En finir avec l’inclusion scolaire

paru dans lundimatin#413, le 30 janvier 2024

Le syndicat Force Ouvrière est à l’initiative d’une mobilisation nationale « contre l’inclusion systémique ». Objectif affiché : « dénoncer la maltraitance qu’induit le système actuel ». De quoi s’agit-il et en quoi est-ce problématique ? Explications.

L’idée est, pour ce syndicat, de dénoncer « la responsabilité de l’institution dans le contexte actuel de souffrance chez les enseignants, les élèves en situation de handicap, leurs copains, les parents ». Le sujet central est donc le handicap ou du moins sa (non) perception par les différents acteurs de l’école. Les revendication principales de cette journée d’action sont donc « la défense de l’enseignement spécialisé et adapté » et « le maintien et la création des places nécessaires dans les établissements sociaux et médico-sociaux ». 

Il faut savoir qu’en France il existe plusieurs dispositif qui sont censés répondre aux différents besoins des élèves en situation de handicap. Dans les établissements en milieu ordinaire, que ce soit pour l’enseignement primaire ou secondaire, des dispositifs facilitant l’inclusion existent. Il s’agit des Unités localisées pour l’inclusion scolaire (ULIS). Une salle de classe, un·e enseignant·e spécialisé·e ainsi que des Accompagnant·es des élèves en situation de handicap (AESH) y sont réservés mais les élèves qui en bénéficient sont inscrits chacun dans une classe ’ordinaire’ qui est dite leur classe de référence. En fonction des besoins et des profils les élèves de l’ULIS se regroupent dans la salle dédiée pour suivre des enseignements adaptés ou bien sont inclus dans leurs classes de référence. 

Tout cela, les temps d’inclusion mais aussi les temps périscolaires ainsi que les temps de regroupements sont compromis de plus en plus souvent par un manque de moyens qu’ils soient humains ou matériels. Les élèves en situation de handicap en sont les premières victimes. Plongés dans des situations et des milieux inadaptés, il en résulte souvent de l’incompréhension et parfois même de la violence. Mais cette violence n’est toujours que le reflet de la violence primaire, institutionnelle. 

En plus de ces structures en milieu ordinaire, il y a des structures spécialisées comme par exemple les Instituts Médico-Educatifs (IME). Ces structures regroupent des enfants, des adolescents ou des jeunes adultes et leur proposent diverses prises en charges (orthophonie, psychologues, psychomotricité etc.), un encadrement effectué par des éducateurs spécialisés ainsi qu’une part, plus ou moins petite, de scolarité. La violence n’est pas absente de ces milieux-ci non plus. C’est la création de places dans ces établissements là que revendiquent les militants de Force Ouvrière. 

Or,

L’ école publique est censée être l’école pour tous les enfants. Le Code de l’éducation (art. L112-1) affirme que ’dans ses domaines de compétence, l’Etat met en place les moyens financiers et humains nécessaires à la scolarisation en milieu ordinaire des enfants, adolescents ou adultes en situation de handicap’. De plus, en 2010, la France a ratifié la Convention internationale des droits des personnes handicapées (CIDPH). Là, les engagements sont on ne peut plus clairs en matière de l’éducation. Jugez plutôt : « les États Parties veillent à ce que les personnes handicapées ne soient pas exclues, sur le fondement de leur handicap, du système d’enseignement général et à ce que les enfants handicapés ne soient pas exclus, sur le fondement de leur handicap, de l’enseignement primaire gratuit et obligatoire ou de l’enseignement secondaire. »

Pourtant, cela n’empêche pas le même Code de l’éducation de préciser, dans l’article L351-1, qu’« un handicap ou un trouble de la santé invalidant [peut] nécessite[r] un séjour dans un établissement de santé ou un établissement médico-social ».  Ce que ne dit pas le code à cet endroit précis, c’’est que ce « séjour » dans les établissements médico-sociaux s’apparente en réalité à une exclusion définitive du système ordinaire. 

Nous devons, à le lecture de cet article nous demander : comment se fait-il que l’Etat peut déclarer qu’il met en place les moyens financiers et humains nécessaires à la scolarisation en milieu ordinaire mais en même temps insinuer que, parfois, le handicap nécessite un séjour dans un établissement spécialisé  ? Tout est dans les nuances. Ces nuances permettent la maltraitance et l’exclusion. 

Il se trouve donc que l’Etat ne garantit pas les moyens pour une scolarisation adaptée à tous les enfants ce qui provoque un épuisement et un malaise des élèves en question mais aussi par ricochet des personnels. On se retrouve ainsi avec une situation comme ici où des enseignants, dont la mission est, ou devrait être, de prendre soin et d’adapter leur enseignement à tous leurs élèves, prennent acte de ce manque de moyens et réclament la déscolarisation des élèves en question et leur parcage dans des institutions spécialisées. 

On doit se poser la question essentielle : Comment peut-on s’accommoder à ce point des inégalités envers certaines populations bien particulières, toujours les plus fragiles bien sûr. Imagine-t-on une telle prise de position si une autre catégorie d’élèves était en question ? 

Imaginons qu’une collectivité cesse, pour une raison ou une autre de fournir le repas de midi aux élèves et que ceux-ci ne soient plus en état de suivre les cours l’après-midi. Qu’ils en deviennent même irritables. Ou encore qu’un manque de chaises ou de bureaux crée une situation où des élèves seraient forcés de se tenir debout ou assis par terre ce qui rendrait là aussi les apprentissages impossibles. Imagine-t-on un syndicat enseignant plaider la déscolarisation dans ces cas-là ? Je pense qu’on opterait plutôt pour l’option ’indignation générale’ jusqu’à l’obtention des moyens garantis par les textes. 

Imaginer une école sans bureaux vous parait absurde ? Il faut alors vous rendre compte que les élèves en situation de handicap en manquent énormément, de bureaux. Un·e AESH, un environnement calme, une salle de repos, du matériel de relaxation sont tant de besoins aussi nécessaires pour les élèves en situation de handicap que des bureaux ou des chaises. Sauf qu’en dehors des textes de lois et autres conventions volontaristes on ne les considère pas comme tels. Par conséquent, leur manque fait que l’école devient un milieu inadapté et, par un saut rhétorique aux conséquences désastreuses, on en conclut que c’est le handicap qui nécessite un séjour dans des établissements spécialisés. 

Il y a ainsi une certaine catégorie d’élèves qui est privée de moyens essentiels pour sa scolarisation. Et ce depuis toujours. Ces moyens qui n’ont jamais existé ne peuvent même pas être imaginés et restent ainsi dans le domaine de l’utopie de quelques uns. Ce manque de moyens a été institutionnalisé avec la création de structures spécialisées. L’école publique ainsi que les conditions de travail des personnels étant de plus en plus mis à mal, voilà que ces derniers cherchent à se débarrasser des plus précaires.

Il s’agit là d’un simple cautionnement du tri validiste. Mais la nature de ce tri est-elle différente d’un tri social voire d’un tri ethnique ? L’Etat se fabrique ainsi à peu de frais des alliés parmi ceux qu’il prolétarise. La seule position grâce à laquelle on pourrait tous sortir gagnants est celle de l’école pour tous, sans exceptions et avec une lutte acharnée pour les conditions de travail et d’accueil dignes. 

Il ne peut y avoir de catégorie de population dont on aurait le droit de nous débarrasser. Si on nous incite par tous les moyens à en choisir une il est évident que l’on commencera par la plus fragile et esseulée. Et une fois cette hiérarchisation acceptée on ne voit pas ce qui pourrait en empêcher d’autres.

Je me demande si ceux qui réclament des places dans des instituts spécialisés réclament également l’expulsion des étrangers à cause, par exemple, de la crise du logement. La revendication de la fin de l’inclusion systématique pour les élèves en situation de handicap n’est pas si différente en nature de la « remigration » souhaitée par les néofascistes. Dans les deux cas il y a acceptation de l’état de fait du démantèlement de notre société et de ses services publics par les politiques néolibérales et en guise d’adaptation à ce nouvel environnement dégradé il y a la proposition d’un bouc émissaire à sacrifier. Ce dernier étant bien entendu toujours le plus précaire. 

Évidemment, cette politique du sacrifice en appelle d’autres car cette façon de ne pas vouloir s’attaquer aux causes de la dégradation nous oblige à nous adapter sans cesse au pire. Nous devons donc nous y refuser par tous les moyens. 

Tenir bon sur cette position n’est pas chose aisée. Comme d’ailleurs toute position dans la lutte des classes qui se situe du côté des opprimés. Mais il en va de notre humanité de ne pas céder.

Philippe Meirieu, évoquant le docteur Itard, saisit en quelques mots le caractère essentiel du principe d’éducabilité. ’Itard, dit-il, a le mieux compris que le handicap d’un sujet se définit moins par un écart constaté et insurmontable à la normalité, que par la limite intérieure que l’éducateur se fixe au principe d’éducabilité. Itard montre que le handicap, l’échec, sont d’abord dans le maître, que ce sont les frontières que le maître trace en lui et au-delà desquelles il renonce à agir.’  [1] 

Évidemment, dit comme ça, maladroitement, ça risque de provoquer l’ire de certains enseignants sous pression. Il ne s’agit bien sûr pas d’une décision autonome, égoïste et malveillante du maître (ou de la maîtresse, nous ne sommes plus en 1987) mais bien d’une décision induite par les conditions matérielles de l’exercice du métier. A l’heure du capitalisme néolibéral où sa logique pénètre le monde des services publics en les dénaturant, mais aussi où cette logique affecte tous les pans de nos existences où les injonction à la compétition et au mérite sont exacerbées, les enseignants, tels des pions dépassés par les événements, gèrent le quotidien comme ils le peuvent et finissent par ’gérer’ les êtres humains comme des choses. 

Les frontières dont parle Philippe Meirieu sont donc plutôt tracées par l’institution elle-même. En créant les conditions matérielles telles que l’exercice du métier en devient impossible selon les critères éthiques des enseignants et en offrant en même temps des structures spécialisés qui jouent un rôle d’échappatoire, les enseignants ne peuvent que s’y engouffrer. Ils finissent par en réclamer davantage sans même se rendre compte que faisant cela ils font tourner la roue plus vite. La caractère exogène de cette limite intérieure que l’éducateur fixe au principe d’éducabilité doit être mis en lumière. Il n’y a qu’ainsi que le caractère universel de l’éducabilité pourra redevenir une possibilité. 

* * *

Imaginez : vous êtes dans une ville que vous ne connaissez pas. Vous demandez à des passants où se trouvent les « toilettes handicapées » et ils vous répondent tous qu’il n’y en a pas. Deux explications sont possibles à une telle situation. Soit cette ville ne dispose effectivement pas de toilettes adaptées aux personnes handicapées. Soit elles le sont toutes. Dans les deux cas, en effet, il n’est plus besoin de précision. Tout comme on ne précise pas, ou plus : « Aujourd’hui j’ai vu une voiture avec des ceintures de sécurité » ou « J’ai acheté une télévision en couleurs ». 

De même, nous devons en finir avec l’inclusion scolaire. [2]

Jadran Svrdlin


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[1Philippe Meirieu, ’Apprendre... oui, mais comment’, ESF, collection Pédagogies, 1987, p.75

Le docteur Itard est devenu célèbre grâce à son travail avec Victor de l’Aveyron, ’l’enfant sauvage’.

[2Je ne présente absolument pas mes excuses à tous ceux qui ont lu ce texte en croyant y trouver une apologie de l’exclusion des élèves handicapés dans les établissements spécialisés. Tant pis et dommage pour ceux qui ne l’ont pas lu pour les mêmes raisons.

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