Les « International Working Brigades » bloquées à la frontière du Rojava

Récit d’un voyage au Kurdistan

paru dans lundimatin#345, le 27 juin 2022

Le 1er juin, 29 internationalistes provenant des États-Unis, d’Allemagne, d’Italie, d’Espagne, de Catalogne, de France et d’Australie se sont regroupés à Souleimaniye, une ville du Kurdistan irakien. Ils y préparent alors un voyage d’un mois au Rojava organisé par la Commune Internationaliste de cette région syrienne autonome depuis dix ans. Quatre jours auparavant, Erdogan annonçait fièrement à son parlement une nouvelle offensive militaire visant à annexer d’autres régions du Rojava dont la ville de Kobané, une déclaration prévisible au vue de l’intensification des frappes aériennes ces derniers mois.

La déclaration « Bien que nous ayons été stoppés, nous n’avons pas échoué » [1] réalisée par les « Working Brigades » quelques jours après leur tentative de passage à la frontière irako-syrienne ne laisse pas transparaître le moindre découragement. Difficile pourtant de ne pas ressentir une certaine amertume au retour du poste-frontière Semalka, seul point d’entrée entre les Kurdistan irakien et syrien. Ce dernier est contrôlé par le Gouvernement régional du Kurdistan (GRK) qui collabore avec la Turquie pour maintenir l’embargo autour du Rojava et lutter contre le PKK. Mené par le clan féodal de la famille Barzani, le GRK réprime toute opposition à son régime et voit d’un mauvais œil les idéaux émancipateurs promus par le Rojava, basés sur l’écologie sociale, le féminisme et le confédéralisme démocratique. La Constitution du Rojava proclamée en 2014 a consolidé l’entente entre kurdes, arabes et assyriens sur ces territoires repris à l’État islamique tandis que Barzani entend toujours gouverner les kurdes d’Irak avec des méthodes autoritaires, allant jusqu’à commettre des assassinats politiques. Il n’est donc pas étonnant que les « Working Brigades » aient été refoulées, sous prétexte d’une absence d’autorisation des ambassades occidentales impossible à obtenir. La constitution de cette brigade avait justement pour objectif de mettre à l’épreuve cet embargo politique, en espérant le briser pour sortir le Rojava de son isolement régional.

Statement of the 1st International Working Brigades : Despite we were stopped, we did not fail ! from Internationalist Commune on Vimeo.

Le soutien direct que les internationalistes voulaient apporter au Rojava, au cours d’un programme incluant des journées de travail dans une coopérative agricole et une visite de la région [2] , a donc dû être repensé. Les jours suivants notre retour à Souleimaniye ont été l’occasion de dénoncer publiquement ce refus de passage au poste-frontière, tout en faisant face à une propagation du covid au sein du groupe. Le samedi 11 juin, les personnes testées négatives ont pu participer à une manifestation contre l’invasion turque au Rojava et les frappes aériennes turque à l’encontre du PKK dans la province irakienne de Dahuk au cours de l’opération Claw-Lock lancée le 17 avril dernier. Le cortège a défilé sur un boulevard du centre-ville de Souleimaniye avec calme et détermination en chantant « longue vie à la guérilla » et « Erdogan terroriste, Barzani collaborateur ». Au bout d’une heure et demie de rassemblement et alors que rien ne le laissait présager, les 30 policiers présents sortent les tazers et le gaz au poivre pour disperser la foule. Quelques manifestants sont interpellés tandis que tout le monde s’éloigne d’une fumée aux effets encore plus agressifs que le gaz lacrymogène. Au même moment, des manifestations similaires avaient lieu aux quatre coins de l’Europe.

Les jours suivants, le groupe d’internationalistes visite l’ambassade officieuse du Rojava à Souleimaniye, ainsi que les locaux d’un comité local du Kongra Star, une organisation féministe kurde fondée en 2005. La première coordonne les sympathisants vivant dans la région, tandis que le second organise des assemblées de femmes afin de lutter contre la chape de plomb du patriarcat en Irak. Ces deux rencontres amicales se révèlent propices à de longues discussions sur la situation politique et sur le fonctionnement des institutions du Rojava. Elles s’achèvent sur la déclaration émouvante d’une des militantes présentes : « désormais, les kurdes ne comptent plus seulement les montagnes parmi leurs amis ». Au cours de son histoire, le peuple kurde a plus d’une fois vécu abandon et trahison, la dernière en date étant le retrait des troupes américaines du Rojava en 2019 par Donald Trump afin de laisser le champ libre aux agressions de la Turquie. Le musée Amna Suraka de Souleimaniye témoigne pourtant de la détermination sans faille des branches armées kurdes de Syrie, les YPG (mixtes) et les YPJ (féminines) à combattre l’État islamique, en exposant d’innombrables portraits de martyrs sur deux étages entiers.

À l’heure où le projet politique du Rojava est plus que jamais menacé par une offensive imminente de la Turquie, la solidarité internationale peut jouer un rôle primordiale dans la défense du peuple kurde. Ce dernier ne peut compter sur les États occidentaux qui restent complices des crimes de la Turquie, notamment en lui vendant des armes [3] et en fermant les yeux sur son utilisation d’armes chimiques et ses campagnes de nettoyage ethnique. Mais ces calculs d’intérêts mortifères ne peuvent occulter l’amitié entre les peuples et l’espoir toujours vivace que la révolution kurde suscite partout dans le monde. Un deuxième groupe des « International Working Brigades » s’organise actuellement pour partir du 13 juillet au 6 août [4] avec la même intention de combattre l’isolement du Rojava. Avis aux amateurs.

Par Marius Jouanny, journaliste et membre des « Working Brigades »

[1La vidéo a été publiée au lien suivant : https://vimeo.com/718836614

[3La carte des vendeurs d’armes à la Turquie, dont plusieurs sont localisés en France, est disponible à ce lien : https://riseup4rojava.org/background-information/

[4Les inscriptions s’effectuent à l’adresse suivante : rojavavolunteers at riseup.net

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :