Épiméthée

La voie orphique de l’anarchie
Alain Santacreu

paru dans lundimatin#412, le 28 janvier 2024

« Pourquoi ne pas appeler ces frères et ces sœurs,
porteurs de notre espoir, les Épiméthéens ? »
 – Ivan Illitch

Parce que les dieux ont toujours occulté l’homme, nous n’avons jamais su qui nous étions, notre nature nous est demeurée cachée : « Que l’homme s’arrache d’abord lui-même à ce qui “occulte” sa nature [1]. »
En quoi l’espèce humaine se différencierait-elle des autres espèces ? La réponse se découvre à nous “a posteriori” : l’humanité seule, parmi toutes les espèces vivantes, s’est appropriée la nature, inaugurant l’anthropocène. Avec les êtres humains, la domination sur la nature et l’élévation de la productivité se sont démesurément développées en détruisant l’environnement biotique. Cette appropriation “pléonectique” [2] a séparé l’homme du vivant : en s’appropriant le monde, il s’est exproprié de la vie.

L’extinction du feu prométhéen

La découverte du feu, suscitant l’apparition de l’homo faber, marque le début de l’anthropocène, c’est l’événement initial qui va permettre à l’espèce humaine de transformer son environnement. Certes, les signaux effectifs de l’altération anthropique de la biosphère ne seront observés que bien plus tard – déjà, lors du néolithique avec le développement de l’agriculture, puis à l’époque moderne, d’abord avec l’invention de la machine à vapeur, à la fin du 18e siècle, et surtout la “grande accélération” de la seconde moitié du 20e siècle, avec le développement technologique numérique, la croissance démographique et la consommation exponentielle des ressources – mais on ne peut comprendre ce qui est nous est advenu que si l’on saisit ce fait technologique inaugural de la maîtrise du feu. Le mythe grec de Prométhée nous le donne à entendre : en volant le feu aux dieux de l’Olympe pour le transmettre aux hommes, Prométhée s’est institué le dieu de la technologie.

La Grèce a fourni à l’Occident son héros civilisationnel : avec Prométhée la civilisation n’est plus conçue comme un don des dieux mais, au contraire, comme une conquête des hommes en révolte contre les divinités. À partir de là, l’ordre social ne se situe plus dans la continuité de l’ordre cosmique dont les dieux symbolisent les lois naturelles : la culture ne dérive plus de la nature, elle s’en sépare, s’y superpose – quand elle ne s’y oppose pas.

Mais les dieux ne peuvent accepter que les hommes dépassent leurs limites et se substituent à eux. Aussi Zeus enchaîne-t-il Prométhée et lui envoie-t-il un vautour comme supplice éternel ; car, avec le vol du feu, les hommes ont découvert le progrès : le passage du cru au cuit, la domestication des forces sauvages de la nature et l’invention de la métallurgie. Pour les punir de cette hubris, Zeus leur transmet de nouveaux maux, sortis de la boîte de Pandore, épouse d’Épiméthée, le frère de Prométhée.

Ce mythe, transmis d’abord par les écrits d’Hésiode, sera repris dans la tragédie d’Eschyle, Prométhée enchaîné, et dans le Protagoras de Platon. Si les grands traits du récit sont assez connus, une précision paraît essentielle : Prométhée et son frère Épithémée sont des titans. Divinités primordiales, les titans et titanides sont issus des amours d’Ouranos (le Ciel) et de Gaïa (la terre). Ils constituent le premier panthéon des divinités grecques. Ils ont régné durant l’Âge d’or, jusqu’au renversement de Cronos par son fils Zeus et l’instauration du panthéon olympien. Cette précision s’avère importante pour saisir le sens allégorique du mythe qui décrit le passage de l’ordre matriarcal à l’ordre patriarcal.

Il nous faut rappeler que le vol du feu par Prométhée est la conséquence d’un épisode antérieur du mythe, « le partage de Méconé », où Prométhée a déjà tenté de berner Zeus par la ruse (mètis).

Tant que Cronos avait régné, l’entente s’était maintenue entre les dieux et les hommes. Cet âge d’or se clôt avec l’avènement des Olympiens. Zeus veut imposer aux hommes une arché divine et, afin d’établir une nouvelle hiérarchie, demande à Prométhée de procéder à la distinction entre les hommes et les dieux. Pour cela, Prométhée va inventer le premier sacrifice sanglant. Il abat un taureau, le découpe et, par une ruse habile, le répartit en deux parts, l’une appétissante de graisse blanche mais qui ne contient que des os nus, l’autre peu attirante car enveloppée de la panse mais qui renferme les chairs comestibles de l’animal. Zeus choisit la part la plus belle mais elle n’est pas comestible : brûlée, elle montera vers les cieux sous forme de fumée. Ce sacrifice inaugural hiérarchise les dieux et les hommes, les os imputrescibles rappelant l’immortalité des dieux et les hommes mortels recevant la viande pour se nourrir. Telle est la distinction instaurée par Prométhée. Mais Zeus décide de se venger sur les hommes de la ruse de Prométhée : il leur cache le feu dont ils disposaient auparavant, puisqu’il circulait librement entre les dieux et les hommes, et il les prive du blé qui poussait jusque-là en abondance.

Le sacrifice du taureau se produit à Méconé. Ce lieu est demeuré inconnu. Meconion est le suc du pavot, plante qui pousse au bord des champs de blé ; il semble donc que le sacrifice inaugural soit lié à l’apparition de l’agriculture. Le mythe de Prométhée correspondrait ainsi au passage du paléolithique au néolithique, c’est-à-dire à la datation de l’entrée dans l’anthropocène.

Pourquoi la Grèce antique n’a-t-elle pas construit une “technologie de la machine”, alors qu’elle semblait posséder l’habileté et le savoir pour le faire ? Disposant des moyens pour créer une civilisation industrielle, les grecs préférèrent se contenter de techniques mécaniques et artisanales. Cela ne se fit pas seulement parce que la puissance technicienne aurait pu perturber l’ordre politique, mais aussi parce que des héros mythologiques antagonistes, tels Orphée ou Dionysos, vinrent équilibrer la raison pratique prométhéenne en lui opposant une vision poétique de la vie. Cet esprit agonistique disparaît de la civilisation avec la rupture moderne de la technologie machiniste.

On assiste de nos jours, avec les nouvelles technologies de l’information et de la communication, à une technicisation effrénée de la vie sociale, à un prométhéisme déchaîné. L’agriculture moderne épuise les sols et, comme il faut produire sans cesse d’autres biens, on empoisonne l’atmosphère et les océans, tout en prétendant promouvoir l’hygiénisme comme antidote à cet l’empoisonnement : le monde aseptisé est programmé par des institutions écologiques qui “normalisent” les contacts entre l’humain et son propre milieu. Pour Günther Anders, à notre époque historique, la finalité de la technologie s’avère être l’obsolescence de l’homme.

La modernité s’est reconnue dans Prométhée. La crise civilisationnelle actuelle annonce le retour de la figure du vautour, image de ce “Grand refus” qui espère une postmodernité délivrée de la culture prométhéiste. La crise d’aujourd’hui adhère à son étymologie (krisis) : elle porte un “jugement” sur le monde prométhéen qui vacille. Mais est-il encore possible d’éteindre l’incendie planétaire qu’a propagé Prométhée ?

Prométhée ou Orphée ?

Pour chaque époque historique, il existe un héros culturel porteur de l’esprit-principe, c’est-à-dire de l’archè de l’être-ensemble social. Si Prométhée fut celui de la modernité, quel sera celui de l’esprit des temps postmodernes ?

La volonté de puissance sur la nature est le primum movens de la mentalité prométhéenne qui s’est réalisée dans l’esprit capitaliste de la modernité. Marcuse, dans Éros et civilisation, présente Orphée comme la figure emblématique de la nouvelle société qui surgira de l’imaginaire postmoderne. Orphée est un dieu lié à la terre-mère, son image est celle de la joie et de la liberté ; sa voix ne commande pas, elle chante ; son geste est celui qui offre et reçoit : par-delà les temps historiques, cette figure mythologique unit l’homme à la nature. Aussi, la prédominance de la raison, sa répression des instincts et de la sensibilité, ne fut jamais totale au cours de notre civilisation prométhéenne, l’art et la poésie parvinrent, en certaines périodes, à mettre en tension le pôle de la raison avec le pôle antagoniste de l’imaginaire.

Pierre Hadot, à partir d’un aphorisme d’Héraclite, « La nature aime à se cacher » (fragment 123), a relevé deux attitudes existentielles de l’homme face à la nature [3]. En effet, l’idée que la nature (phusis) aime à se cacher, peut susciter deux types de réaction : soit, on cherche à lui arracher ses secrets, c’est l’attitude prométhéenne ; soit, on communie avec elle, c’est l’attitude orphique. Selon Hadot, un exemple de la première attitude nous est donné par Francis Bacon qui, dans son Novum organum scientiarum (1620), suggère qu’il est possible d’induire les lois de la nature par l’expérimentation scientifique des substances et des phénomènes naturels particuliers. Hadot qualifie de « prométhéenne » cette intervention violente de l’homme sur la nature. Mais la formule d’Héraclite peut provoquer, au contraire, une attitude de révérence et de conciliarité envers la nature. Hadot cite Goethe comme exemple de cette approche qu’il place sous le signe d’Orphée. Les trois mots de l’aphorisme d’Héraclite (phusis krupyesthai philei) permettent ainsi de retracer l’histoire humaine de l’idée de nature.

D’après Julien Coupat, dans son commentaire au livre de Gianni Carchia, Orphisme et tragédie [4], la voie orphique demeure la seule réponse au pouvoir biopolitique, à l’ère de l’anthropocène réalisé. C’est à partir de la dimension sacrificielle que s’amorce le processus d’hominisation civilisationnel [5] et l’orphisme est précisément une remise en question du compromis olympien instauré par le sacrifice prométhéen. L’orphisme, nous dit Coupat, est « cette bifurcation possible, et qui n’a pas été empruntée. » Il insiste sur la dimension ascétique, nous dirions apophatique, de l’orphisme qu’il conçoit comme un orgiasme dionysiaque intériorisé – le couple Orphée-Dionysos étant l’interface d’une même pensée, issue du paléolithique des chasseurs-cueilleurs et s’opposant au sacrifice sanglant du prométhéisme olympien [6].

Dans L’épreuve du labyrinthe, Mircea Éliade affirme que « les sacrifices sanglants, surtout humains, sont attestés uniquement chez les agriculteurs. Jamais chez les chasseurs. » C’est pourquoi, le végétarisme orphique rejoint paradoxalement le diasparagmos dionysiaque [7], ce rituel mémoriel de la chasse paléolithique qui vient s’opposer au sacrifice olympien. La pensée sauvage dionysienne et l’ascèse mystique orphique sont les deux faces d’une même contestation du prométhéisme civilisationnel. Le lieu de cette pensée rebelle est la chôra, c’est-à-dire la partie rurale hors-les-murs des remparts de l’astu (la ville proprement dite). La chôra est le lieu qui génère et où se développe la commune paysanne, en opposition avec la citoyenneté unidimensionnelle de la cité : « Ce qu’il y avait de profondément politique dans l’orphisme consistait justement dans le fait de récuser le tout de la polis [8]. » Les citadins s’effrayaient de la flûte de Pan et de son pouvoir d’éveiller les instincts. Platon, dans La République, décrivant l’État idéal, en bannit la musique populaire et n’admet que la harpe et la lyre d’Apollon : seuls les bergers pouvaient jouer de leur syrinx et uniquement à la campagne !

Épiméthée, l’Orphée noir d’Ivan Illich

Dans le mythe de Prométhée, il se pourrait que la figure d’Orphée se dissimulât dans celle d’Épiméthée, c’est ce que nous suggère le chapitre final d’Une société sans école d’Ivan Illich. Dans ce chapitre, intitulé « Renaissance de l’homme épiméthéen [9] », l’exégèse proposée par Illich inverse l’interprétation conventionnelle du mythe prométhéen, puisqu’Épiméthée et Pandore en deviennent les héros culturels.

Selon Ivan Illich, la Pandora originelle (la « dispensatrice de tout ») aurait été la déesse de la terre à l’époque préhistorique et matriarcale de la Grèce. Depuis des temps immémoriaux, le nombril de la terre, l’omphalos, se trouvait à Delphes (la « matrice ») où dormait Gaïa, jusqu’à ce qu’elle soit remplacée, après la victoire de Zeus sur Cronos, par Apollon, dieu solaire masculin. Dans le mythe, tel que le rapporte Hésiode, Pandore fut créée sur l’ordre de Zeus pour se venger des hommes, à cause de Prométhée. Héphaïstos la fabriqua d’argile et d’eau, en lui donnant la beauté des déesses immortelles de l’Olympe. Ce fut la première femme humaine car, durant tout l’âge d’or, l’humanité était uniquement composée d’hommes (anthrôpoi). Zeus offrit la main de Pandore à Épiméthée, et celui-ci la prit pour femme, bien que Prométhée ait voulu l’en dissuader. Comme dot, Zeus donna à Pandore une jarre qui contenait tous les maux qui pourraient affecter les humains. Pandore ouvrit la jarre (pithos) et les laissa s’enfuir mais elle la referma avant que l’espoir (elpis) puisse s’échapper. Désormais, avec la première femme, disparaît l’utopie de l’âge d’or et commence, selon la tradition, l’âge de fer marquée par la mort, la maladie et le travail.

Si l’on se réfère au Protagoras de Platon, le vol du feu par Prométhée aurait été une façon de remédier à « la faute d’Épithémée », pour reprendre le titre de Bernard Stiegler [10]. Comme Zeus avait confié la tâche à Prométhée de distribuer des qualités spécifiques à toutes les races mortelles, Épiméthée voulut s’en charger. Il distribua les qualités (dunameis) à chaque espèce mais, quand arriva la race humaine, il se trouva dépourvu, ayant tout distribué. Devant le dénuement des hommes, Prométhée décida alors de s’introduire subrepticement dans l’atelier d’Héphaïstos et d’Athéna pour leur subtiliser les savoirs de l’artisanat et des arts ; mais il dut aussi voler à Zeus une étincelle de son feu divin pour que les hommes puissent forger les outils matériels et immatériels qui viendraient remplacer leur manque de qualités.

Ainsi, selon l’interprétation admise, Épithémée serait un sot et Pandore une idiote. Mais la perspective est inversée par l’exégèse illichienne. En se mariant avec Pandore, Épiméthée a épousé la terre. Il est l’archétype des hommes qui prodiguent des dons et chérissent la vie, ceux qui établissent un rapport convivial avec la nature. Pour Illich la « faute d’Épiméthée », son échec d’attribuer des qualités aux hommes, est un non-acte créateur qui leur fait découvrir la vérité de l’espoir et l’illusion des espérances.

Pour expliquer le passage du matriarcat au patriarcat, Illich insiste sur la différence de sens entre ce qu’il nomme l’espoir et les espérances : « L’espoir, dans son sens fort, signifie une foi confiante dans la bonté de la nature, tandis que les espérances, dans le sens où nous utiliserons ici ce terme, veulent dire que nous nous fions à des résultats voulus et projetés par l’homme. » (173). L’espoir a donc une dimension orphique et qualitative, les espérances étant des projections prométhéennes quantitatives (d’où l’antagonisme singulier/pluriel des deux termes). Illich considère que l’éthos prométhéen a maintenu étouffé l’espoir durant tout l’anthropocène et il affirme que la survie de la race humaine dépend de sa redécouverte en tant que force sociale (174)

L’espoir est la notion fondamentale de la pensée anarchiste d’Ivan Illich. Pour lui, seules les institutions humaines peuvent envisager un avenir mais les hommes, eux, n’ont que l’espoir. L’erreur marxiste aura été de confondre les institutions sociales et les individus. L’idée du futur dévore l’instant présent, seul moment de plénitude de la vie. Prévoir, c’est vouloir forcer le futur ; l’espoir, lui, étend le présent jusqu’à l’avenir inespéré de l’anarchie

Le nom d’Épiméthée a donné dans la langue grecque commune le mot épiméthéia qui signifie la pensée rétrospective. Épiméthée invente un mode d’existence, non en prévision du futur mais à partir de la vision d’un passé antérieur. À l’opposé de la pensée téléologique de Prométhée qui prévoit une finalité à l’acte humain, Épiméthée le postvoit et, ce faisant, il nous donne à voir l’anthropocène. En effet, Prométhée ne peut percevoir l’anthropocène qui est le produit de sa propre pensée. Constater, comme Bernard Stiegler, qu’« à son origine même et jusqu’à maintenant la philosophie a refoulé la technique comme objet de pensée », c’est admettre le prométhéisme originel de la philosophie. La seule conscience humaine de l’anthropocène est la pensée d’Épiméthée. Ce n’est pas l’homme que la modernité a tué, c’est son penseur : il nous faut ressusciter Épiméthée.

La faute d’Épiméthée 

L’interprétation dominante voit en Prométhée le symbole des Lumières, le héros qui permet à l’homme de se libérer de l’obscurantisme. C’est la conception de Marx, dans Différence de la philosophie de Démocrite et Épicure, lorsqu’il proclame : « Dans le calendrier philosophique, Prométhée occupe le premier rang parmi les saints et les martyrs ». Toutefois, contrairement à ses prédictions, en intégrant les valeurs consuméristes du prométhéisme économique, le prolétariat industriel moderne a perdu toute perspective révolutionnaire. Cette constatation a amené Bernard Stiegler à critiquer l’interprétation marxiste du mythe [11]. L’exégèse de Stiegler se fonde sur le Protagoras de Platon où le rôle d’Épiméthée prend une plus grande envergure que chez Hésiode. D’après lui, la faute d’Épiméthée a été de réduire la condition humaine à la technologie. mais cette faute était une nécessité, un fatum tragique car, sans elle, l’être humain ne serait pas venu à l’existence : l’homme sans qualités n’a pu survivre que grâce à la technicité apportée par Prométhée. Ainsi, l’humain, selon Stiegler, est un être né prématurément, essentiellement inachevé, qui ne peut que suppléer à son défaut de nature en inventant la culture et en compensant son déficit natif par la fabrication d’anthropotechniques.

L’herméneutique traditionnelle néglige un aspect très important du récit : le fait que les deux frères, Prométhée et Épiméthée, portent des noms qui, en grec ancien, avaient des significations bien précises. Prométhée, signifie celui qui voit devant lui, et Épiméthée celui qui voit derrière lui. Prométhée et Épithémée sont les deux pôles inséparables du mythe. Stiegler fait remarquer que le mythe a légué à la langue commune deux notions “techniques” issues de leurs propres noms, prométheia et épimétheia. Promethéia, προμήθεια, la prévenance, la pensée prévisionnelle, prospective. Epimethia, επιμηθιά, la pensée rétrospective qui vient à l’esprit après, la pensée réflexive, comme la traduit Steigler : « La langue commune grecque enracine le savoir réflexif dans l’épimethéia, c’est-à-dire dans la technicité essentielle qu’est la finitude » (217). Pour Stiegler, la faute d’Épiméthée, redoublée par le vol de Prométhée, a fait de l’homme un être-pour-la-mort, produisant une technologie anthropologique qui s’identifie à une thanatologie.

Le sacrifice prométhéen engendre une forme de ressentiment, de jalousie, d’esprit de concurrence et de querelle (eris) des hommes envers les dieux. Cette eris originaire se perpétue dans le transhumanisme contemporain qui envisage l’immortalité pour l’homme : « Si la vie des hommes, contrairement à celle des dieux, ne peut échapper à l’éris, c’est que la condition mortelle trouve son origine et sa raison d’être dans l’éris qui a dressé Prométhée contre Zeus [12]. »

Stiegler reprend l’analyse de Vernant concernant la séquence de la jarre de Pandore. L’espoir, Elpis, resté dans la jarre serait, selon Hésiode, l’attente anxieuse des maux disséminés auxquels l’âme sait ne pouvoir échapper. Or, selon Vernant, Elpis comporte une dimension d’incertitude, elle n’appartient ni à la pensée anticipatrice ni à la pensée réflexive, elle se présente comme une tension paroxystique entre prométhéia et épimethéia, un dynamisme oppositionnel qui ouvrirait sur l’indéterminé et rendrait supportable la finitude humaine : Elpis est cet état impensable que Derrida a nommé « différance ».

Dans son appréhension de la pensée technique, Stiegler emprunte une autre notion essentielle à Jean-Pierre Vernant et Marcel Detienne, celle de mètis. Les auteurs explicitent ainsi cette catégorie mentale : « La mètis est bien une forme d’intelligence et de pensée, un mode du connaître : elle implique un ensemble complexe, mais très cohérent, d’attitudes mentales, de comportements intellectuels qui combinent le flair, la sagacité, la prévision, la souplesse d’esprit, la feinte, la débrouillardise. »

La mètis procure un succès souvent obtenu par la fraude et la tricherie, la ruse déloyale, le mensonge perfide, la traîtrise : elle est l’arme absolue de la domination. Chez Hésiode, la déesse Mètis est la première épouse de Zeus. Le dieu suprême de l’Olympe l’avale, après qu’elle ait accouché d’Athéna, pour la garder dans son ventre, intégrant ainsi la mètis en lui. Eschyle, dans son Prométhée enchaîné, affirme que, dans le conflit opposant les Titans de Cronos aux Olympiens de Zeus, la victoire devait nécessairement revenir « à qui l’emporterait, non par force et violence, mais par la ruse. » (Prométhée enchaîné v. 213-213). Quant à Prométhée, Hésiode et Eschyle s’accordent pour reconnaître qu’il possède ce type d’intelligence retorse, cette puissance de tromperie que les Grecs désignent du nom de mètis, n’est-il pas surnommé “aîolomètis” (qui possède une mètis fulgurante) ? Mais comment pourrait-il vaincre la mètis absolue de Zeus ? Selon Vernant et Detienne, Prométhée s’est trompé : en voyant une faute dans le partage d’Épiméthée, sa ruse pour la corriger se serait retournée contre lui, Zeus étant le maître de la situation. Prométhée s’illusionnerait en croyant voler ce qu’on lui aurait laissé prendre, la technicité se révélant être un arraisonnement des hommes par les dieux, une façon de les lier indéfiniment à eux. Il y aurait une prééminence de la “fonction politique”, incarnée par Zeus, sur la “fonction technique”, représentée par Prométhée. La technologie ne serait pas ontologique mais politique. La “désinstitutionnalisation” de la société étatique, prônée par l’anarchisme épiméthéen d’Illich, qui cible la racine politique du mal prométhéen, serait un préalable à la “désindustrialisation” préconisée par la décroissance écologiste.

L’exégèse du mythe par Bernard Stiegler doit donc être modulée, puisque c’est par la volonté politique de Zeus et non par la faute d’Épiméthée que la condition humaine s’est trouvée réduite à la technologie.

La mètis orphique d’Épiméthée

De tous les personnages du mythe, Épithémée semble le seul à être démuni de mètis. Selon la vision prométhéenne, cela suffit à le faire passer pour un idiot. Mais Épithémée est pourvu d’un autre type d’intelligence que Detienne et Vernant nomment la « mètis orphique » [13]. Le personnage de Mètis, emprunté à Hésiode, se retrouve dans la théogonie orphique dite des rhapsodes. Elle devient, pour les orphites, la grande divinité primordiale, la première génératrice de l’univers qui, émergeant de l’œuf cosmique, porte en elle la semence de tous les dieux et le germe de tous les étants. Alors que, chez Hésiode, le rôle de cette déesse était subordonné à Zeus, le dieu mâle souverain dont elle n’était que l’obscure compagne, dans l’orphisme, Mètis n’est plus présentée comme féminine : elle est un dieu androgyne, à la double nature mâle et femelle. Par sa force polymorphique, elle transcende toutes les oppositions. Dans ce nouveau contexte, l’épisode de l’avalement de Mètis par Zeus acquiert une tout autre signification : « Il ne s’agit plus cette fois pour le jeune dieu souverain de s’assimiler les pouvoirs d’une comparse, afin d’immobiliser le cours de l’univers dans l’état qu’ont institué sa victoire et son nouveau règne ; au contraire, en s’identifiant tout entier à celui qui l’a précédé, Zeus entend faire retour, par-delà Cronos et Ouranos, à l’état primordial antérieur [14]. » Cette réintégration donnera lieu à une “seconde création” d’où surgira un nouveau monde, le nôtre, où règnera non plus Zeus mais son fils, le Dionysos orphique qui le remplacera parce qu’il représente l’unité totale du monde dispersé, bariolé, inconstant ; et que, « seul de toutes les divinités grecques, il insère ce balancement alterné, cet aller et retour de l’un au multiple, du même à l’autre, de la totalité concentrée à la dispersion [15]. » À travers Dionysos, les hommes pourront ainsi faire retour à l’unité perdue, ce qui n’est pas une régression vers le passé mais la recouvrance dans l’éternel présent de la vie d’un âge d’or que les orphites renvoient à la divinité matriarcale de la Mètis primordiale.

Cette mètis androgyne repose sur une logique des contradictoires et une perception apophatique de la réalité où se dévoile son origine présocratique. En effet, la pensée occidentale s’est jouée entre Parménide et Héraclite, selon qu’elle ait suivi l’Éléate ou l’Ionien, l’inventeur de l’être ou celui du devenir, choisi la stabilité plutôt que le dynamisme, opté pour l’homogénéité plutôt que pour l’hétérogénéité du réel.

Parménide annonce la pensée de la domination prométhéenne. C’est Héraclite qu’il vise dans son Poème sur la Nature (fragment 6) quand il critique ceux qui pensent que « l’être et le non-être sont à la fois identiques et non identiques. » La logique aristotélicienne du tiers exclu, sur laquelle est fondée la civilisation occidentale, appartient à cette lignée parménidienne.

Pour le philosophe d’Élée, les hommes ne peuvent juger des choses que par la raison. Or, pour la raison, il n’est possible ni de penser ni d’exprimer le non être. Penser, c’est toujours penser quelque chose. Il n’est pas possible de penser rien. Penser rien, c’est ne pas penser. Et il en va de même pour le dire : dire rien, c’est ne rien dire. Le penser et le dire doivent nécessairement avoir un objet prédicateur ; et cet objet, c’est l’être.

C’est une philosophie qui, rejetant la possibilité d’un tiers inclus entre l’être et le non être, exclut toute liberté. Toutes les dynamiques homogènes ont en commun une logique de l’identité et de la non-contradiction qui remonte à Parménide et qu’Aristote a élevée au rang d’Organon universel.

Au contraire, Héraclite utilise un mode de pensée apophatique, une pensée non prédicative qui lui permet de penser à la fois l’être et le non-être. On relève dans ses fragments de nombreuses épithètes avec alpha (α) privatif pour qualifier l’être et marquer sa différence avec les étants. Ainsi, les adjectifs « immortel » (άθανάτος, athánatos) ou « illimité » (άπειρον, ápeiron) le désignent par la négation. D’une certaine façon, on pourrait dire que l’opposition philosophique entre Parménide et Héraclite renvoie à l’opposition mythologique entre Prométhée et Épiméthée.

Dans son étymologie même, le mot anarchie provient d’une modalité apophatique du langage : anarkhia – composé du préfixe privatif an, “sans”, et archè. L’anarchie, c’est l’absence d’archè. Archè signifie non seulement le principe originel du commencement des choses, mais aussi le chef, celui qui possède l’autorité, le principe de commandement. L’archè est à la fois le principe qui commence et celui qui commande. Cependant, le principe de commandement, n’ayant pas de précédent, étant au commencement, son pouvoir s’avère de fait transcendant, souverain et absolu. Par le non-acte apophatique épiméthéen, l’espèce humaine, rendue à son étant donné, se soustrait à l’être et s’émancipe de toute transcendance divine.

L’espoir inespéré de l’anarchie

L’histoire de l’anthropocène est celle des générations à l’esprit prométhéen qui inventèrent des institutions pour les protéger du mal mais qui finirent par les priver de leurs âmes : « La privation d’âme a été le prix à payer pour entrer dans la temporalité historique du progrès [16]. »

Bernard Stiegler n’a pas perçu que la « faute d’Épithémée » résidait dans l’impossibilité de prédiquer l’humain (le prédicat est la propriété qui est conférée au sujet par la copule). N’attribuer aucune qualité à l’homme est un acte apophatique qui s’interdit de porter tout jugement sur le sujet, un acte de réduction phénoménologique husserlien. L’humain sans prédicat n’est pas un homme sans qualité, il jouit d’une présence a-subjective au monde, dans un être-là libéré de toute pensée réflexive.

En oubliant d’attribuer des qualités aux humains, Épiméthée les rend imprédicables, c’est-à-dire qu’il ne les distingue plus des immortels. Pour Illich, la supposée « faute d’Épiméthée », son échec d’attribuer des qualités aux hommes, est un non-acte créateur qui leur fait découvrir la vérité de l’espoir et l’illusion des espérances. L’impossibilité de prédiquer l’humain, de lui attribuer une quelconque qualité est un acte qui ouvre la possibilité de l’inespéré. Rendre l’humain non prédicable, c’est le réintroduire dans le champ sémantique apophatique qui est celui des dieux. L’archè ne réside pas dans le sujet mais dans le prédicat.

Au personnage biface Prométhée-Épiméthée de l’exégèse de Vernant, reprise par Bernard Stiegler, correspond le personnage androgyne Pandore-Épiméthée de l’herméneutique orphique illichienne. En épousant Pandore, Épiméthée s’incorpore la mètis orphique, il devient ainsi l’antagoniste de Zeus qui l’avait créée avec la mètis olympienne. L’incorporation de la mètis orphique par Épiméthée annihile le sacrifice sanglant prométhéen, libère les hommes de l’autorité divine et leur rend la liberté.

L’espérance de l’esprit prométhéen est téléologique. L’espoir de l’esprit épithéméen est non-téléologique. En refermant la jarre sur l’espoir, l’espoir est demeuré emprisonné dans le ventre de la femme, occultant la vraie vie, sans finalité, « sans pourquoi » : la vie sans archè. La conception téléologique de la vie a donné les institutions de la civilisation prométhéenne. Le ventre de la femme contient le germe d’anarchie. Ce qu’il y avait de profondément politique dans l’orphisme consistait dans le refus radical de la polis, l’État-cité fondé sur les institutions fabricatrices du consentement des citoyens.

Le livre perdu d’Héraclite commençait par cette sentence : « Il faut suivre ce qui est commun ». Pour Héraclite, les hommes “éveillés” ont un seul et unique cosmos qui fonde leur communauté. Les “rêvés” se détournent du cosmos commun car le rêve est singulier et ne peut être partagé. La société prométhéenne, sous sa forme “spectaculaire” finale, interdit au hommes la pensée du commun, imposant à tous un rêve que chacun consomme individuellement. Sortir du spectaculaire prométhéen exige une ascèse, une praxis apophatique d’être au monde. Julien Coupat a souligné l’importance de l’ascèse mystique de l’orphisme : « La voie orphique est notoirement une voie acétique qui n’est pas exactement celle d’une esthétique de l’existence […] On peut la qualifier de “mystique” à condition de bien voir qu’il n’y a de matérialisme conséquent que mystique et qu’une humanité sauvée serait peut-être intégralement mystique [17]. »

Nous retrouvons cette dimension ascétique dans l’anarchisme épiméthéen d’Illich, une ascèse sur laquelle se fonde l’amitié (philia) qui nourrit la quête de la vérité (aletheia) : « […] Je plaide pour une renaissance des pratiques ascétiques pour maintenir vivants nos sens, dans les terres dévastées par le “spectacle”, au milieu des informations écrasantes, des conseils à perpétuité, du diagnostic intensif, de la gestion thérapeutique, de l’invasion des con-seillers, des soins terminaux, de la vitesse qui coupe le souffle [18]. »

Dans son essai « Les Affinités électives de Goethe », Benjamin écrit cette phrase sublime : « C’est seulement pour les sans espoir que l’espoir nous est donné. » (“Nur um der Hoffnungslosen willen ist uns die Hoffnung gegeben.”)

Le désespoir de participer à la société prométhéenne est le seul espoir de la briser. L’opposition radicale des “sans espoir” est le seul espoir révolutionnaire : le système ne peut pas intégrer l’espoir du désespoir car cette désespérance ne provient pas d’un moindre avoir mais d’un anti-avoir.

Pour Marx, les espérances révolutionnaires se fondent sur la frustration du prolétariat et la rationalité du progrès économique et social mais l’espoir des “sans espoir” se fonde sur la saturation du mensonge spectaculaire, il est l’espoir de l’inespéré. D’après Héraclite (fragment 18) : « Si tu n’espères pas l’inespéré, tu ne le trouveras pas. Il est dur à trouver et inaccessible [19]. » L’inespéré est ce qui est véritablement, l’aletheia qui n’a encore jamais été : l’anarchie souveraine.

Alain Santacreu


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[1Reiner Schürmann, Le principe d’anarchie, Diaphanes, 2013, p. 344.

[2La pléonexie (du grec πλεονεξία, pleonexia) est le désir d’avoir plus que les autres, de vouloir posséder toujours plus. Cf. Mehdi Belhaj Kacem ; Système du pléonectique, Diaphanes, 2020.

[3Cf. Pierre Hadot, Le voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de nature, Paris, Gallimard, 2004.

[4Gianni Carchia, Orphisme et tragédie, précédé de : Julien Coupat, Dialogue avec les morts, Éditions la Tempête, 2020.

[5Cf. René Girard, Des choses cachées depuis la fondation du monde.

[6Cf. Maria Daraki, Dionysos et la déesse Terre, Flammarion, 1994.

[7Le diasparagmos est le sacrifice d’un animal déchiqueté et dévoré cru lors du culte dionysiaque.

[8Julien Coupat, ibid., p. 9.

[9Ivan Illich, Une société sans école, « Renaissance de l’homme épiméthéen », pp. 172-188, Points/Seuil, 2015. Les chiffres entre parenthèses se réfèrent à cette édition.

[10Bernard Stiegler, « La Faute d’Épiméthée » dans La technique et le temps, Fayard, 2018, pp. 215-311.

[11Bernard Stiegler, « La Faute d’Épiméthée », op.cit.

[12Jean-Pierre Vernant et Marcel Detienne, La cuisine du sacrifice, Gallimard, 1979, p. 57.

[13Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant, « La mètis orphique et la seiche de Thétis », dans Les ruses de l’intelligence, Champs essais, 2018, pp. 181-235.

[14Ibid, p. 184.

[15Ibid, p. 186.

[16Gianni Carchia cité par Julien Coupat, op. cit, p. 9.

[17Julien Coupat, op. cit. p. 21.

[18Ivan Illich, introduction à La perte des sens, Fayard, 2004.

[19Les Présocratiques, trad. J.-P. Dumont Gallimard, 1998, p.150.

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