En Prise et contre nous

« Je m’adresse à toi, ma pilule, celle que j’ai eu tant de mal à avaler. »

paru dans lundimatin#488, le 15 septembre 2025

Un peu avant l’été, nous avions publié un articule intitulé Police, polisse, polis qui affirmait que « ce n’est pas la psychiatrie qui est en crise mais la crise qui est psychiatrisée ». Son auteur revient cette semaine avec cette adresse à ses médicaments, depuis une « folie ordinaire ».

Je m’adresse à toi, ma pilule, celle que j’ai eu tant de mal à avaler. Tout ce que j’ai à te dire, tu le sais, mais je ressens le besoin de tout te recracher.

Quelle absurdité que de t’écrire, quelle impossibilité de te décrire, toi, cette métaphore fêlée qu’on a recréée soit disant pour me libérer. Tu es sans forme, tu es dix formes, même plus. Tu es palpable, tu es fantomatique, tu es distant, tu es présent, tu es en moi, tu planes sur moi, tu n’es qu’une poudre, tu n’es qu’un bloc, tu me remplis, tu me vides, tu me stabilises, tu me fragilises, je redeviens moi, tu me perds, tu n’es rien, tu es le Tout. Tu es multiple, tu es l’unique. De toutes ces prises, je me débats de tout mon être dont tu as l’infinie emprise. Ne vois pas en tout ça, que des niaiseries, j’ai tellement peur de te décevoir mais je t’assure tout ça je le vis. Dans ma peau, ma chaire, mon crâne, mon âme, mes tripes, mon sang, tu me pénètres, tu m’évides, tu m’arraches, tu me perces, tu me creuses, me façonnes, me rabotes, me calibres, me produis, me programmes, me régules et c’est peut-être ça le problème. Parfois, je résiste, je me démène, ça grippe, ça frotte, ça frappe, ça choque, ça tique. Pas un jour où tu penses en moi, pas un jour où en toi je me vois, pas un jour où tu me rappelles que la lumière ne vient jamais au bout du tunnel et que dedans j’y crie sans que l’écho ne me revienne. Mais avec toi je suis stable je le sais, je n’entends plus suivre qu’une seule voie, tu m’as fait rentrer dans ta période sans cycle, j’aimerais parfois être sans toi. Sans toi, je n’ai jamais su qui j’étais mais avec toi je sais ce que je ne serai plus jamais. Apparemment c’est bien pour moi, regarde les tas morcelés de ma vie, j’en ai besoin, apparemment c’est bien pour moi, à peine présent tu m’ordonnes en semant. Je t’ai près de moi, tu planes sur moi. Je te détiens, tu me possèdes. Alors comment peut-on s’aimer face à une telle asymétrie ? Je te connais, tu crois que c’est une énième crise, que tu atténueras sans force, ni colère. Tu y vois des crises poussées par une énergie débordante, ho trop débordante, quand je ne fais que pousser un cri. Maintenant écoute-moi. Calmement.

Ne t’es-tu jamais posé la question pourquoi le débordement est-il pour eux, pour toi, si inquiétant ? Tu débordes bien chez moi, bien que comprimé. Devrais-je m’en inquiéter ? D’un débordement, l’autre.

Oh rassure-toi, je ne t’en veux presque pas, à toi. Non c’est à eux, peut-être que je m’adresse. Ils l’ont voulu eux, que je t’aime, que je m’éprenne, que je te prenne, que je te sente, je te respire, que tu me calmes, que tu me ranges, que je te mange, que tu me dévores, que je m’accommode d’un amour anormalement normal, ridicule, absurde ou simplement fou. Eux, ce sont nos entremetteurs, ceux qui ont cru que nous serions faits l’un pour l’autre. Ils s’apparentent au Parti de l’ordre, observant ma tête comme une chambre d’ados dont tu nettoieras mon joyeux bordel. Dans le vacarme de mes idées creuses, j’ai perdu ma raison, tu m’as plongé dans ta logique, ta folie d’un arbitraire considéré comme établi. Je ne sais pas quand ça a commencé, apparemment je t’ai toujours cherché, ils m’ont parlé, avec calme et fermeté, bienveillants mais exigeants. Combien de temps vais-je rester à végéter m’ont-ils fait comprendre. Tant d’années de souffrance que tu devais capturer, atténuer, soulager apaiser, contenir, circonscrire. Mais pourtant la souffrance n’est-elle pas le doublon de l’amour et je t’aime. Ho ne nous méprenons pas, j’essaye de contrôler mon émotion et malgré de vaines tentatives d’apporter du lyrisme à notre histoire, il n’y a pourtant que le désir morne de ne plus être. Même pas un masque, je n’ai plus d’expression. Pas de désir ni répulsion, pas de passion ni de raison, pas de plaisir ni de dégout pas de coup ni de caresse. Tu m’as donné le goût du vide qui nous habite et moi m’enivre. Tu es un entre-deux flottant dans une sphère bipolaire, termite et satellite. Ils t’ont mis entre mes pattes. Ils voulaient contenir mes maux, suis-je devenu ta chose ? J’ai pourtant résisté, je ne te connaissais pas. Sur toi, ils n’ont esquissé tes contours que par par de brève formules. A mesure que je ne connaissais rien, est montée cette volonté de te rencontrer, ne pas savoir, c’est vouloir. Combien de temps ai-je voulu gueuler moins fort la nuit ? Maintenant je t’ai et tu es ce coussin qui étouffe ma colère. Sous mes cachets, la rage. Amoureusement.

Je me souviens de la première fois où je t’ai pris, sans effusion, sans confusion, sans émotion, sans sensation. Ébat d’une platitude rare, tu m’as fait vivre une étreinte d’intensité insoupçonnée. Dans la lueur de mon être je me sentais, ni petit, ni grand, ni faible, ni fort, ni enflammé, ni refroidi, j’étais cette énergie neutre. Je l’ai su trop tard, je t’ai pris, tu m’as possédé. Parfois, je t’observais, toi, posé fièrement, au coin d’un meuble, au fond je le sais, dans tes yeux évaporés, c’est ce que tu m’enlevais que je regrettais. Où sont passées ma fougue, mes fantaisies et ma passion, propre pantin de mes réactions ? Ils veulent que je marche, tu as les ficelles, je déambule. Je cherche encore en toi ce que tu m’as volé. Tu es comme un barrage hydraulique, un cordon de flic, j’ai cru qu’un jour ça allait passer, l’océan de ta froide fougue est un horizon que je ne pourrais plus dépasser. Tu prends parfois forme humaine, et je te découvre la meilleure des peaux lisses, ni rude, ni ferme. Dans le confort sans contrainte je me blottis dans ta blancheur, pour ne plus jamais en sortir. Comment peut-on être aussi violent avec autant de pacifisme. Comment peux-tu me dresser avec aussi peu de trique ? Tu ne bondis pas, tu rampes, tu ne m’épies pas, tu me guettes, tu ne surveilles pas, tu observes, tu ne dévores pas, tu aspires. Et tu as toujours ce même pouvoir envoûtant, ce même savoir incapacitant. Tu es ce trône sur lequel je gravite, tu es ce trône autour duquel je gravite, tu es ce trône qu’à deux je veux qu’on habite. Paradoxalement.

On s’habitue à tout, tu m’as habité partout. Ce sont tes mots que je proférais, tes désirs que je réalisais, ta volonté que je reproduisais, tes gestes que je mimais, tes rêves que je croyais, tes ordonnances qui me délivreraient. Mes proches fêtaient les retrouvailles de ma propre perte. Je ne leur en tenais aucune rigueur, ils voulaient que je me case, me range, que je devienne, que je parvienne. Tu as été leur espoir, je ne leur en veux pas, je t’ai cru, peut-être les as-tu subjugués toi aussi. Ils aimaient ta voix, ils aimaient notre voie. Car tu as esquissé un chemin sur les lignes de crêtes exquises que je m’efforçais à tracer dans l’ombre. Je ne suis pas le seul, je le sais, je ne suis pas le seul à vouloir ignorer tes balises. Mais le tentation de se perdre diminue à mesure que les directions canalisent notre envie d’exploration. J’ai cru me sentir vivant par les flèches que tu décochais sur mon passage. Malheureusement.

Alors, voilà c’est ça toi et moi, ce tout qui ne représente rien, ce visage sans expression que tu imprimes insensiblement dans tout mon corps, que tu ne cesses de comprimer. J’essaie parfois de rendre notre amour original, et pourtant, aussi étrange que cela puisse, nous avons fini par habiter la banalité. On m’a toujours dit que former un couple, c’est s’enfermer, c’est s’encroûter, s’empâter, se vautrer dans les douceurs acides de l’ennui. Avec toi, je n’ai plus ressenti l’envie de péter la télé, acheter du pain était redevenu normal, en plus tu n’en manges pas, les courses, la femme, les gosses, le patron et même les voisins, nous avons une vie toi et moi. Tu te souviens de toutes ces soirées, là, toi et moi, à côté de moi, en moi, sans rire ni parole, la télé comme conducteur, le carré de chocolat en passager, bon, la plaquette je l’avoue. Oui, pour toi je n’ai aucun secret. Tu me vidais, je me remplissais. Tu restais faussement sécable, j’étais devenu réellement indivisible. Mon corps se déformait, tu restais intact, je me dépréciais, tu étais fier, j’étais lent, tu étais vif, je somnolais, tu trépidais. Je le faisais savoir. N’avais-je pas enfilé des dizaines de paquets de gâteaux rien qu’en une effraction de seconde avec toi. Nos entremetteurs, quand ils feignaient de me comprendre, me rassuraient. C’est ta mousse blanche, dans leurs paroles d’une bienveillante autorité qui par leur méthodique excès finissait irrémédiablement par me dégoûter. Elles s’inscrivent, elle m’inscrivent, elles prescrivent. Vous dormez bien, vous allez à votre rendez-vous d’embauche, vous ne pleurez plus la nuit, vous ne vous prenez plus pour le dernier anarchiste, vous n’écrivez pas un livre de 300 pages pour sauver l’humanité, vous ne voulez plus vous comparer à Georges Perec, vous n’êtes pas appelé, vous n’êtes pas l’élu, vous ne pleurez plus devant une perle d’eau chutant le long d’un duvet vert, signe d’une vie de missionnaire, vous vous habillez, vous allez dans les magasins, vous honorez vos rendez-vous, les foules ne vous font plus peur, vous dormez enfin. Mais putain, qui imite qui ? Toi ou eux. Qui commande qui ? Car j’y ai crû à vos mensonges, que vous me réhabiliteriez, que vous me sauveriez, que je saurais qui je suis, que je saurais où je vais, que j’arriverais enfin à savoir ce que je veux faire quand je serai grand, mais à présent, je suis petit. Tu m’as volé ma folie, tu m’en as donné une aussi. On a peut-être tous le droit à une seconde démence. Putain, j’ai envie de te gueuler que je préfère ne pas être. J’ai envie de te gueuler que je ne suis pas malheureux de mon existence sans travail, et que c’est juste le travail qui a le malheur d’exister. J’ai envie de te gueuler que je veux pas travailler pour vivre, je travaille depuis toujours à vivre. Fatalement.

Je n’en fais rien, tu le sais. Par des cris, par des gestes, j’essaie de mettre de la distance pour au final mieux te retrouver, demain. J’y ai cru, ce jour, où, j’appris que tu t’étais enfui. Mais de l’excès de pénurie, l’émancipation se tarit. RUPTURE, du jour au lendemain, tu es devenu l’ombre de moi-même, impossible de te retrouver, impossible de m’y retrouver. RUPTURE, tu te cachais, je me perdais. Tu ne seras plus là, je me le suggérais, je ne serai plus en toi, impossible de me l’envisager. RUPTURE, sans toi, pas un seul mur me le rappelait. A présent, tu resplendissais par ton absence, glaciale incandescence. RUPTURE, je ne t’ai jamais autant désiré que par ton absence. RUPTURE, dans les bars, dans les regards, je te cherchais. Au coin d’une rue, sur les boulevards, je t’attendais. RUPTURE, on me le promettait tout cela devait s’arranger. RUPTURE, tu te vides de mon corps à mesure que mon esprit se remplit. D’image, de promesse, de cette sensation de t’avoir en bouche. De mes peurs, de mes humeurs, de mes joies, de mes malheurs tu étais sensé me guérir et je sens les cicatrices de ce vide se creuser. Avait-il raison ? RUPTURE, je ramperai pour qu’on me dise où tu es. RUPTURE Au contraire, il est temps de libérer ce que tu as enchaîné. Il est temps d’abandonner ce que tu m’as administré. RUPTURE Ne cesse plus jamais de rompre le silence. Sans mot, reviens-moi. Renouement.

Je te vois, je te pense, tu ricanes, tu me taquines, je te devine. Tu as raison. Je suis libre qu’est-ce qui me retiens ? Pars. Rien ne t’en empêche. Avant cela combien de fois, je l’ai voulu, je l’ai rêvé, cette fois-ci c’est la bonne. J’avais établi, un plan, une stratégie, je fuirai, que tu ne me voies pas. Mais non, impossible, tu n’as créé aucun en dehors envisageable. Les bras me lâchent, j’abandonne et je continue, de toute façon tu n’es personne, à peine une forme. Le seul espoir, c’est lui, elle, je les vois, je les sens, lui aussi, il t’a, tu le prends. Au milieu d’un couloir aux couleurs ternes, dans la rue aux regards blêmes, je les croise, je les repère, pourtant ils se dérobent, je les perds. Je pense à eux, ils m’inspirent, en mal de toi qu’ils transpirent. Non je ne suis pas tout seul, non je ne suis pas l’unique comme tu me le fais croire parfois, et je sais qu’à cette instant, eux aussi écrivent la simplicité de leurs mots aux angles multipolaires. Notre vie à deux doit s’arrêter-là, incluons-les. Je ne t’abandonnerai pas, je veux juste m’extraire. Je les rêve, et de toi, eux aussi, seuls dans leur piaule, ils en crèvent. Laisse nous des poches, juste des poches des petits territoires où l’herbe pousse sous le poison de nos amours. Non pas sans toi, non, mais pas seulement toi. Nous reviendrons à toi, c’est sûr, en tout cas je t’en fais la promesse. Je veux juste prendre de la distance, eux m’aideront. Dans le désert agonisant devenu monde, nous tracerons un territoire et sa carte, vitale. Il soutiendront mon amour, je soutiendrai le leur. Tu as tracé une route dont rien ne devra advenir, mais avec eux j’ai un commun à voir venir. Ce commun, il part de là, de la blancheur de ta peau lisse, de tes mots sans paroles, de ton visage sans contour, de ta route sans détours, de tes rires sans puissances, que seuls nous connaissons, que seuls nous comprenons, que seuls nous vivons, viscéralement. Ce commun, il formera une boucle, formée de nos multiples destins, concentriques et concentrés, sur toi. Tu sera tenu à distance, résigné, tout sera retourné en silence, résigné, nous nous avancerons vers toi, résignés tu nous accueilleras vers toi, résigné, en prise avec nous, la foule solitaire, déterminée. Nous reviendrons vers toi. Partons de là, de cette résignation face à toi. Commençons par ces soirs, de ce moment que nous partageons virtuellement mais pourtant si réel, nous, les cons de la folie ordinaire, le verre à demi rempli, tremblant, prêt à t’avaler, prêt à l’être aussi. Je nous imagine, te tenant en respect, te dire tout doucement, le regard pourtant avide, que nous t’aimons sans être possédé, sans possession aussi, et dans un geste d’espérance, commun, libéré de notre isolement, dans notre bouche, délicatement, nous te prenons, fiers et fermes, toi. Médic-amant.

Im-patient

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