En finir avec la culture du mépris

Réflexions croisées d’un metteur en scène et d’un sociologue

paru dans lundimatin#474, le 9 mai 2025

2025 s’ouvre sur de funestes perspectives pour les acteurs culturels. L’annonce de coupes budgétaires drastiques par l’État et les collectivités territoriales menace une partie du secteur et tout particulièrement les lieux intermédiaires [1] qui jouent un rôle central dans l’irrigation du territoire : éducation artistique et culturelle, animations socio-culturelles, interventions dans les territoires ruraux, festivals, résidences d’artistes, créations partagées, etc. C’est tout un travail de fond, résultat d’une œuvre sédimentée sur la durée, pour ancrer d’autres manières de voir et de faire, de concevoir le vivant et les rapports de force, d’instiller du rêve et de la poésie, qui est menacé de disparaître. Pire, ce travail est nié par une vision utilitaire du monde où prime la rentabilité, la concurrence, « l’innovation » et les projets « créatifs ». Les mots vides de sens du modèle gestionnaire l’ont emporté pour de bon. Mais s’il n’y avait que ça.

Cette crise n’est pas conjoncturelle, le malaise est bien plus profond, comme en témoigne le sentiment d’impuissance des acteurs de la culture. En cause, leur armature conceptuelle entachée par une faute originelle : celle d’avoir cru aux paroles du ministre de la culture de François Mitterrand. Jack Lang affirmait en 1982 dans le discours de Mexico que la culture pouvait « vaincre la crise économique ». Cette justification fantaisiste demeure encore de nos jours comme un ultime rempart à la désagrégation du service public de la culture. Sur France Culture, le metteur en scène Thomas Joly assène que « la culture, c’est aussi un investissement et qu’elle crée de la richesse » (10/1/2025). L’argument des externalités positives, Aurélie Filippetti l’avait déjà brandi sous François Hollande. Avant elle, certains artistes l’avaient clamé lors de l’annulation du festival d’Avignon en 2003 : « Voyez comme la culture crée de la richesse. On s’arrête et le secteur de la restauration et de l’hôtellerie pleure ! »

Mais ce n’est pas la richesse économique, bien réelle, qui importe en matière de « culture ». En rabattant le travail des artistes dans le domaine de la production marchande, la justification économique fait de l’art et de la culture des marchandises, comme Jack Lang l’avait si bien dit. Mais la poésie et le corps d’un interprète ne se transportent pas sur des porte-containers. À l’exception des grosses productions, cela n’est pas rentable, et ne le sera jamais. La richesse de « la culture » ne ruisselle pas. Elle ensemence et se dissémine, permettant de grandir et de mieux respirer. Envisager l’art et la culture comme des marchandises rend possible, voire compréhensible, la sape puis la destruction du service public de la culture, qui comme les autres services publics, est programmée par l’Accord Général sur le Commerce des Services instituant l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC, 1994) [2].

L’impasse de la démocratisation culturelle

Une autre justification consiste à dire que la culture joue un rôle dans « l’émancipation des citoyens ». Accoler ces deux termes laisse supposer que l’émancipation aurait une dimension politique. C’était le cas après-guerre lorsque les acteurs de l’éducation populaire œuvraient à forger une conscience citoyenne, en utilisant la pratique artistique à travers de ateliers de réalisation (cinéma, poésie, théâtre, danse) [3]. L’important était de faire ensemble, de forger une conscience politique collective, avec des femmes et des hommes dont les métiers étaient en lien avec la beauté. Et d’éprouver, en s’engageant corporellement, que la beauté n’est pas une exclusivité des artistes, mais qu’elle est en chacun de nous. L’orientation des politiques culturelles a progressivement marginalisées cette conception du rôle de l’art dans la société pour privilégier le spectacle. Sous l’action du ministère de Malraux et de ses successeurs, nous sommes passés de la valorisation de la pratique à la sacralisation des œuvres, adossée sur une politique de démocratisation culturelle. L’évangélisation des masses entendait favoriser l’accès aux œuvres. Là était le salut.

Bien que critiquée dès les années 60 par Guy Debord [4], cette mutation est encensée avec constance par la majorité des opérateurs culturels depuis les années 80. Nul doute que la fréquentation des œuvres procure une forme d’émancipation, à savoir de rupture avec le quotidien qui produit des bifurcations, des formes de libération, et des changements dans les parcours de vie parfois. Mais le sens politique s’est durablement absenté d’une « politique » centrée sur les modalités de réception, à travers le développement de la médiation culturelle, dont les dispositifs privilégient le comment faire au détriment du sens de l’action : comment amener la culture aux gens... L’institutionnalisation du mépris a fait de substantiels progrès. Des années 60 à aujourd’hui, la pratique des amateurs a été dévaluée, jusque dans les modalités de recensement des « pratiques culturelles des Français » [5]. Quant aux trois piliers de l’Éducation artistique et culturelle, (pratique, connaissance, rencontre), ce sont les deux derniers qui sont principalement mis en œuvre . La pratique y demeure encore sous estimée.

C’est pourtant par et à travers la pratique que cette « émancipation » acquiert une profondeur et révèle son sens. Là sont les gisements de sentiment d’exister. C’est en chantant, en écrivant, en filmant, en dansant, en cuisinant… que nous prenons conscience de ce que l’acte créateur comporte d’humanité. La pratique est ce qui nous rassemble et nous permet d’envisager la différence comme une richesse. Au lieu de ça prévaut une vision de la culture centrée sur la création artistique, instituant une coupure entre l’art et le plus grand nombre. Les études statistiques réalisées depuis 1973 sont sans appel : c’est une majorité de Français qui, malgré tous les efforts consentis pour élargir la fréquentation des musées, des expositions, des théâtres, des opéras…, déclarent ne pas sortir [6].

Des croyances d’une autre époque

Afin de justifier la sacralisation des œuvres, opérateurs culturels et artistes se complaisent à envisager « la culture » comme un rempart contre la barbarie. Ils sont nombreux à penser que la poésie, le théâtre et la danse peuvent contribuer à faire reculer le vote Rassemblement national. Bien que ce parti soit devenu le premier en 2024, cette chimère a la peau dure. Les gens de culture oublient un peu vite qu’une partie de la gauche a rompu avec les classes populaires depuis les années 1990, et que les gens de culture dans leur grande majorité se sont eux aussi détournés des classes populaires. Ils ont accepté l’idée que les politiques culturelles mises en œuvre pouvaient à la fois satisfaire la droite et la gauche.

La déconstruction de ce messianisme culturel par des historiens, des anthropologues et des écrivains [7] n’empêche pas d’entendre encore des artistes comme le directeur du Théâtre du Nord déclarer :

« Le théâtre nous impose de nous positionner et moi je crois très fort à la puissance de ces outils-là. Je crois très fort à l’intuition géniale des fondateurs du ministère de la culture, de la décentralisation culturelle, de la démocratisation culturelle, qui au lendemain de la guerre ont fait le pari de miser sur la culture, la création, la créativité, les artistes pour créer des maisons de théâtre, pour que la culture devienne un endroit de réparation d’une population très éprouvé par la guerre, très morcelée, très fragmentée, à terre et de pouvoir reconstruire comme ça l’idée du peuple, transformer la population en peuple. Aujourd’hui et pour d’autres raisons, la population elle est aussi complètement fracassée, fragmentée, opposée, et je crois que la culture peut nous offrir un miroir commun pour qu’on puisse réellement se reconnaître en l’autre. [8] »

Quoiqu’elles ne disposent d’aucun soubassement théorique, les déclarations de ce type sont légions dans le monde de la culture cultivée. Comment pouvoir raisonnablement prétendre que la fréquentation des œuvres d’art serait un antidote aux désordres du monde ? À la sixième extinction de l’espèce ? À l’accroissement des inégalités ? À l’enrichissement des plus riches et à la croissance de la pauvreté ? À « la surrection du nihilisme » qui provient « d’une crise du récit et d’une crise de l’avenir » [9] ? À l’une de ses conséquences, la radicalisation d’une part de la jeunesse dans le djihadisme [10] ? Au court-termisme de la « gouvernance » et de l’appel à projet qui règnent en maître ? À l’air saturé de néolibéralisme qui engendre ces cauchemars ? Au baratin qui domine aussi bien le domaine de la publicité, des relations publiques que celui de la politique ? [11] À la montée partout dans le monde du fascisme ? Aux effets du dérèglement climatique ? À la fuite en avant productiviste ?

On est saisi par l’impression que ceux qui croient au rôle émancipateur de la culture se sont arrêtés à une lecture du monde des années 70. Si ces croyances destinées à rassurer les opérateurs culturels sur leur place dans la société n’étaient que des impasses, si cela n’était que du baratin pour se donner bonne conscience, ce ne serait pas si grave. Mais elles laissent la place aujourd’hui à la droite, et demain à l’extrême droite.

Au cœur de la bataille culturelle

Cela fait belle lurette que la culture n’est plus débattue lors des campagnes pour les présidentielles. Les ministres gèrent les affaires courantes. Qui prendrait le risque de remettre en cause l’héritage de Jack Lang ? À gauche personne. « L’artiste au centre » et « le soutien à la création » sont considérées comme des politiques vertueuses. Mais quelle est au fond la mission de service public de la culture ? Qu’est-ce qui justifie la dépense ? « L’émancipation ». Comment la définissez vous ? Développer la « tolérance », « l’ouverture d’esprit ». Mais la tolérance en quoi, l’ouverture vers quoi ? On a l’impression de tirer les vers du nez d’un élève de 6e qui a mal appris sa leçon. À droite personne non plus. Changement d’époque, il est question de faire des économies. Allons-y gaiement, la voie est libre. Depuis combien d’années entendons nous les représentants des institutions publiques nous expliquer que les moyens diminuent inéluctablement et doivent légitimement se resserrer autour des établissements publics, labellisés, conventionnés.
 Le monde de la Culture n’est pas un corps malade, mais une sorte de momie devant laquelle trop peu veulent cesser de se prosterner.
 Inutile d’argumenter pour tailler dans les budgets, car en face, il n’y a rien qui définisse en quoi consiste ce service public, si ce n’est des notions creuses rabâchées jusqu’à la corde (« vivre ensemble », « lien social »).

Cette indétermination est le symptôme d’une déroute : les forces progressistes ont perdu la bataille culturelle. Sur les réseaux sociaux, l’hégémonie de l’extrême droite entretient la confusion dans tous les domaines. L’Éducation nationale et la Culture, les deux secteurs professionnels du service public censés œuvrer pour l’émancipation politique, apparaissent impuissants à endiguer la diffusion de la pensée de l’extrême droite. La proportion d’une génération détenteur du baccalauréat [12] ainsi que le pourcentage de collégiens [13] ayant assisté à une action d’Éducation artistique et culturelle (EAC) sont pourtant respectables. Mais les jeunes de 18-24 ans votent majoritairement pour le Rassemblement national ; et on se souvient du score de ce parti aux dernières municipales à Avignon, la ville du plus grand festival de théâtre au monde... L’une des conséquences de cette défaite est l’invisibilisation des acteurs culturels. Leur décrédibilisation. La loi du Covid les a classé parmi les non essentiels.

Ce constat établi, une autre voie est-elle possible pour redonner du sens et de l’élan à tous les acteurs de la culture, qui partout réalisent un travail formidable, que ce soit dans les médiathèques, les musées, les arts de la scène, les ateliers réalisés en dehors des « lieux de culturel » institutionnels (dans les écoles, les centres sociaux, les prisons, les Ephad, etc.), le travail de recherche et de création entrepris dans les lieux intermédiaires ? Oui, et cette voie existe. Elle est déjà là !

Aller chercher l’art où il se trouve

Cessons de considérer les acteurs et les lieux à l’aune de l’excellence artistique, de la recherche de « nouveaux publics », de la « culture pour tous », autant de notions alimentant le paradigme de la démocratisation culturelle qui a fait long feu. Une politique culturelle qui se réduit à mettre à disposition du « peuple » la seule culture « cultivée » est une politique du mépris. « Sortir des théâtres » ne suffit pas, il faut inventer d’autres façons de faire. Nous devons développer des pratiques artistiques appropriées à l’en-dehors, à l’au-delà, à l’au-devant. Aller au-devant des gens, c’est indispensable. Aller partout où ils se trouvent. Il faut y consacrer le principal des efforts. À l’encontre de ceux qui pensent que l’art doit infiltrer la vie, œuvrons pour que la vie infiltre l’art. Artistes, compagnies, lieux, beaucoup ont adopté pour principe de produire avec des gens qui ne sont pas des spécialistes. En fréquentant les ateliers de « bricolages et d’excentricités », ceux qui ne font jamais de théâtre ou de musique, ceux que cela intimident, en font souvent sans le savoir, et c’est ça qui est important.

Le « dilettantisme » induit un engagement et des dispositions poétiques qui compensent largement les insuffisances de savoir-faire. La maladresse ne peut en aucun cas décider de la valeur artistique de ce qui advient. Faire œuvre avec les gens n’implique pas qu’on va leur apprendre à faire ce qu’on sait ou ce qu’on fait. On va les chercher parce qu’on ne sait pas inventer tout seul. On va chercher ensemble ce qu’on ne sait pas qu’on cherche. On va faire ensemble ce qu’a priori on ne sait pas faire. On va penser ensemble, cheminer ensemble, pratiquer ensemble, bricoler ensemble… Ensemble, donnons la parole et faisons de cette parole une œuvre d’art. Il est particulièrement jubilatoire, de fréquenter, d’investir des espaces incongrus de création... de mettre en œuvre ce qui n’aurait pas dû... être œuvre... d’encourager, susciter, provoquer le laisser aller des imaginations... de s’enthousiasmer de l’inconvenant de la production, et même de « l’idiotie » artistique qui peut advenir... de se réjouir de hisser des créations marginales au rang d’œuvre d’art.

Proposons des œuvres qui contestent les valeurs du savoir-faire et de la virtuosité, accueillent la maladresse appliquée de l’amateur comme une aubaine et ainsi la possibilité de surgissement de formes hors normes. Mettons en œuvre ce qui n’aurait pas dû… être œuvre, ce qui n’aurait pas dû faire œuvre… Proposons d’autres sensations artistiques, d’autres postures, portons d’autres regards sur les choses périphériques, communément repérées comme superflues ou insuffisantes. Chercher à co-construire, à co-créer, co-réaliser, expose à des évaluations peu clémentes. Cette démarche peut paraître insignifiante aux yeux de certains, la « visibilité » passant par l’intense fréquentation du public, et la « reconnaissance » par des relations étroites avec les lieux institutionnels.

Vers ce que l’on ignore

La notion d’élitisme pour tous a été une erreur fondamentale. Il faut appeler à l’abandon de la recherche des « grands artistes », des « génies » et des « œuvres majeures inoubliables ». Il faut plutôt apprendre ou réapprendre à regarder ailleurs et autrement, à faire l’éloge des petites choses : de tout ce qui manque d’attention et qui paraissait jusque-là futile, frivole, anodin ou superflu. « Il faut réapprendre à danser à l’envers et que cet envers devienne notre véritable endroit » [14].

Il est donc nécessaire de créer de nouveaux outils d’évaluation adaptés à ces façons de faire. Réaliser des œuvres d’art en co-création relève d’une exigence artistique intense. Il ne s’agit pas de délaisser l’œuvre mais de redéfinir son espace sensible de réalisation. Nous devons sortir du clivage établi entre la création artistique et l’action culturelle. Il est essentiel de dénoncer la noblesse de la « chose » artistique et le dénigrement des pratiques socio-culturelles. Nous devons revendiquer l’utilisation du champ socio-culturel comme terrain propice à la création et à la réalisation d’œuvres. S’implanter sur un quartier, un territoire annoncé à faible offre culturelle, y développer des ateliers, créer un lien avec la population ne s’improvise pas. Cela demande de l’opiniâtreté, une détermination sans faille et du temps.

 Les meilleures conditions pour élaborer les projets artistiques sont là. Les liens établis avec une population de non-spécialistes sont essentiels à leur réalisation.

 Cela suppose un pas de côté qui consiste à inverser carrément l’appréciation entre le majeur et le mineur, le noble et le commun. 



Loin des institutions prestigieuses qui produisent du rayonnement territorial en mettant en concurrence les uns et les autres, les artistes de lieux intermédiaires recherchent un certain équilibre, préférant à tous et à tout, les choses inutiles et anti économiques, suspectant tout ce qui se veut utile et qui est apprécié parce que tel. Ils ne recherchent pas systématiquement la perfection. Ils s’en méfient, et pensent que se livrer à la plus extrême liberté de pensée vaut mieux que d’être soupçonné d’une quelconque complaisance vis-à-vis d’une morale asservissante. Selon eux, le meilleur de la vie artistique se reconnaît dans ce qui se manifeste en opposition à tout rationalisme. Le bonheur se rencontre en participant à un événement qui soit l’occasion de divagations stimulantes. Si quelque chose d’expérimental peut encore se réaliser, c’est dans un rapport frénétique à la vie, loin de tout souci de valeur artistique.

Au delà de tout ce qui se dit sur ce travail de sensibilisation et sur l’importance du lien social dans les quartiers, la légitimité de leurs existences ne doit pas être une légitimité limitée.
 Ce ne sont pas les Centres Dramatiques, les Centres Chorégraphiques, les Opéras qui occupent le terrain, c’est eux. Ce n’est pas le genre ou la forme qui fait l’intérêt, mais la valeur des engagements : ce sont leur capacités à exciter la curiosité, à donner du plaisir, à faire découvrir la créativité, à réaliser des rêves.

 Ils proposent leur savoir-faire et leur imaginaire, ils mettent à disposition leur fantaisie. Ils proposent aussi une idée de la vie qui n’est pas celle des victimes de leur sort. 

Ils fréquentent les artistes les plus rares et les plus improbables de la même façon que les gens du quartier.
 Mais modeste et fiers de l’être, ils ne consentent pas à être traités comme des inutiles. L’utilité ou l’inutilité de leur démarche ne se pose pas. Ce qui advient s’impose comme le résultat d’une attitude exigeante et enthousiaste, même si ce qui arrive n’a pas la forme attendue par les professionnels de la culture. Ce qu’ils font, nous le considérons comme nécessaire, essentiel, car nous ne l’imaginons pas autrement. Et qu’on ne s’y trompe pas, leurs façons de faire sont destinées au plus grand nombre.

Mais, lorsque ces expériences existent, elles passent inaperçues, elles sont forcément insignifiantes du point de vue artistique, car elle ne peuvent être appréciées que par le prisme de l’excellence et ses références copieuses. Et quand ces expériences sont repérées, elles sont considérées comme des insuffisances navrantes, voir la manifestation d’une contestation des règles inacceptable. S’il est de bon ton de transgresser les règles esthétiques, transgresser les codes bureaucratiques de l’institution, c’est mal.

Cet art là a beaucoup à voir avec un égarement, avec une exagération de la vérité. À quoi sert-il ? À célébrer l’inutile, à révéler ce qu’il a d’essentiel. C’est bizarrement salutaire à un équilibre : à la fois celui de faire supporter sa situation et celui de se révolter contre ses conditions d’existence. L’imposition d’un prisme gestionnaire invisibilise le sens de ce travail. Il autorise aussi bien des raccourcis, notamment de reprocher aux artistes et aux acteurs culturels d’être des assistés. En dit-on autant des entreprises privées (premier budget de l’État en 2022 [15]), des agriculteurs, des associations humanitaires ou sportives ? Cette critique se nourrit précisément de la sacralisation de l’art défendue par une partie des professionnels ; de la « singularité de leur démarche » ; et du rôle présumé des œuvres : envisage-t-on de convertir la population aux bienfaits de la natation ou de l’athlétisme comme on le fait couramment pour le théâtre ?

S’insurger

Depuis quelques années - création partagée - art participatif - lieux intermédiaires - nouveaux territoires de l’art et toutes les réflexions qui accompagnent et étayent ces expériences sont accueillis comme le progrès dans les années 60.
 Auraient-ils fini par convaincre de la nécessité de tels modes d’existence et de telles pratiques singulières ? De l’importance à encourager leur émergence, leur développement ?
 Les études de ces expériences se sont installées peu à peu sur les étagères des penseurs institutionnels en charge de la culture. Tout leur vocabulaire et même leur argumentaire sont de plus en plus utilisés. Ils fournissent en formules pertinentes les dernières pages des cahiers des charges des lieux labellisés. Ils peuvent servir aussi à remplir les vides des programmes culturels de nos joyeux candidats en campagne. Mais ils font peur aussi, car leur rôle n’est pas de pallier à la destruction du lien social par les logiques marchandes du capitalisme. Si des gamins mettent le feu à des voitures, ils ne sont pas là pour les empêcher. Leur rôle est de les amener à donner du sens à ce qu’ils font.

Difficile de se reconnaître dans le recensement de lieux et de structures censés être porteur de valeurs et d’engagements que les acteurs des lieux intermédiaires défendent. Car certains en sont les embrouilleurs les plus symboliques. Il ne suffit pas de s’appeler « Friche » ou « Tiers Lieu » pour assurer une réelle rupture avec des pratiques conservatrices, faut-il encore y favoriser des émergences, promotionner des démarches ayant à voir avec des formes nouvelles de participations créatives, d’échanges singuliers entre artistes et population.

Le Grand Art s’est toujours efforcé de bannir de la sphère du Beau, le « sauvage », le « commun », le « modeste », qu’il a toujours souhaité associer à l’insignifiant, au dérisoire, au vulgaire, au laid, au grotesque. Revendiquons un art sans importance, impur. Un art particulièrement ordinaire, un art du peu qui se moque du bon goût (qui loue le goût douteux, car il vaut mieux douter de ses goûts), que nous appelons « art approximatif », un art de proximité vis à vis des gens et de « bordure », de « périphérie » vis à vis de la « culture cultivée », un art du bricolage. Celui du bricoleur qui « assemble ce qui est à portée de la main (il s’agit de se rendre réceptif, disponible) [16] ».

Ces manières de concevoir la culture sont porteuses d’une vision de la société où l’art ne se réduit pas aux œuvres et à un supplément d’âme pour la petite bourgeoisie. Elles s’inscrivent dans la filiation de l’éducation populaire politique, que les cénacles cultivés qui réfléchissent à la culture s’accordent à ne pas nommer, en lui préférant la référence aux Droits culturels. Mais au-delà des termes retenus, c’est bien des manières de concevoir et de mettre en œuvre qu’il importe de s’inspirer pour refonder une politique culturelle avec les gens et pour les gens. Des précédents institutionnels, comme la mise en place de la charte de coopération culturelle à Lyon par Marc Villarubias, et le déjà là des lieux intermédiaires qui irriguent le territoire, rappellent que nous ne partons pas de rien.

Il convient de réarmer le sens politique des « projets culturels ». De donner un objectif citoyen aux métiers de la culture : quelles finalités et quelles lignes de fuite au service de l’intérêt général ? De donner un sens politique à l’émancipation, comme l’historienne Laurence de Cock le suggère : la capacité à identifier les rapports entre dominants et dominés [17]. À préciser systématiquement ce que nous entendons par « culture » ; à considérer que les arts ne sont qu’une infime part de la culture. À cesser avec ces mots d’ordre ou l’absurde le dispute au mépris (« apporter la culture dans les quartiers »). À prendre en compte le fossé entre la culture cultivée et la vie simple des simples gens (« C’est pas pour moi »). À rompre avec la matrice réactionnaire de Jack Lang que certains pensent (encore) de gauche. À cesser de sacraliser le spectacle et à redonner toute sa place aux simples pratiques. À nouer des synergies entre les pratiques et les moments de représentation, de création, d’exploration et de vertige. À dépasser la seule revendication en termes de moyens, indispensables à l’instauration des conditions de travail, à la préservation des lieux et espaces de création, mais insuffisante si elle est dénuée de sens.

À ces conditions, il devient possible de lutter pour l’instauration d’un service public de la culture, avec des moyens conséquents, mais qui ne soit pas un relais supplémentaire du mépris des classes dominantes. Une service public au service de l’émancipation politique. Un service public où les gens se sentent chez eux.

Christophe Apprill, sociologue.
Yves Fravega, metteur en scène.

Illustration : Pit Goëdert

[1Ce terme accueille une diversité de structures indépendantes, d’organisations (parfois en collégialité) et de manières de travailler : lieux d’art, expérimentaux, fabriques, ateliers partagés, collectifs d’artistes, lieux collaboratifs...

[2Articles 1-3-b et c

[3Franck Lepage (dir.), L’éducation populaire, une utopie d’avenir, Paris, Les Liens qui libèrent, 2012.

[4Guy Debord, La société du spectacle, Paris, Gallimard, 1967.

[5C’est avec l’étude publiée en 1996 que l’on prend la mesure de son importance. Olivier Donnat, Les amateurs. Enquête sur les activités artistiques des Français, Paris, Ministère de la Culture, 1996.

[6Philippe Lombardo, Loup Wolff, Cinquante ans de pratiques culturelles des Français, Paris, Ministère de la culture, Collection Culture études, 2020.

[7Johann Chapoutot, Georges Didi-Huberman, Jonathan Littell, Christophe Dejours.

[8David Bobée, in « Alain Françon, metteur en scène : "Marivaux, c’est essentiellement le rythme" », Les midis de Culture, France Culture, 12 décembre 2024. https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-midis-de-culture/alain-francon-sublime-la-langue-de-marivaux-dans-sa-mise-en-scene-des-fausses-confidences-4405649 – consulté le 10/1/2025.

[9Johann Chapoutot, Le grand récit. Introduction à l’histoire de notre temps, op. cit.

[10Olivier Roy, Le Djihad et la mort, Paris, Seuil, 2016.

[11Harry G. Frankfurt, De l’art de dire des conneries, Paris, Éditions Mille et un nuits, 2020.

[12En 2024, le taux de réussit au baccalauréat est de 91,4 %. A la session 2024, 79,1 % d’une génération a obtenu le baccalauréat. Source : Ministère de l’Éducation nationale. https://www.education.gouv.fr/l-education-nationale-en-chiffres-edition-2024-414935 – consulté le 14/3/2025.

[13« En juillet 2024, la part collective [du Pass Culture] concernait ainsi plus de 93 % des établissements scolaires de métropole et d’outre-mer (tous ministères confondus49). 72 % des jeunes scolarisés ont bénéficié du dispositif ». Source : Entités et politiques publiques. Premier bilan du Pass Culture, Rapport public thématique, Cour de comptes, décembre 2024, p. 68.

[14Antonin Artaud.

[15« Une récente revue des dépenses de l’Inspection générale des finances (IGF) évalue à 88 milliards d’euros le montant des aides versées en 2022 par l’État et la Sécurité sociale, à travers environ 380 dispositifs. » Aides publiques aux entreprises : un état des lieux, 17 septembre 2024.

[16Claude Lévi-Strauss, 1962, La pensée sauvage, Paris, Plon.

[17Laurence de Cock, Mathilde Larrère, Guillaume Mazeau, L’Histoire comme émancipation, Marseille, Agone, 2019.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :