Des horizons pour nos luttes

Quelques propositions à discuter pendant le repas de Noël

paru dans lundimatin#222, le 23 décembre 2019

Est-ce l’absence d’horizon qui bride l’élan des luttes ou bien la faiblesse des luttes qui empêche que se dessinent de nouveaux horizons ? C’est une vieille question, qu’il n’importe probablement pas de trancher. Ce qui est cependant certain, c’est qu’il n’y a pas de bouleversement sans imaginaire, pas de révolution sans imagination. Et si on ne peut que se réjouir de la disparition des baragouinages marxistes-léninistes et de leur programatisme toujours déjà sénile, il nous apparaît plus que jamais nécessaire de parvenir à nous projeter, depuis là où nous sommes, par-delà ce que nous vivons. C’est ce que tente de faire ce texte que nous recevons cette semaine. Si nous ne sommes pas convaincus par toutes ses propositions, elles ont le mérite de poser la première et l’ultime question politique : comment voulons-nous vivre ?

Nous avons besoin d’un bain de jouvence idéologique. Les mouvements sociaux actuels nous le montrent clairement. Malgré l’adhésion générale qu’ils suscitent, ils peinent à faire émerger dans l’espace public des imaginaires alternatifs.

Des gilets jaunes à l’opposition contre la réforme des retraites en passant par les marches pour le climat, nos luttes rencontrent une attente sociale évidente. La brèche que cette agitation crée dans la grisaille d’une société chloroformée éveille de nombreuses sympathies. En fait, les gens partagent la colère qui gronde. En quelque sorte, la critique a fait son job : une immense majorité de la population sait que le monde tel qu’il va ne va pas. La critique marxiste a mis a nu le capitalisme ; la critique écologique l’a condamné ; la critique culturelle a fait voir les impasses de la société du spectacle et l’indignité des industries médiatiques ; les critiques féministes, antiracistes, décoloniales, antispécistes dévoilent chaque jour les rapports de domination qui s’insinuent dans les structures les plus intimes de nos sociétés ; enfin, les critiques en actes, c’est-à-dire les mouvements sociaux, font apparaître ce qu’il reste de l’état lorsqu’on le ronge jusqu’à l’os : des hommes en armes. Bref, nous savons que ça ne va pas.

Il est maintenant temps d’ouvrir grand les imaginaires. Ceux-ci sont aujourd’hui tellement corsetés que pendant que nous rêvons de rupture révolutionnaire, l’espace public est saturé de bavardages inutiles : on discute du prix de l’essence, du tri sélectif, ou des régimes spéciaux. Les ronds-points, les ZAD, les AMAPs, et la littérature critique nous permettent bien d’entrevoir ce que pourraient être d’autres façons de vivre. Mais au-delà des cercles militants, la chape de plomb du « réalisme » étouffe bien vite les idéaux. Il nous faut donc fissurer ce plafond de verre des idées, et envahir l’espace public de pensées réjouissantes. Offrir à toutes et tous des bouffées d’oxygène mental. Nettoyer nos subjectivités et leur rappeler qu’elles ont le droit de rêver. Pour ce faire, un enjeu majeur est de réussir à changer la teneur des débats, que ce soit sur les plateaux des médias, mais aussi dans les réunions de travail, à la machine à café ou dans les repas de famille. Il faut imposer à l’agenda politique, social et médiatique des discussions en rupture profonde avec l’ordre des choses. Il faut rendre audibles des projets de société alternatifs et ambitieux. Alors voici une manière de participer à cette tâche : afficher et défendre dans tous les espaces de discussion possibles des mesures politiques radicales.

Au-delà des incantations (« nous voulons un monde plus juste, plus solidaire, plus humain, plus durable... »), nous avons besoin d’un horizon concret. Nous avons besoin de mesures positives à réclamer ou à mettre en œuvre directement. Comprenons-nous bien : il ne s’agit pas de défendre un programme, mais de livrer une bataille culturelle. Le but d’une telle démarche est d’afficher clairement le fossé qui sépare la société dans laquelle nous vivons et celle dans laquelle nous voulons vivre. Dans cette perspective, peu importe que les mesures défendues soient folles ou imparfaites tant qu’elles ouvrent des mondes enthousiasmants. Il est même inutile, voire contreproductif, qu’elles s’insèrent dans des ensembles idéologiques cohérents. Il faut planter des banderilles dans le léviathan, opposer aux discours castrateurs les anticorps de l’utopie. Nous avons besoin d’une cure, d’une thérapie culturelle et sociale. Celle-ci aura un triple intérêt. Tout d’abord elle participera à déverrouiller nos imaginaires. Ensuite, elle réconfortera celles et ceux qui, mutilés par la cage d’acier néolibérale ou tétanisés par la perspective d’un effondrement, n’ont plus d’espérance. Enfin, elle fera apparaître par contraste ce qu’il y a de plus terrible dans les fades discours du monde tel qu’il va : leur infinie tristesse.

S’opposer en proposant

Nous devons donc faire de nos banderoles des banderilles. Nous devons viser haut, et nous devons défendre des idées précises, même si elles sont insensées. Avant de me livrer à l’exercice, je voudrais insister sur quelques éléments fondamentaux à propos de ce qu’est une bonne proposition politique :

  • une bonne proposition politique n’a pas besoin d’être réaliste. Elle fixe un cap, met le doigt sur un problème, invite à être débattue et transformée. Je peux revendiquer l’interdiction de la publicité. Cela est sans doute irréaliste, et pourtant, je mets le doigt sur un problème majeur de notre société tant l’on sait combien la publicité nous frustre et nous invite à des modes de vie nocifs et non durables. Il ne fait aucun doute que l’idée « la publicité doit être interdite » est infiniment plus sage que l’idée « la publicité peut continuer à coloniser nos imaginaires sans limite ». Qu’importe alors si elle est moins réaliste ?
  • une bonne proposition politique n’a pas besoin de respecter les cadres légaux ou normatifs en vigueur. Sans parler de désobéissance civile, les cadres légaux et les procédures institutionnelles ont généralement pour effet de limiter la possibilité de réaliser des changements sociaux importants. Or c’est justement de ce type de changements dont nous avons besoin. Une bonne proposition n’a donc pas besoin de « rentrer dans les clous », au contraire elle a même tout intérêt à faire voir à quel point ces clous sont mutilants. Par exemple, je peux demander à ma ville d’imposer à toutes les cantines de ne servir que des produits locaux et de saison, quand bien même cette mesure ne relève pas de ses compétences et contrevient aux règles des marchés publics. L’intérêt d’une telle demande serait ainsi au moins de montrer les travers terribles des marchés publics.
  • une bonne proposition politique aura toujours des défauts. Il n’existe pas de système parfait. Toute mesure, toute organisation particulière à ses failles ou ses limites. Le fait qu’une proposition ait des défauts n’est donc pas une raison pour ne pas la préférer à un système en place qui en a lui aussi. Je peux demander à ce que la majorité des décisions d’une commune fasse l’objet de discussions citoyennes à l’échelle du quartier ou du village si la taille le permet. Il y aurait évidemment des effets pervers : pertes de temps, discussions sans fin, tensions entre habitants ou que sais-je encore. Mais il y aurait aussi quantité d’effets positifs, à commencer par celui de redonner à chacun et chacune le droit d’exercer vraiment sa parole démocratique. Ce même droit que la démocratie représentative actuelle, centralisée et bureaucratique, nous retire radicalement.
  • une bonne proposition politique peut être transitoire ou même simplement expérimentale. Rien n’est déterminé à être éternel. Il est possible de mettre en place une action « pour voir », « pour essayer », « en attendant », parce qu’elle apparaît momentanément préférable à toutes les autres. Qu’elle puisse être jugée plus tard inefficace ou même néfaste ne doit pas être un frein. Au contraire cela invite a toujours ré-évaluer la pertinence des règles communes. Par exemple, je peux très bien essayer de mettre en place une forme de partage des outils de bricolage au sein de ma commune. Pour ce faire, je peux imaginer un fonctionnement auto-géré, gratuit, et basé sur le volontariat et la confiance : chacun-e dépose ses outils dans un local collectif et les emprunte à sa guise. Un tel fonctionnement pourrait me mener (ou pas !) à quelques désillusions comme des vols, des dégradations, des refus de prêt, etc. Mais cela ne signifie pas que l’idée était mauvaise ! Il est possible qu’elle demande simplement à évoluer : peut-être suffirait-il de faire un peu de pédagogie civique, peut-être pourrait-on demander aux agent-es de mairie de gérer les prêts, peut-être pourrions nous acheter des outils par un système mutualiste, etc. Quoi qu’il en soit : une idée n’est pas mauvaise parce qu’elle ne marche pas. Les essais/erreurs sont sans doute plus productifs que les mesures qui se prétendent idéales sans s’être jamais frottées au terrain.
  • une bonne proposition politique énonce le monde qu’elle veut bâtir. Au fond, ce qui fait la qualité d’une proposition politique, ce n’est pas son réalisme, son inscription dans une théorie politique solide, son caractère universalisable ou sa stratégie de mise en œuvre : c’est l’utopie dont elle procède. Si nous voulons un monde plus juste, plus solidaire, plus durable, plus joyeux, plus sage, plus convivial, nous devons prôner des mesures qui portent en leur coeur ces valeurs. Par exemple, puisqu’il est écologiquement criminel de continuer à fabriquer des voitures personnelles de plus de 500 kg, qui peuvent rouler à plus de 100 km/h, et qui sont bardées de gadgets électroniques, pourquoi ne pas proposer un moratoire sur celles-ci ? Il est tout aussi meurtrier d’avoir des industries dont le but est de vendre toujours plus de nouveaux produits. Il faudrait donc imposer des garanties longues durées à tous les biens technologiques ou encore consacrer toute R&D à l’amélioration de la durabilité des produits et non à susciter des désirs puérils d’« innovation » chez les consommateurs. Ces mesures sont vaseuses, insuffisantes ou impossibles à mettre en œuvre, mais elles ont un mérite crucial : elles affirment haut et fort « ce monde est laid et n’a aucune raison de le rester, voici comment il pourrait être plus beau ».
  • Une bonne proposition politique n’est pas un programme : c’est une stratégie de lutte. Il s’agit d’acter la confrontation des visions du monde. De faire voir l’écart violent entre ce qui est et ce qui devrait être. De faire fourmiller l’espace public d’imaginaires alternatifs. D’offrir un bain de jouvence idéologique.

Ceci n’est pas un programme

Bref, en plus ou au-delà des mesures évoquées ci-dessus, il existe une myriade d’idées que nous pourrions inscrire sur nos banderoles, discuter en réunion, au bar, en AG au boulot, avec l’esthéticien ou la garagiste, et surtout mettre en œuvre directement par l’auto-organisation. Alors voici, pêle mêle, des idées qui dessinent des formes distinctes dans le vague horizon d’un monde meilleur. Elles sont insuffisantes, bancales, naïves. Elles sont bien sûr personnelles et procèdent de mes préoccupations, de mon histoire, de mes penchants. Et alors ? Ce sont des éclaircies dans la grisaille, des coups de masse dans le plexiglass.

Réduire radicalement le temps de travail. Il n’y a pas de raison pour que des gens perdent leur vie à la gagner dans des boulots inutiles et destructeurs. La durée légale du travail marchand doit être de 15h/semaine. Une partie du temps libéré doit être consacrée à des activités associatives locales.

Réformer les programmes scolaires pour y intégrer toutes les activités pratiques nécessaires à la vie matérielle : construction, culture, élevage, cuisine, poterie, médecine. N’est-il pas totalement hallucinant que notre société ait évolué de telle manière que la majorité d’entre nous soit littéralement incapable de subvenir à ses besoins de base sans être dépendants de l’industrie, d’experts, d’organes centralisés ? A 20 ans, nous sommes ignares en médecine, ignares en jardinage, incapables de bâtir un mur ou de réparer notre bagnole. Nous avons même besoin de payer quelqu’un pour nous couper les cheveux !

Réclamer ou mettre en place des assemblées citoyennes pour toutes les décisions qui nous concernent, dans nos entreprises, nos quartiers, nos villages. La centralisation des décisions nous prive de notre capacité à avoir la main sur notre propre vie.

Organiser un grand débat national, diffusé sur toutes les chaînes de télévision et tous les sites d’information à propos des enjeux écologiques. Il s’agirait de présenter précisément les problèmes environnementaux et leurs causes sans faux-semblants : croissance économique, mondialisation des échanges, hypermobilité, consumérisme, technologisation du monde, agro-industrie.

Mettre en place des référendums locaux sur les technologies que nous souhaitons conserver et celles que nous pouvons abandonner parce qu’elles attentent à la planète, à nos subjectivités, ou à nos libertés. Nous voulons des radios dentaires, nous ne voulons pas de radars de recul sur les bagnoles. Nous voulons des téléphones fixes, nous ne voulons pas de caméras de surveillance. Nous voulons des réfrigérateurs, nous ne voulons pas d’accélérateurs de particules. Nous voulons des ambulances, nous ne voulons pas de trading haute fréquence.

Mettre en pause le déploiement numérique pour bien peser ses intérêts et ses inconvénients. Au vu de l’impact massif de cette technologie sur l’environnement (consommation électrique et de matières premières), sur les damné-es qui les fabriquent (des mines de coltan en RDC aux usines Foxconn en Chine) et sur nos vies (addictions, isolement, surveillance), avons-nous vraiment besoin de « classe connectées » dans nos écoles et de Netflix dans notre poche ?

Interdire la publicité. Non, vraiment, j’y tiens. Pourquoi fait-on de la pub ? Pourquoi ?

Arrêter l’artificialisation des sols. Pourrait-on enfin arrêter de construire... des trucs ?

Supprimer la possibilité de faire des allers-retours rapides en avion. Par exemple, les vols entre Paris et New-York n’ont lieu que tous les 6 mois. Entre Toulouse et Paris toutes les deux semaines, etc. Voire pas du tout, puisqu’il y a le train. Au fond, si on n’a pas le temps de prendre le temps, c’est qu’on a un problème de temps, pas de transports.

Interdire le maquillage ! Ca sert à rien, ça pollue, ça tue des animaux, c’est sexiste, et surtout ça fait travailler des vendeuses et des vigiles dans la plus grande précarité chez Sephora pour payer le BMW X6 de quelques cadres (qui polluent aussi, et qui ne servent à rien non plus, la boucle est bouclée).

Banaliser un jour de la semaine pour des travaux collectifs : aider son voisin à isoler son logement, repeindre les parties communes de l’immeuble, désherber le parking de l’entreprise.

Transférer tous les financements pour le déploiement numérique (5G comprise, évidemment) vers la mise en place de zones maraîchaires urbaines. Quand on manquera de pétrole, on sera contents de manger des carottes plutôt que des i-phones.

Je vise haut, là. Visons plus près.

Demander à ce que les restaurations collectives ne proposent que des menus à partir de produits locaux, de saison, aussi bio que possible, et divisant par 3 la part de viande. Les steaks hachés systématiques de nos cantines sont une hérésie.

Mettre en place dans chaque commune, chaque quartier ou chaque entreprise un vide grenier permanent où chacun rapporterait ses habits et objets inutilisés. Il faut arrêter d’acheter des habits neufs, vraiment.

Ne plus acheter dans les collectivités et les entreprises que du mobilier en bois, ou de récupération. Local, si possible, bien sûr.

Supprimer le management sur « indicateurs de performance » dans les entreprises. Supprimer les objectifs commerciaux des commerciaux.

Permettre à chacun-e de quitter son poste de travail à tout moment pour ses rendez-vous médicaux, ses démarches administratives, et même pour aller chez le coiffeur. En bonne intelligence avec les collègues !

Autoriser, et encourager, la présence des enfants sur les lieux de travail. Ah bah oui, on sera moins productifs, mais ce serait quand même vachement pratique des fois ! Et pis plus rigolo.

Voilà. Voilà de quoi alimenter nos espérances.


Un chercheur en sciences de l’information et de la communication

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