En finir avec la théorie du ruissellement adoptée par Bourdieu et Lordon

Sébastien Charbonnier

paru dans lundimatin#418, le 4 mars 2024

S’il on s’entend le plus souvent pour dire que « seule la vérité est révolutionnaire », reste à penser comment cette « vérité » se produit, se conçoit et se partage. Dans cet article, le philosophe et chercheur en sciences de l’éducation Sébastien Charbonnier interroge la théorie du ruissellement. Pas celle des goutes d’or fondues qui dégoulineraient des bourses bourgeoises jusque dans nos poches trouées mais celle, politique qu’il attribue à Bourdieu et qui voudrait que depuis le coeur de la connaissance intellectuelle, la « vérité » vienne irriguer la plèbe et ses pratiques.

Je ne vais pas parler de la théorie économique du ruissellement, mais de la théorie épistémologique du ruissellement.
En tant que philosophe de l’éducation, je m’étonne souvent de ceci : comment se fait-il que bien des penseurs dits « de gauche » ou soi-disant « révolutionnaires » convoquent des éléments pré-pédagogiques [1] dès qu’il s’agit de penser l’articulation entre production de vérité et action politique ?

La question de l’épistémocratie ne doit pas être sous-estimée dans nos manières d’agir qui sont si souvent de droite ! Dominer les autres par le savoir, ou bien légitimer un abus de pouvoir au nom de la maîtrise de la vérité, ou encore donner des ordres sous prétexte qu’on a plus vécu que l’autre (« tu verras quand tu seras grand ») : autant de comportements toxiques qui ne sont pas l’apanage des vieux cons bourgeois…

A ce titre, ma phrase préférée de Sartre, c’est quand il parle de son oncle : « toutes les maximes de droite qu’un vieil homme de gauche m’enseignait par ses conduites. » [2]

Pour comprendre comment se fabrique un individu comme l’oncle de Sartre, je voudrais partager deux points triviaux pour les pédagogies critiques, mais qui semblent aussitôt oubliés concernant l’élaboration théorique des idées de gauche… Les deux points construisent le même problème, mais depuis deux analyses différentes.

1. L’idée vraie est intrinsèquement forte (Spinoza)

« Il n’y a pas de force intrinsèque de l’idée vraie », répétait souvent Bourdieu. Lordon le suit : « les pouvoirs de l’analyse sont faibles – il n’y a pas de force intrinsèque des idées vraies ». [3]

Déduire cela de Spinoza est révélateur d’une position épistémocratique : croire que la vérité réside dans la solution, c’est-à-dire dans l’énonciation du « vrai ». C’est visiblement le cas de Bourdieu, puisqu’il poursuit : « Nous qui travaillons à produire de la vérité, qui croyons tacitement qu’il est important de diffuser la vérité » [4].

Une telle formule est désastreuse, car elle nous ramène en deçà de tout ce que nous savons sur les processus de construction de la connaissance, à savoir qu’il ne saurait y avoir de division sociale du travail de pensée critique. La vérité ne se « diffuse » pas : cette conception objectale des idées – qui serait comme des choses qu’on transmet – était déjà vilipendée par Platon [5]. La seule chose qui circule dans l’espace des énoncés-solutions, ce sont les mots d’ordres créateurs de rapports de pouvoir.

Dans la réalité de l’apprendre, il n’y a pas d’idées abstraites. L’abstraction est une propriété des solutions, précisément parce qu’elles ne sont pas pensées au sein d’une relation d’apprentissage entre puissances, mais diffusées par un rapport de pouvoir pédagogique.

Dit autrement, l’exercice de notre puissance d’agir ne peut jamais faire d’autres expériences que celles d’idées-affects concrètes. Le vrai n’existe jamais seulement « en tant que vrai » (la formule employée par Spinoza [6] est une distinction de raison et certainement pas une distinction réelle, ni même modale [7]), il advient toujours à la fois en tant que vrai et en tant qu’affect joyeux [8]. Séparer les deux est un dualisme typique de la division sociale du travail, comme si penser et agir pouvaient être des opérations prises en charge séparément, par des individus différents. Il ne faut pas s’étonner alors que de tel.les « professionnel.les » de la pensée ne produisent aucun effet en termes de pratiques critiques.

Dès qu’on aperçoit vraiment les conséquences du fait qu’on ne croit pas ce qu’on veut, les choses deviennent claires : l’intrinsécisme de la vérité d’une idée signifie que la manière dont une idée est apprise fait partie de la définition de la vérité. Le critère est bien la puissance pensante du sujet et non l’objectivité formelle de l’idée. Spinoza est très clair sur ce point : « si Pierre dit x sans savoir que x, alors cette pensée est fausse en ce qui concerne celui qui la forme, bien que x soit vraie » [9].

La confusion vient donc de la croyance (fausse) en l’effectivité encapacitante de la circulation d’idées formellement vraies, qui est caractéristique d’une forme de vie accaparée par les rapports de pouvoir pédagogiques, c’est-à-dire inscrite dans le paradigme de la transmission.

Si on ne voit pas cela, il est sûr que l’on ne peut pas avoir confiance en la puissance des idées : on fait alors de son impuissance à « diffuser la vérité » la nouvelle « la plus triste » [10] qui soit.

* * *

Résumé pratique de ce premier point : il est crucial, pour les pédagogies critiques, de partir du principe qu’aucun contenu ne peut être critique et émancipateur ; seule la forme politique de la relation d’apprentissage mutuel peut produire des effets critiques d’émancipation. Et cela ne vaut certainement pas que pour les classes d’école ! Le déploiement de notre puissance d’agir est dangereux en tant qu’il est l’expression du désir (ce qui suppose une révolution de nos imaginaires pour recréer nos manières d’échanger et de nous apprendre mutuellement), et non par quelque contenu révolutionnaire.

2. Rien n’est pire que la division du travail entre « pensée critique » et « action révolutionnaire » (Canguilhem, Foucault)

La figure des créateurs de vérité dans leur tour d’ivoire d’un côté – historiquement liée à la professionnalisation dans l’institution universitaire –, et des activistes de l’autre, est un reliquat de la hiérarchie de commandement dans le monde capitaliste : un donneur d’ordre et un exécutant.

De fait, il arrive souvent que l’activité dite « révolutionnaire » prenne la forme du pouvoir pédagogique : « nous allons vous émanciper ». La division du travail théorique et pratique, en plus d’être un contresens dans la perspective de puissance, produit une double captation : celle du pouvoir négatif de mise à l’écart d’autrui (dissuader de réfléchir, puisqu’on s’en charge) et celle du pouvoir positif de mise au travail d’autrui (sommer d’exécuter les « bonnes » idées qu’on a eues).

Le problème de l’épuisement des forces progressistes doit beaucoup à cette division du travail. L’école est l’institution la plus responsable de cet état de fait, dès lors qu’elle dégoûte d’apprendre : on laisse les sachant·es réfléchir, puisque l’école nous a bien fait comprendre que ce n’était pas pour nous…

C’est le dualisme qui nous trompe ici : l’esprit serait un ingénieur (entendement) et un donneur d’ordre (volonté), le corps serait un exécutant (impulsion nerveuse) et un ouvrier (force musculaire), etc.

La figure du penseur critique comme « ingénieur politique » relève toujours du savoir-pouvoir, c’est-à-dire de la croyance dans les effets bénéfiques de la détention de « solutions jugées bonnes ». Cette épistémologie politique [11] implicite fait trancher ordinairement « dans le sens de l’antériorité à la fois logique et chronologique du savoir sur ses applications. » [12] Terrible méprise, prévient Canguilhem ! Pareillement, Foucault fustige la conséquence politique qui s’ensuit : cela revient à croire en les vertus de la division sociale du travail critique en tâches et temps séparés – « analyse critique » puis « action transformatrice ».

Or, par contraste, dans la perspective de puissance, « il n’y a pas un temps pour la critique et un temps pour la transformation, il n’y a pas ceux qui ont à faire la critique et ceux qui ont à transformer. » Une fois sortie de cette illusion qui nous sépare les unes les autres, « la transformation devient à la fois très urgente, très difficile et tout à fait possible ». [13]

* * *

Résumé pratique de ce deuxième point : les stratégies d’éducation populaire refusent absolument toute conception descendante (ruissellement, je te tiens) dans la diffusion des savoirs. Les idées ne sont jamais révolutionnaires par ce qu’elles contiennent, mais par la manière dont elles ont été construites dans les esprits et les corps. C’est le dispositif politique de création collective qui importe absolument : c’est donc la question du milieu qui détermine la teneur politique d’une idée – révolutionnaire ou réactionnaire – et non son contenu propositionnel. On peut faire un séminaire marxiste bourré de violences symboliques, de masculinité toxique et autres allégeances mandarinales, c’est très facile ; idem pour une assemblée anarchiste méprisant le problème de l’animation de la discussion.

Ce qu’il faut traquer jusqu’à la mort, ce sont les effets de véridiction – le pouvoir performatif étant toujours lié au statut de l’énonciateur. Tant que l’on continuera à construire des figures de « maîtres de vérité », en se souciant seulement d’évaluer la valeur de vérité de ce qui sort de leur bouche, tant qu’on n’arrivera pas à se raconter nos propres histoires par rapport à nos problèmes ici et maintenant, on passera à côté de ce que peut une idée révolutionnaire vivante et incarnée, c’est-à-dire construite et comprise selon certaines modalités. Or, ces mêmes modalités sont souvent considérées par les « grands esprits » (pris par l’esprit de sérieux) comme secondaires, négligeables : un problème de « bonne femme », pourrait-on dire, car on sait bien que les questions pédagogiques ont à voir avec le monde de l’enfance (dans l’imaginaire adulte et mâle des sachants), donc avec l’ingrat travail reproductif… Who cares ?

Sébastien Charbonnier

[1Au sens où Bourdieu parlait de pensée « pré-sociologique » : faisant fi de tous les apports critiques d’analyses qu’on ne peut plus ignorer sérieusement.

[2Jean-Paul Sartre, Les Mots, Gallimard, 1964.

[3Pierre Bourdieu, « Champ politique, champ des sciences sociales, champ journalistique », Cahiers de recherche, CRESAL, 1995, p.325 ; Frédéric Lordon, « La gauche et l’euro », La Pompe à phynance, 18 juillet 2015. Je ne veux faire aucun mauvais procès à Bourdieu : il est en train d’analyser des champs, qui sont des ordres de pouvoir ; il est donc normal qu’il fasse une opposition entre « idée vraie » versus « idée force ». Cette opposition est le coup de force de la transcendance qui nous fixe dans le régime des solutions : « solution académique » versus « opinion hégémonique ». Mais le problème de la lutte d’émancipation ne devrait justement pas être : « comment faire pour que les solutions académiques deviennent la nouvelle hégémonie ? ». Cela reviendrait à adopter la perspective épistémocratique.

[4Pierre Bourdieu, Interventions, 1961-2001, « Dévoiler et divulguer le refoulé ».

[5Voir les moqueries de Socrate, dans Le Banquet, contre cette théorie épistémologique du ruissellement : « Quel bonheur ce serait, Agathon, si le savoir était chose de telle sorte que, de ce qui est plus plein, il pût couler dans ce qui est plus vide ».

[6Voir Spinoza, Éthique, IV, 1.

[7D’ailleurs, l’exemple que prend Descartes, quand il reprend ces catégories classiques dans ses Principes de la philosophie (I, 60-62), appliqué à Spinoza, est clair : on ne saurait détacher la forme de l’idée (« en tant que vrai ») de son mouvement (« en tant qu’affect ») autrement qu’en pensée.

[8Spinoza, Éthique, IV, 14. Au sens réel de ce qu’est la vérité, c’est-à-dire une pratique de pensée par une puissance l’effectuant, il est absurde d’écrire que « la vérité est très faible, sans force » – Pierre Bourdieu, ibidem.

[9Spinoza, Traité de la réforme de l’entendement, §69 – j’ai reformulé en condensé l’exemple, mais la formule soulignée est littéralement présente.

[10Pierre Bourdieu, ibidem.

[11Pour pasticher la formule de Bourdieu dans son beau travail sur l’ontologie politique de Martin Heidegger.

[12George Canguilhem, « Machine et organisme », dans La Connaissance et la vie, Vrin, 2003, p.101-102.

[13Michel Foucault, « Est-il donc important de penser ? », dans Dits & écrits II, 1976-1988, Gallimard, 2001, p.1000.

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