Dominant Report

Épisode 3 : « Foucault Consulting Services »

paru dans lundimatin#284, le 19 avril 2021

Résumé des épisodes précédents : Un logiciel de police prédictive instauré pour enfermer massivement de petits délinquants a, suite à une actualisation, changé de cible criminelle et fait enfermer des milliers de chefs d’entreprises, banquiers, politiciens sans compter la totalité des milliardaires.

Pour lire l’épisode 1, c’est ici, pour le second, c’est là.

Dans le petit local associatif où chaque semaine se réunissait le collectif de lutte anti-carcérale, on se retrouva un peu à l’étroit. Habituellement, il y avait une petite dizaine de militants qui depuis des années, semaine après semaine, tâchaient d’établir la liste des personnes incarcérées les derniers jours, coordonner leurs efforts afin de rendre compte des parodies de justice avalisant les récits policiers, apporter quelques soutiens financiers pour permettre aux prisonniers de cantiner, et organiser de temps en temps des visites bruyantes près des centres de détentions, afin que les reclus se souviennent qu’on ne les oubliait pas. C’était l’effort infaillible de ces militants, à la caisse précaire et la fatigue constante mais habités par la solidarité aux leurs, contre l’appareil répressif.

Mais, ce soir là, le petit local était bondé, et les militants habituels avaient du mal à s’y retrouver, perdus au milieu d’une nuée de jeunes hommes, chemises claires aux manches retroussées, qui avaient investi le lieu et s’agitaient de toutes parts.

La veille, dès l’annonce des premières arrestations, les agences de relations publiques au service de milliardaires incarcérés réagirent. Plusieurs de ces agences mobilisèrent immédiatement l’arsenal communicationnel couramment déployé pour justifier les turpitudes quotidiennes de leurs clients. Ainsi, dès le début de la soirée, les plateaux de télévision étaient investis par la cohorte de politiciens, chroniqueurs et experts en toute-chose, venus s’indigner en chœur contre le sort qui s’était abattu sur les fortunés. Mais, dans les bureaux des agences de relations publiques, on réfléchissait aussi à des stratégies un peu plus consistantes. En effet, le babillage habituel ne serait, de toute évidence, pas à la hauteur de l’attaque portée contre leurs clients. D’ailleurs, il y avait belle lurette que les communicants s’étaient rendus compte que le bruit de fond qu’ils étaient parvenus à installer avait des effets pour le moins émoussés. C’était la rançon du succès collectif des communicants : leur message était partout mais personne ne l’écoutait.

Aussi, une partie des communicants parmi les plus en vue sur la place décidèrent d’investir dans une nouvelle approche, consistant à contester la légitimité de la prison en soi. Ils trouvèrent des collectifs dont cette contestation était la raison d’être. Et ils estimèrent que ces collectifs constituaient le lieu d’émanation du message qu’ils souhaitaient faire passer (“la prison c’est mal”) le plus adéquat à leurs vues. C’est ainsi qu’une bonne vingtaine de communicants de différentes agences, après avoir passé la nuit à potasser des auteurs comme Michel Foucault et des brochures produites par l’Observatoire International des Prisons, se retrouvèrent à la réunion hebdomadaire des Anti-Rep.

Une militante éleva la voix dans le brouhaha et demanda sèchement, en regardant directement l’un des nouveaux venus, qui ils étaient et s’ils ne s’étaient pas trompés d’adresse. Le jeune homme lui sourit largement et dit comprendre l’étonnement de sa charmante (il dit « charmante ») hôte (il dit « hôte »). Puis il continua à sourire afin de gagner du temps car il n’avait pas pensé à préparer une explication à sa venue ; et, sans discours, il devait improviser, ce qui était assez embarrassant, voire périlleux. Dans ces cas là, il se souvenait qu’il fallait vérifier s’il n’était pas filmé. Il regarda donc autour de lui, en accentuant encore son sourire muet. Heureusement l’un de ses collègues le sauva :

— Nous venons vous apporter notre expertise, dit-il à l’ensemble des militants qui le regardaient surpris, avant de poursuivre : nous sommes un certain nombre, professionnels des relations publiques et de la communication, à avoir compris que l’enfermement n’est pas une solution, et nous voudrions placer notre savoir-faire au service de votre juste cause. Contre le système carcéral, déshumanisant et totalement contreproductif. Car, ajouta t-il solennel, une société se juge à l’état de ses prisons. 
— Vous voulez entrer dans la lutte contre l’emprisonnement la semaine où vos patrons sont emprisonnés, c’est bien ça ? demanda un militant.
— Ha, tiens ! Oui, c’est un heureux hasard n’est-ce-pas ?

Personne ne riant à son cynisme plaisantin, il continua plus sérieux :

— Franchement, nous avons des intérêts convergents. Nous pouvons organiser des campagnes de financement et nous avons un accès illimité dans tous les médias. Avouez que vous pourriez faire quelque chose avec tout ça.
— Et nous, qu’est ce qu’on vous apporte ? Pourquoi vous venez nous voir, nous ? voulu savoir une autre militante.

Après un silence, il finit par répondre :

— Votre structure et votre historique nous sont précieux. Si nous sortons avec les noms de nos agences, nous ne serions pas très crédibles. La liste de nos clients nous rend inaudibles. Tandis que si notre message sort de votre collectif, le public saura que c’est authentique.
— Combien ? lança un autre militant
— Combien quoi ?
— Combien d’argent vous pourriez récolter ?
— Oh, je ne sais pas… Cette semaine, disons deux ou trois millions… Avec un peu de temps, certainement beaucoup plus.

Plusieurs militants se regardèrent, et savaient penser la même chose. Ils parvenaient difficilement à envoyer quelques centaines d’euros à leurs amis pour cantiner, réussissant à grande peine à les sauver de l’indigence la plus complète régnant dans les prisons. Des millions !...

— Et ce serait nous qui occuperions vos plateaux de télé ? demanda la première militante.
— Bien sûr, c’est le principe. Il faudrait que nous choisissions les plus aptes à parler dans ce genre d’espace et, bien entendu, que vous intégriez les éléments de langage sur lesquels nous avons travaillé.

Les militants se regardèrent à nouveau. Cette fois avec un amusement malicieux dans les yeux.

— Ha, oui, nous avons bossé ! sursauta un autre communicant. On a trouvé plein de trucs supers, “prison, école du crime”, “surveiller mais pas punir”, “incarcérer n’est pas...
— Et donc, vous avez découvert cette semaine la condition carcérale ? l’interrompit un militant.
— Je ne dirais pas qu’on a découvert, je dirais plutôt que nous ne savions pas. Par ailleurs, il n’est pas très heureux d’évoquer une “condition carcérale”, ça pourrait laisser entendre une permanence. Et nous, nous sommes dans le mouvement. Dans les histoires faites de renversements, d’opportunités, d’erreurs et de rebondissements. Surtout, rien qui stagne. Si vous parlez de la “condition carcérale” ça peut résonner avec “condition ouvrière” et laisser suggérer qu’il existerait une “condition de milliardaire”, ce serait tout à fait contre-productif. Alors que nous cherchons…

Il fut à nouveau interrompu, cette fois par une gigantesque claque sur le visage qui le fit vaciller. Quand il retrouva un peu de sa stabilité, il allait poursuivre son discours mais la militante qui l’avait giflé recommença de l’autre côté. Puis, elle lui envoya deux autres gifles, aller-retour express. Il se rendit enfin compte qu’il n’avait rien à dire, et se tut. Les joues très rouges, il fit un signe de tête reconnaissant à la femme qui venait de lui signifier la première chose sensée dont il avait pris connaissance depuis bien des années.

Un peu refroidis par la claque reçu par leur collègue, les autres communicants tachèrent d’expliquer leurs idées en évitant de dire des âneries, une vraie gageure. Deux tendances les traversaient, les uns s’en remettaient au storytelling, les autres étaient adeptes du nudge.

Somme toute, les tenants du storytelling étaient ravis du cours des événements, dans lequel ils voyaient une formidable opportunité pour rebondir. En effet, les histoires qu’ils concoctaient, de milliardaires construits à la force du poignet et d’intelligence exceptionnelle souffraient de leur invraisemblance, et ils voyaient leur prestige décroitre dans l’exacte mesure de leur crédibilité. À ce rythme, ils se savaient condamnés à la reconversion prochaine vers des entourloupes moins excitantes, certains s’étaient même déjà résignés à retrouver des graphiques, avec des statistiques et des couleurs,so boring. Mais l’inespérée incarcération massive de leurs clients ouvraient des perspectives en terme de narration qui les remettaient en scelle.

Il arrivait enfin quelque chose à leurs milliardaires. Ces derniers étaient de trois sortes : les nés milliardaires dont la vie se résumait à tâcher de préserver la fortune familiale, les petits génies d’une idée –souvent la plus convenue parmi celles en lisse dans l’époque- et les exploiteurs les plus impitoyables. Pour la plupart, il s’agissait d’un mix de ces trois catégories, c’est-à-dire des milliardaires sachant s’approprier des idées et brutaliser leurs employés. Or, on pouvait bien glorifier la rapine et la violence des idoles, il fallait bien avouer qu’il n’y avait pas grand-chose à raconter ; sans compter qu’il s’agissait précisément de travestir leurs méthodes, la seule chose qui avait un minimum d’intérêt dans leurs existences. Mais désormais, avec leurs clients au cachot, ils pouvaient convoquer des Jean Vajean et des Monte-Cristo dans de formidables épopées qui remuaient les tripes. Même la poésie épique offrait des perspectives narratives dans la situation actuelle. « Loboré outragé, Loboré brisé, Loboré martyrisé, mais Loboré libéré ! » déclamait déjà, dans sa tête, un conseiller en storytelling dans l’attente du jour où son milliardaire sortirait de prison. Pas de doute, les storytellers étaient à la fête. Et ils le firent savoir, par leur enthousiasme, à leurs nouveaux amis militants Anti-Rep qui les écoutaient avec une certaine fascination pour l’absurde. Mais ceux-là n’étaient pas au bout de leur surprise.

Car, curieusement, les tenants du nudge se montrèrent beaucoup plus radicaux ; et ils en vinrent rapidement à prôner des destructions de biens, ainsi que l’insulte systématique aux personnes dépositaires de l’autorité publique. En effet, ils expliquèrent d’abord en quoi consistait leur approches –le nudge- : des petits gestes de la vie quotidienne devant amener la population à adopter, par simple émulation, les objectifs de la campagne menée, en l’occurrence une destruction de l’ordre carcéral. Or, dans ce cas, ils conclurent assez logiquement que chacun devrait adopter, par petite touche et incitation subliminale, une détestation de l’ordre tout court. Aussi, l’objectif était que tout un chacun trouve normal et nécessaire de casser le mobilier urbain, les vitrines de magasin et à peu près n’importe quoi qu’un passant ordinaire d’une ville ordinaire pourrait rencontrer sur son chemin. Les spécialistes en nudge estimaient qu’en quelques semaines une grande partie de la population aurait ainsi adopté des gestes simples, tel qu’exploser une vitrine ou cracher sur un agent de police, de manière si naturelle que l’ordre en serait subvertit. Dès lors, il serait tout à fait acceptable d’attaquer les murs des prisons à la pioche.

D’abord ébahis par ce qu’ils entendaient, les militants Anti-Rep en vinrent à regarder les nudgiens avec une certaine bonhomie comme des cousins facétieux. Mais certains demandèrent si l’option n’était pas trop radicale et, surtout, dangereuse au moins pour les premiers à appliquer leurs recommandations. Les nudgiens se regardèrent un peu surpris. Mais aucun ne jugea bon de préciser qu’ils avaient conseillé des années durant leurs clients –aujourd’hui en prison- de traiter ainsi la population, afin qu’elle s’habitue, par petites touches, à être violentée et insultée tous les jours. Cette insulte constante était nécessaire car c’était la dignité des personnes qui était ainsi érodée quotidiennement. Or avec leur dignité, les personnes perdent leur consistance, sans laquelle elles ne sont que des fétus de paille baladés aux vents. C’était un peu compliqué mais, globalement, ça marchait. Un peuple insulté était plus malléable.

Quoiqu’il en soit, l’étrange réunion se termina aimablement. Les militants Anti-Rep exigèrent le transfert immédiat de plusieurs centaines de milliers d’euros qui allèrent directement à la caisse de cantinage, assez pour palier à l’indigence de milliers de personnes pendant quelques semaines. Puis ils poussèrent leurs alliés circonstanciels à appeler leurs contacts dans les médias, de sorte qu’ils eurent en quelques minutes plusieurs plateaux de télé prévus les prochains jours. Les militants se répartirent ces interventions, en écoutant d’une oreille distraite les babillages des communicants exposant leurs recommandations.

Retrouvez le prochain épisode dans deux semaines...

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