosophie du black bloc. Qu’accompagne une parole de poème, comme on dit de mathème.

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II. Muriel Leray produit aussi d’autres types de pièces : des textes, poèmes, des vidéos. Plus récemment, de nouveaux types d’objets artistiques, inventés grâce à l’usage étonnant des technologies informatiques ou nouveaux médias. Dans cet ordre d’idée, le site même de Muriel Leray, le portfolio même de Muriel Leray, bien que n’étant pas des œuvres à part entière mais des « documents », participent d’une mise en forme similaire aux œuvres.

Les textes poétiques mélangent les registres, par exemple des formules fractionnées de l’amour, des évocations politiques ou autres faits divers sensationnels. En une complexité de montage toujours singulière. Des déformations syntaxiques, des rayures, des irrégularités. Le mélange français anglais, ou bien des traductions approchantes des mêmes blocs-textes, mis en parallèle. Faire varier les connotations fines. Les mettre en regard, comme on présenterait une même image en diptyque, en symétrie horizontale inverse. Maintenant un usage inattendu des majuscules. La linéarité sensible principale, la plus fondamentale, est peut-être celle qui donne à entendre le matériau langagier. Comme pour tout usage poétique radical, la parole n’est pas instrumentalisé par une justification communicationnelle. S’il cherche à être entendu et transmis, c’est d’abord par son intelligence du rythme, des affects, des signifiances, dans un enchaînement difficilement descriptible, qu’il est possible. Les textes affirment quelque chose. Mais le sujet de l’énonciation est indistinct. Il n’est peut-être pas simplement individuel. Il est peut-être générique. La note d’intention de son travail artistique se présente comme un aperçu.

Muriel Leray, Say what now ?, capture d’écran http://www.muriel-leray.info/-/say-what-now/
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Les vidéos ont commencé par des constructions minimales, mais assument de plus en plus leur intériorité complexe. Comme si le minimal originaire avait consisté en une matrice de précision. Les premières vidéos ne montrent quasiment rien (de figuratif ou représentatif). Quelques halos de lumière sur un fond noir, halos qui varient selon la logique sensible : rythme, ni mécanique, ni systématique, ni sériel, mais selon la justesse du radical et le rejet de l’attendu. Et les énoncés poétiques, positionnés comme des sous-titres, opèrent à nouveau. La ressemblance avec les installations de black- blocs était patent. Mais petit à petit les images figuratives, issues de films, de vidéos de surveillance ou de guerre, de provenance variables, se sont introduites. ML explique qu’il fallait adopter une stratégie nouvelle. Non plus résister à l’ennemi (le Spectacle), par le retrait de ce que l’image peut avoir de fascinant, d’hypnotique, de fantasmatique. Par l’abstraction et la soustraction. Mais investir le camp de l’ennemi de l’intérieur. En usant peut-être de la « séduction » contre le fantasme. Mais non pas pour faire apparaître la chose nue de l’horreur ou de la béance de la nudité comme telle, à l’instar du marché (quoique on ne sait pas ce dont l’art est capable), mais en le subvertissant par la coupure, la disruption, la disjonction des plans. ML dit aussi : « reprendre à l’ennemi ce qu’il a volé ». De quoi ? Peut-être, de l’affect. Réinventer l’affect pur des images. Pur n’est pas le bon mot. L’affect vivant ? L’affect de l’événement d’exister. Le texte accompagne toujours dans sa mise en question poétique. Il y a une logique de la nouveauté et de la répétition pour la sensibilité. La nécessité sensible oblige à fabriquer des pièces autres, surtout quand les pièces déjà accomplies atteignaient un tel degré de perfection précision. La précision artistique : c’est peut-être une caractérisation adéquate pour penser les œuvres de ML. Les protocoles artistiques courants sous forme de séries sont devenus des tartes à la crème du développement sensible. Quand ils deviennent une complaisances ou une mécaniques, il faut opérer des variations plus profondes que les petites différences. Là encore, c’est une limite du minimal.

Muriel Leray, image extraite de la vidéo Hyperdrive #0, 2022

ML interrompt l’usage habituel de l’image et du son. Il s’agit d’échapper au fantasme de l’identification à la représentation. C’est ainsi que l’abstraction insiste, même lorsque les images sont représentatives. Elle donne à voir et à entendre le réel d’une image, sa matière et sa forme, du bruit, ou du musical. C’est l’inverse des techniques scolaires et commerciales de fluidification imaginaire au cinéma de divertissement. La logique du montage son/image est orientée par le Capital par le souci que le spectateur soit immergé dans le bain de l’imaginaire. C’est-à-dire l’oubli de l’image en tant qu’image. Tout cela est connu. La bande sonore accompagne pour enrichir d’un surplus émotionnel, sensé guider l’expérience de la narration… Bresson ou Straub-Huillet expliquent depuis longtemps ce fonctionnement. L’ensemble de l’industrie fonctionne sur ce système : guider dans le fantasme et les émotions attenantes. Suggérer artificiellement les émotions adéquates. L’art n’a évidemment pas de rapport cette instrumentalisation du sensible. Les choix de coupures dans le flux des images, et du son, servent à en révéler la présence. La chose vue et entendue peut apparaître pour elle-même, dans sa qualité de chose admirable.

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III. Ces dernières années, ML s’emploie à inventer de nouveaux objets artistiques, possibles grâce aux nouveaux médias informatiques. A ce propos, on serait tenter de dire, de sorte de ne pas laisser le champ à l’ennemi. Mais ce n’est peut-être pas ça. J’avance une idée à discuter. Peut-être s’agit-il plutôt d’un goût. Goût proche de celui traverse le révolutionnaire. Pas exactement un goût : un désir, voire une pulsion. N’avoir pas peur du champ en question, qui est le champ de l’inconnu. Et l’objet devient alors de savoir s’orienter, humainement, librement, dans l’inconnu. Ce savoir est nécessaire. Parce que quand le nouveau révolutionnaire advient, ce qui est rare bien sûr, parce qu’il faut y être en un sens poussé pour que le risque soit pris, personne n’est alors préparé. Les pulsions n’y sont plus contrôlées par la police sociale. Elles sont à nu. On voit à qui on a affaire. L’expérience de ce type d’avant-garde a partie liée avec le goût pour les dévoilements.

ML crée de nouveaux objets : des textes générés par des systèmes aléatoires, qui associent aussi des images, en partie cachée aléatoirement. D’autres objets numériques qui font apparaître des textes animés sur des pages sans cadre, qui semblent aussi sans temporalité. Des objets qui dessinent de nouveaux rapports aux écrans, étranges et gracieux. Le site de ML est à découvrir. Elle ne dirait pourtant certainement pas les choses comme je les présente, parce que de nombreux artistes depuis de nombreuses années ont déjà investis ces nouveaux médias. Pour ceux qui n’y connaissent rien, qui y sont réticents ou indifférents, découvrir l’usage qu’elle en fait est une expérience sensible et intellectuelle impressionnante.

Jérôme Benarroch

Jérôme Benarroch est philosophe et talmudiste, il est notamment l’auteur de Un, deux, l’amour aux éditions Nous

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