Dominant Report

"Le vendredi, on comptait par milliers les « cols-blancs » emprisonnés", par Johan Sébastien

paru dans lundimatin#280, le 22 mars 2021

Un banquier = dix dealers. Comment maximiser les rendements de la police ? Un algorithme prédictif ultra rationnel qui calcule instantanément la rentabilité d’une arrestation. Résultats : pdg, banquiers, politiciens et financiers jetés sous les verrous…
Nouvelle série-fiction à retrouver tous les 15 jours.

Le public était resté scotché toute la semaine devant les différentes chaînes d’info en continu. L’ébahissement avait commencé le lundi matin, avec l’invasion des tours du quartier des affaires par des milliers de policiers qui entraient dans les bureaux de centaines de firmes, arrêtant des dizaines de personnes, dont plusieurs célèbres PDG. Des staffs entiers d’entreprises cotées en Bourse apparaissaient, menottes au poings, sortant des grands édifices pour rejoindre les paniers à salades dont la file s’étendait à perte de vue dans les grandes rues nues du quartier d’affaire. Le lendemain, plusieurs sièges de partis politiques avaient subi le même genre d’opération, et des politiciens de premier plan avaient pris la place des hommes d’affaire de la veille, devant les caméras de télévision puis dans les fourgons de police. Après, ce furent des ministères, la propre préfecture de police, des tribunaux, des cabinets d’avocat, et des banques, de nombreuses banques. Toujours la même procédure, et les personnalités se succédaient à un rythme effréné, allant grossir les lieux de détention. Le vendredi, on comptait par milliers les « cols-blancs » emprisonnés. Et dans les cellules des commissariats on croisait tout le who’s who du pays, au point que de ne pas être arrêté cette semaine pouvait paraître comme un signe désobligeant pour la renommée d’une personnalité.

Il y avait là la famille Boréal (des produits de beauté éponyme) au grand-complet, Bernard-Bernard “l’empereur du luxe”, et la plupart des milliardaires du pays. De même que Vincent Rébolo, dont la chaîne d’info, X-News, s’était distinguée de ses concurrentes en évitant de traiter les arrestations, et préférant organiser toute la semaine des débats sur la biodiversité autours du thème des pingouins et des manchots (les experts maison soutenaient que les pingouins n’avaient pas à accepter la venue des manchots sur leurs territoire ancestral, malgré la fonte des glaces qui réduisait considérablement la surface habitable). Eric Zonfray proposa notamment que l’on coupe les nageoires des manchots, afin que ceux-ci sombrent dans les eaux glacées. Interrogé sur ce curieux choix éditorial, le chef de la rédaction de X-News assuma pleinement, estimant que les questions liées à l’écologie étaient trop peu traitées sur les chaines d’info ; relancé sur le sort du propriétaire de sa chaîne, il répondit sans détours que les pingouins constituaient une espèce menacée de remplacement par les manchots. On loua le tournant écologique de X-News.

Comme tout le monde, Bob Cheetham avait suivi à la télé les arrestations de la presque totalité du gratin français, si bien qu’il s’attendait à un coup de fil. Mais il n’avait pas imaginé devoir accompagner l’avocat du grand patron du groupe Lefault, au commissariat du XVIe Art, pour s’expliquer devant Serge Lefault en personne qui y était détenu.

Programmeur et fondateur de la startup Expeditive-Order, racheté par Lefault Systèmes, Cheetham se demandait comment présenter les choses. Le problème avec les patrons était qu’ils ne comprenaient rien au fonctionnement des algorithmes que les startups, qu’ils achetaient par bouquets, développaient. Il s’agissait donc d’être pédagogue. Il se rappela comment plusieurs années auparavant, il avait présenté son algorithme de police prédictive encore en développement au commissariat de Saint-Denis qui avait été choisi comme zone de laboratoire.

Quand Bob termina son exposé, les policiers de Saint-Denis comprirent que leur travail ne se différencierait désormais guère de celui d’un livreur de pizza : ils seraient dirigés par un algorithme qui calculerait leur rendement en fonction du nombre de PV (en guise de pizzas) repartis. Mais leur capitaine vint les rassurer, il leur expliqua que chaque PV serait désormais comptabilisé sur leur tableau de prime trimestrielle… Répartiteurs de pizza certes, mais avec des bonus conséquents.

Bob Cheetham pensa que si, aguichés par les primes, les agents délivraient des PV à tout va, ils fausseraient rapidement la cartographie criminelle. Or, celle-ci était essentielle au fonctionnement de son algorithme qui ne faisait que registrer les délits signalés afin de prévoir où se commettraient de nouveaux. C’était son associé, publicitaire de formation, qui avait réussi à présenter sa carte évolutive comme un outil de prévision pour finir par le vendre comme un système de prédiction du crime.

Cheetham fit part de ses inquiétudes au capitaine qui, après quelques minutes de réflexion, trouva une solution et rappela ses policiers. « Hé, les gars, évitez absolument de mettre des PV dans les coins tranquilles, et remboursez-vous dans les quartiers sensibles, vous voyez ce que je veux dire ? » Tous acquiescèrent d’un « hourra ! » enthousiaste. Cheetham était ravi, son algorithme fonctionnerait à merveille puisqu’il serait abreuvé de données adéquates, ce que résuma le capitaine en lui tapotant amicalement l’épaule : « ça, Bob, tu peux nous faire confiance, si ta machine a besoin de jeunes noirs et arabes, elle va carburer du feu de dieu avec nous ! ». Cheetham, ne sachant pas s’il fallait le remercier ou bien faire semblant de ne pas comprendre, adopta une expression de visage la plus inexpressive possible, celle que ses camarades de promo appelaient la « neutralité du net ».

Six ans plus tard, son algo s’était imposé au niveau national. Il n’y avait pas un agent qui ne le consultait pas au moins une fois dans l’heure. D’autant qu’avec la fusion enfin officialisée des services de police et de justice, c’était bien l’algo Expeditive-Order qui décidait mécaniquement les procédures d’internement préventif exécutées par les agents de la Pol-Justice.

Maintenant, il s’agissait d’expliquer à Lefault que c’était sa propre stratégie qui avait décidé de son arrestation. En effet, le groupe Lefault, outre le monopole sur les algorithmes de police prédictive, cherchait à s’imposer sur le marché de la sécurité privée avec son pôle Mercenariat & Bien-être. Or, pour convaincre de la nécessité de remplacer les agents publics par ceux du groupe Lefault, il avait été décidé de prouver l’inefficacité des premiers. Dans ce but, Lefault avait exigé une solution technique calculant automatiquement le rapport coût/bénéfice, tant au niveau des agents que de leurs commissariats de l’action de la Pol-Justice. Cheetham n’avait eu aucun problème à ajouter du code qui permettait de quantifier –en euros et en temps réel- les actions de tous les agents. Et il avait testé et développé le nouvel algo dans le même commissariat-lab de Saint-Denis, qui gérait une zone bien achalandée en dealers.

Les premiers résultats avaient été très encourageants pour le groupe, qui estimait pouvoir démontrer facilement que le remplacement des agents publics par ceux de leur entreprise Mercenariat & Bien-être se traduirait par un rendement au moins supérieur à 25% en arrestations préventives de dealers. Mais, voulant montrer aux législateurs des chiffres encore bien plus impressionnants, en milliards de gain, le groupe décida d’incorporer le nouvel algo au niveau national. Bob fit ce qu’on lui demanda. Dès lors, la machine calcula en quelques microsecondes que l’arrestation préventive de n’importe quel banquier était d’un rendement infiniment meilleur pour la collectivité que celle de dizaines de dealers. La suite, Lefault la connaissait bien.

D’un programme de perpétuation de la gestion sociale, l’algorithme s’était converti, par changement d’échelle, en celui d’identification de criminels les plus coûteux pour la société. C’était fâcheux.

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