Depuis Beyrouth, comprendre le mouvement Libanais

[Entretien]

paru dans lundimatin#220, le 9 décembre 2019

Ces dernières semaines, des amis se sont rendus au Liban pour tenter de saisir la teneur et l’ampleur du mouvement en cours [1].
Depuis Beyrouth, ils nous racontent comment la situation a évolué depuis la démission du premier ministre sous la pression de la rue.

[Photo de Une : « Nous sommes tous avec toi, nous sommes tous avec toi », slogan habituel des supporters lors de meetings politiques, ici changé en « nous étions tous avec toi, nous sommes tous avec le pays. »]

À ce qu’on sait, depuis plusieurs semaines, un mouvement [2] d’ampleur a lieu au Liban. Les manifestations ont éclaté après une série de mesures visant à instaurer de nouvelles taxes, et dans un contexte où le pays avait connu une pénurie de combustibles et de pains. Peux-tu nous expliquer comment cela a démarré ?
Nous tenons à préciser en préambule que nous ne sommes pas du tout spécialistes du Moyen-Orient en général, ni du Liban en particulier ; un minimum de décence imposant même d’avouer que nous somme carrément profanes. Par ailleurs, notre arrivée sur le sol libanais ne s’est faite que tardivement, et tout discours de notre part ne sera que de deuxième main, tricoté à partir de témoignages et de coupures de presse. On imagine aisément le vague sentiment d’illégitimité qui nous pèse ainsi à l’écriture de ces lignes. En somme, on lira chaque phrase, chaque hypothèse, interprétation, comme précédées par « il nous a semblé que… » ou « d’après ce que nous avons compris… ». Enfin, il s’agit ici de commentaires à chaud, qui passent parfois rapidement sur ce qui mériterait un plus ample développement, et manquent d’exhaustivité comme de recul.

Donc, pour introduire le propos, on ne coupera pas à un peu de mise en contexte : lorsqu’arrive le train de réformes contestées, les libanais excédés viennent de voir partir en fumée des kilomètres carrés de cèdres, dans des incendies d’une ampleur inédite. Inaction du gouvernement, querelles entre administrations, hélicoptères de lutte contre le feu hors d’usage, manque d’effectifs pour des raisons de parité entre communautés, la population laissée seule en proie aux incendies est une nouvelle fois scandalisée par l’incompétence des dirigeants, et l’absurdité du système confessionnaliste.

Il est impossible de brosser un portrait exhaustif des problèmes auxquels sont confrontés les libanais depuis des décennies : coupures d’eau et électricité quotidiennes depuis la guerre civile (imposant de payer chaque mois une seconde facture pour le courant des générateurs et l’eau des citernes), crise des poubelles, lois profondément misogynes, entente entre opérateurs pour imposer des frais téléphonie exorbitants, absence d’espace public (parcs quasi inexistants, plages privées, privatisations de centre-villes entiers), racket généralisé au profit des milices se partageant le pouvoir depuis la guerre civile, et pour finir effondrement ces derniers mois de l’économie s’avérant être un gigantesque schéma de Ponzi. Il faudrait des ouvrages entiers pour décrire le système confessionnel savamment entretenu par les milices pour mettre le pays en coupe réglée, s’enracinant au sein de chaque communauté via des réseaux clientélistes inextricables, cultivant la peur de l’autre aussi bien que l’angoisse de la guerre civile pour se perpétuer. Il faudrait encore conter les scandales à propos de nourrissons mourant à la porte des hôpitaux, en raison de cyniques limitations de l’accès aux soins. Pour résumer, et paraphraser ce que même les plus modérés nous ont rapporté, il n’y a rien qui aille dans le pays, absolument rien.

Représentation du mouvement, naissant incendies tel un phœnix de ses cendres.

Il suffira d’une taxe sur les communications par Whatsapp (utilisées massivement en raison du coût prohibitif de la téléphonie mobile) au demeurant rapidement retirée, en vain, pour faire exploser la population maintenue des années sous pression. En quelques instants, le pays entier se soulève, multipliant les émeutes et les blocages de route, prenant par surprise le pouvoir aussi bien que les activistes, d’autant que les bastions chiites du Hezbollah (participant à la coalition au pouvoir), pourtant réputés les mieux contrôlées du pays, sont aux premières loges. Des colonnes de fumées montent au ciel, les villes s’illuminent la nuit d’innombrables barricades en feu, c’est beau nous dit-on, même quand on n’apprécie plus trop la violence ; à Beyrouth, banques et magasins de luxe de Solidere [3] si longtemps arrogants font les frais de cette fête un peu nouvelle, tandis que ses murs se couvrent de slogans et de fresques. Le pays est totalement bloqué, du nord au sud, et si les saccages des premiers jours se calment vite, le black-out — tout comme la fête permanente qui vient très vite le peupler — est là pour longtemps.

Chaque centre-ville voit s’installer un camp de la révolution ; à Beyrouth, la place des martyrs se couvre de tentes et d’espaces de discussions, un petit marché spontané s’installe où l’on peut trouver nourriture, eau, drapeaux libanais ; une scène de musique voit le jour près de la statue des martyrs, quand ce n’est pas dans le Grand théâtre ou l’Œuf (deux édifices abandonnés en pleine construction), ce dernier servant le jour de salle de projection et de débat.

Les rues et les gens se couvrent de drapeaux, tous les mêmes, l’hymne national caracole en tête ou presque des chants révolutionnaires, et les vieilles divisions se voient effacées au profit de la fierté d’être Libanais ; on se trouve, évidemment, un peu perplexes devant ce spectacle, somme toute un peu comme au début des gilets jaunes.

Quelles sont les revendications ou les objectifs qui s’expriment dans les manifestations ?
Si rien ne va, alors il s’agit de tout changer, et on imagine aisément la profusion des revendications : nouvelle loi électorale abolissant le système confessionnel, droit des femmes, droit du travail, réformes économiques, transparence, lutte contre la corruption, contrôle et taxation des grands capitaux, mise en place de services publics (eau, électricité, santé) fonctionnels, abolition du duopole du secteur des télécommunications, développement des espaces publics et lutte contre leur accaparement au profit des oligarques, mis en place d’un état de droit et séparation des pouvoirs...

Il y a cependant un seul ennemi commun à l’origine de toutes les souffrance de la population, et c’est le slogan maintenant bien connu Ach-chaab yourid isqât al-nizâm (« Le peuple veut la chute du régime ») qui vient trancher le nœud gordien. Kellon yaani Kellon (« Tous vraiment tous ») en guise de programme : c’est bien le système de racket féodal du pays par les seigneurs de la guerre, et le système confessionnel qui leur sert à cadenasser chaque communauté qu’il s’agit de défaire. Tous doivent dégager, vraiment tous.

Il semble à ce propos y avoir un consensus entre les revendications spontanées exprimées à travers le pays, et le programme porté par l’essentiel des organisations de la société civile : éviction des oligarques, mise en place d’un gouvernements d’experts indépendants pour résoudre la crise économique et changer la loi électorale (abolir le système confessionnaliste en vigueur), nouvelles élections permettant l’arrivée au pouvoir d’une nouvelle génération de politiciens indépendants des vieilles mafias, qui s’appliquera à venir petit à petit à bout des difficultés du pays.

Des échanges que nous avons pu avoir, il ressort qu’une attention particulière est accordé par chacun à ne pas se perdre dans une multitudes de revendications ou exigences qui pourrait faire dissensus et affaiblir le mouvement, au titre évident que l’union fait la force mais davantage encore que l’unicisme est la révolution en cours.

Car c’est bien là en effet que se joue l’essentiel : abolir les divisions confessionnelles qui cadenassent les corps et les esprits — ce spectre du retour de la guerre civile sur lequel s’appuient les milices pour conserver leur pouvoir et leurs prébendes- aucune loi ne pourra le permettre ; et c’est pourtant ce qui s’est passé en seulement l’espace de quelques heures, quand une population entière est sortie le 17 octobre dans la rue, chiites, sunnites, druzes, chrétiens tous ensembles pour rejeter les quelques uns qui faisaient de la discorde leur fond de commerce, et qui si savamment l’entretenaient. Il est difficile de trouver les mots pour décrire ce qu’il se passe ici sans paraître verser dans un romantisme guimauve, sans déballer une rhétorique libérale éculée ; on imagine aussi combien, vu de France, le programme de l’intifada peut paraître un peu pâle, quand le mouvement des gilets jaunes s’est justement insurgé contre les technocrates, les experts, les économistes qui pourraient trouver ici un chemin tout tracé. Pourtant cet acquis immense gagné en quelques instants (et encore fragile, nous y reviendrons), c’est avec une ferveur si émouvante qu’on nous en a fait part qu’on ne peut s’empêcher de partager l’espoir de tous ceux qui nous ont par ailleurs longuement expliqué combien les plaies du pays étaient signées de la même dague. Beaucoup ici nous ont avoué appeler de leurs vœux des dispositions plus radicales, mais s’en tenir avec patience aux objectifs communs de la révolution, et ne pas hypothéquer ce qui ressemble à l’émergence progressive et longtemps inespérée d’une Nation (concept qui peine évidemment à nous faire rêver, nous qui ne connaissons pas le même passé tragique).

Peux-tu nous en dire plus sur les différents mode d’actions, de mobilisation et d’organisation ?
Le mode d’action principal, on l’a suffisamment vu, c’est le blocage de route, historiquement utilisé plutôt par les milices que la population, retournement intéressant par lequel cette dernière s’est réapproprié les usages de ceux qui la rackettent. Après les deux premières semaines, il a eu tendance à se raréfier, autant parce qu’il devenait moins tenable devant une armée aux directives plus musclées, que par une crainte (à tout le moins des activistes que nous avons rencontrés) de contre-productivité, dans un contexte de crise économique. Le mouvement s’est par la suite plus concentré sur des actions de sit-in et de blocages d’institutions ou d’entreprises jugées particulièrement coupables (eau, électricité, banques, téléphonie mobile,TVA), du parlement lors du vote d’une loi controversée sur l’amnistie (soupçonnée de servir à laver des politiciens corrompus), ou de réoccupation symbolique d’espaces privatisés, comme les fameux pique-niques à Zaitouna bay, une marina privée appartenant à l’entreprise Solidere.

La mobilisation, encore à ce jour semble majoritairement spontanée, basée sur le tissage des groupes Whatsapp (et plus marginalement les autres réseaux sociaux : Twitter, Facebook, Instagram et nouvellement Telegram), dont une bonne partie aurait été constituée sur les barricades lors des premiers jours. Il faut dire aussi que la classe politicienne fait de son mieux pour aider à la massification : chaque discours de dirigeant parvient à mettre suffisamment de mépris, d’indifférence, ou de décalage par rapport aux revendications (avec une mention particulière pour Gebran Bassil, qui est encore le meilleur pour se faire détester) qu’il suffit en général à relancer blocages et manifestations. Cette mobilisation spontanée, dont il semble bien qu’elle parvienne à rester sans leader et horizontale, est appuyée par un réseau de petits partis indépendants, d’organisations de la société civile, de réseaux informels d’activistes, et d’initiatives privées (et parfois de PME complaisantes) qui viennent appuyer le mouvement d’un point de vue logistique (tentes, matériel de sono, espaces de discussion, organisations de débats, aide juridique...) et organisationnel (initiatives recensant les actions proposées en les regroupant sur un même compte instagram, médias indépendants alimentés par les activistes sur les actions passées, démontant les fake news...) sans pour l’instant se comporter comme une structure décisionnelle, mis à part peut-être une structure appelée « Comité de coordination de la Thawra », mise en place dès le début de la révolution et regroupant des dizaines d’organisations, ayant fait long feu depuis.

Est-ce que des forces politiques organisées prééxistantes sont présentes dans les manifestations et tentent de tirer leur épingle du jeu ?
Il serait étonnant que ce ne soit pas le cas. À commencer par les milices elles-même, en tout cas celles de l’« opposition » (Phalangistes/Kataeb chrétiens, partisans du Parti Socialiste Progressiste druze de Walid Joumblatt, Forces Libanaises de Samir Geagea) qui prétendent parfois faire partie de la révolution, et s’exprimer à ce titre. Aucun drapeau, toutefois, ne serait toléré (à part celui, omniprésent, du Liban), et leurs tentatives sont dénoncées chaque fois qu’elles sont visibles. Ils ne semblent pas, pour ce que nous en avons perçu, avoir vraiment d’influence dans la révolution, et sont haïs au même titre que les autres.
Le célèbre coup de pied d’une manifestante à un garde du corps de ministre armé d’un fusil d’assaut.

Il existe aussi des petits partis indépendants, le premier étant le Bloc National, plus vieux parti du Liban, quasiment à l’état de mort clinique jusqu’à ces dernières années, et qui tente de se faire une nouvelle jeunesse en se présentant comme répondant aux revendications (il a refusé de participer à la guerre civile, et a toujours été un parti laïque, anti-confessionnel). Il arrive à faire recenser des événements qu’il organise pour se faire connaître sur les agendas participatifs comme « Daleel Thawra ».

À part ces coups de pub, il ne semble pas essayer de prendre la tête du mouvement.

Les petits partis indépendants, nés en 2015 lors du « mouvement des poubelles » éveilleraient également un peu de méfiance, tel « Saaba » et « Beirut Madinati », qui ont été accusés fin novembre d’entreprendre des négociations avec le gouvernement au nom du mouvement, accusations suite auxquelles ces partis ont manqué de se faire exclure de la place des martyrs.

Le parti communiste enfin semble participer assez massivement, mais jamais en son nom propre ; à notre connaissance, son attitude vis à vis de la révolution reste loyale.

D’une manière générale, ce qui revient invariablement au cours de nos entretiens, c’est le caractère de grande lucidité développée par toute la population dès le début de la révolution : personne n’est dupe des manipulations, et toute organisation qui tenterait de mettre en danger l’horizontalité du mouvement serait immédiatement rejetée.

Y a-t-il dans les manifestations des références aux autres soulèvements récent dans d’autres pays arabes, qui continuent (Syrie, Égypte, Irak, Soudan, Algérie) ? Et à ce qu’il se passe en Iran ? Y a-t-il un intérêt vis à vis des soulèvements actuels au Chili et à Hong-Kong ? Et pour le mouvement des gilets jaunes en France ?
Il y a bien sûr quelques références au mouvement des gilets jaunes abondamment relayé par les médias ici, sujet qui revient régulièrement en tout cas lorsque nous avons des entretiens, en guise de réciproque. Les manifestants portant le gilet jaune n’étaient d’ailleurs pas rares au début du mouvement, ce qui n’est plus le cas maintenant.

Les printemps arabes de 2011 aussi évidemment, dont le slogan a été repris (« Le peuple veut la chute du régime »), mais qui agissent aussi comme repoussoir, comme expérience acquise des erreurs à ne pas renouveler : ainsi des slogans « Ni Sissi Ni Syrie » évoquant les risques d’un régime militaire comme de la lutte armée.

La nouvelle vague mondiale de soulèvements est aussi mentionnée régulièrement dans les slogans et les chants, comme celui de « Bi-Kel el-blad » (« Révolution dans tous les pays »), qui égrène la longue litanie (Chili, Hong-Kong, Algérie, Irak...) des insurrections en cours.

Le cas de l’Iran et de l’Irak (siège de soulèvements contre les ingérences de ce dernier) éveillent évidemment une attention toute particulière, en raison de l’inféodation du Hezbollah au régime des mollahs. On ne rentrera pas dans le détails mais on imagine bien toutes les lectures géostratégiques avérées ou non qui peuvent émerger de ces événements, voyant la main des US ou d’Israël derrière les insurrections qui frappent l’Iran et ses organisations satellites.

On sait que le Liban a un système politique confessionnel, mis en place à l’époque du mandat français, La tradition est que le président soit chrétien, le premier ministre sunnite, le président de l’assemblée chiite... La séparation entre communautés fait le plus souvent le jeu du pouvoir, et historiquement, les tensions communautaires ont de nombreuses fois été vives, et c’est même un euphémisme si l’on pense à la guerre civile des années 1980. Peux-tu nous en dire plus sur les liens entre communautés, dans une situation reconfigurée par un soulèvement de masse ? Les séparations persistent-elles ou sont-elles remises en causes ?
Comme évoqué plus haut, l’élément central de cette révolution est qu’elle a réuni le peuple tout entier contre ceux qui profitaient des divisions confessionnelles. Énormément de choses ont été bouleversées par cet état de fait, dont nous ne pouvons avoir qu’un faible aperçu, à travers les récits qui nous en sont faits. Il s’agit d’une multitude de petits gestes interindividuels qui sont modifiés, de regards sur l’autre qui sont différents ou qui se forcent à changer, de fraternisations impossibles auparavant qui ne peuvent être perçus par des profanes comme nous. Cependant cet état de grâce est évidemment très fragile, et les réflexes communautaires reparaissent régulièrement. Du reste, cette organisation confessionnelle est si organiquement ancrée dans chaque quartier, chaque réseau de clientélisme ou même de bienfaisance, dans une multitudes de petits intérêts individuels ou de grands objectifs de géopolitique régionale, les financements et ingérences effectifs de la Syrie, de l’Iran, des pays occidentaux, des US, de l’Arabie Saoudite forment une réalité si puissamment ancrée dans tous les aspects du quotidien qu’il ne suffira pas de lois, ni des rapport déjà modifiés pour en venir à bout. Chacun s’attend à devoir mener un très long combat, d’autant que les milices essaient régulièrement de réveiller la discorde, avec ces derniers temps de plus en plus de confrontations phalangistes/pro-aounistes, Forces libanaises/Amal, et j’en passe, en vue de raviver le spectre de la guerre civile.
La répression du mouvement a notamment été assurée par le Hezbollah, parti lié à l’Iran, qui prétend représenter les libanais chiites. Est-ce que cela a eu un impact sur la place des chiites dans le mouvement ? Est-il rationnel de s’inquiéter à propos d’un éventuel risque de développement de formes de sectarisme, comme celles qui ont découlé en Syrie de la répression menée par Bachar Al Assad, l’Iran, et le Hezbollah ? Aussi, est-ce que les libanais ont accordé un plus grand intérêt au soulèvement récent en Iran, en raison du lien entre le régime iranien et l’une des principales forces de répression au Liban ?
C’est évidemment un nœud essentiel de la révolution, bien qu’on puisse moins parler de répression organisée que de coups de pression. Les attaques de milices en général attribuées au couple Hezbollah/Amal (ce dernier étant un parti chiite traditionnellement plutôt pro-syrien, allié au Hezbollah depuis 2006), mais jamais réellement signées par eux, participent d’une stratégie de la tension. Ces deux organisations font partie de la coalition -dite “du 8 mars”- au pouvoir, Amal étant notoirement connu comme un parti corrompu, le Hezbollah bénéficiant à l’inverse d’une relative bienveillance de la population en raison de sa probité et de sa réputation de résistant contre l’agresseur israélien, acquis au cours de la guerre de 2006 et lors de l’occupation antérieure. Malgré cette bienveillance, le slogan « Tous vraiment tous » est régulièrement suivi de « et Nasrallah est l’un d’entre eux », pour souligner la volonté d’en finir tout à fait avec le règne des milices. Le parti pro-Iran perçoit par ailleurs les événements actuels, à juste titre ou non, comme une tentative extérieure de l’affaiblir, et craint d’un gouvernement de technocrates qu’il soit un vecteur des volontés israéliennes, US et saoudiennes de son désarmement. Conséquemment son chef Nasrallah, tout en soutenant les revendications sociales et anti-corruption de la révolution que le parti a toujours partagées, met en garde ses partisans le 20 octobre contre la manipulation étrangère de la Thawra, dont il prétend avoir les preuves, et leur demande de se retirer des manifestations. Même si un certain jeu est apparu dans les liens qu’entretient la base avec la tête du parti, l’effet est visible immédiatement sur les effectifs des manifestants. Le 21 octobre, un groupe de nervis du couple Amal/Hezbollah vient saccager violemment le campement de la place des martyrs, premier épisode d’une longue série qui touchera chaque cité où les deux partis chiites sont présents, sans que ceux-ci n’admettent jamais leur responsabilité. Aussi violentes soient ces attaques qui font parfois de nombreux blessés, personne ne les ressent comme une réelle mise en jeu du Hezbollah, qui détient une puissance de feu d’une tout autre mesure. Il semble au contraire que celui-ci craigne d’être acculé — par les États-unis et Israël qu’il accuse de manipuler la révolution — à une véritable confrontation locale, qui déstabiliserait le pays, lui ferait perdre une partie de son assise populaire (qui va bien au delà de la seule population chiite), et pourrait justifier des ingérences plus appuyées. Sa stratégie semble donc être d’affaiblir le mouvement par des menaces voilées et des agressions plus ou moins bien identifiées (le discours du parti à cet égard est qu’elles sont simplement le fait de populations pauvres souffrant des blocages), tout en évitant une escalade qui lui serait défavorable.
Le phœnix et le poing de la révolution monté dans un camp sur une place à Beyrouth.

Il est par ailleurs difficile de dire que l’on peut craindre une évolution vers des sectarismes à la syrienne dans la mesure où ce qui est en jeu est plutôt la reconduction des divisions traditionnelles du pays, actuellement comme suspendues ; mais bien entendu, c’est une source d’inquiétudes majeure dans le mouvement. Pour l’instant on n’observe pas de réelle mise en place de milices d’auto-défense, et l’intifada mise plutôt sur sa légitimité, sa résilience, et sa créativité : ainsi par exemple du poing de la révolution, incendié le matin même de la célébration de l’indépendance du Liban (qui tourna en une démonstration de force de la révolution, rassemblant par dizaines de milliers quand les maigres célébrations du régime furent boudées et moquées par tous), mais reconstruit et érigé à nouveau le soir même, ou cette sculpture de phoenix érigée progressivement à partir des débris de tentes accumulés attaque après attaque.

Concernant l’attention accordée aux soulèvements en Iran, nous devons avouer n’avoir pas gratté longuement ce sujet pourtant passionnant. L’atmosphère de paranoïa au sujet des financements ou manipulations étrangères, nos contacts peu agréables avec les moukhabarat, et la suspicion spontanée que peuvent ressentir beaucoup de libanais devant nos questions parfois un peu précises nous a amenés à un peu d’auto-censure dans les sujets que l’on abordait. Par ailleurs, ce sujet devient assez vite polarisant : trop critiquer le Hezbollah ou l’Iran peut être vu comme un comportement complaisant avec l’agresseur, et une attitude inverse peut être interprétée comme trop partisane et éloignée des objectifs du mouvement ; dans un tel contexte de polarisation, toute question posée à ce sujet risque d’entraîner de la part de l’interlocuteur un argumentaire de dédouanement parfois très hors sujet avec la question initiale, ce qui est vite décourageant.

Edit :à la relecture de ces lignes, une amie libanaise nous donne quelques précisions. La plupart des révolutionnaires soutiennent le peuple iranien, et espèrent la fin du financement de la milice de Nasrallah qu’entraînerait immanquablement la chute du régime. La violence évidente avec laquelle se défend ce dernier les rend toutefois assez pessimistes.

De nombreux réfugiés palestiniens et syriens vivent au Liban. Ils sont discriminés, et souvent stigmatisés dans les discours gouvernementaux. Gebran Bassil, le ministre des affaires étrangères a par exemple récemment tweeté ses conseils aux employeurs, les encourageant à ne pas embaucher de palestiniens et de syriens... Ont-il une place dans les mouvement, y participent-ils massivement ?
C’est certainement une bonne chose que Bassil, figure du népotisme — le président Aoun est son beau-père- et probablement personnalité la plus haïe du régime, se prononce en défaveur des réfugiés : il est si détesté qu’il est un peu une boussole qui indique le sud, et ses tweets pourraient plutôt provoquer de la sympathie à l’égard des réfugiés que l’inverse. Du reste, ce n’est que manœuvre politique, les employeurs embauchant qui ils veulent, et un certain nombre de métiers (par ex. ceux du bâtiment) sont malheureusement réservés de fait aux syriens, probablement autant pour des raisons de coût salarial que par aversion des libanais à ce type de travail ; le pendant de ce propos étant qu’il existe évidemment de nombreux cas de discrimination à l’embauche.

Cette digression passée, il faut bien avouer que les réfugiés palestiniens et syriens sont les grands absents du mouvement, tout comme les travailleurs immigrés (quelques 250.000 domestiques par exemple, d’origine éthiopienne, srilankaise, philippines entre autres, sont présentes dans le pays, travaillant parfois dans des conditions à la limite de l’esclavage). C’est un peu le revers négatif de ce sentiment national, qui vise à l’unité de tous les libanais par delà les divisions confessionnelles, mais qui peine à embrasser ceux qui justement ne sont pas libanais. Si leur cause est bel et bien défendue dans la révolution, elle l’est surtout par un réseau de militants et de travailleurs sociaux, et reste en marge des discours révolutionnaires.

En ce qui concerne leur participation aux événements, il est clair qu’elle n’est pas massive, et même franchement anecdotique. Une amie syrienne qui nous parlait de sa grande sympathie envers la Thawra nous confiait avec regret se refréner d’y participer, pour deux raisons au moins : d’une part, le risque d’une plus grande discrimination à l’égard des réfugiés si le régime se mettait à les accuser des troubles ; et d’autre part, la peur que la présence de syriens serve comme outil de délégitimation du mouvement-et cela semble une appréhension justifiée tant le pouvoir s’évertue aux accusations paranoïaques d’ingérence régionale ou occidentale. On nous a aussi rapporté qu’en général, malgré une grande sympathie pour le mouvement, beaucoup exprimaient un pessimisme somme toute naturel, si l’on songe que leur position même de réfugiés est un témoignage du possible développement désastreux de la révolution. Le risque de se faire expulser (même avec des papiers en règle) en cas d’arrestation vient clore le débat.

Le cas des palestiniens est un peu similaire. Aujourd’hui encore accusés d’avoir déclenché la guerre civile et connaissant des conditions de vie plus difficiles encore que les « locaux », ils se tiennent à l’écart des événements dans une attitude mêlée de soutien et d’amertume, d’autant qu’un mouvement populaire touchant tous les camps et protestant contre le durcissement de la politique à l’égard des étrangers s’est récemment exprimé sur cette même place des martyrs, sans rencontrer beaucoup d’écho dans la population libanaise.

Quel a été l’impact de la démission du premier ministre Hariri (le 29 octobre) sur le mouvement ? La lutte continue-t-elle sous les mêmes formes, que peux-tu nous dire des évolutions récentes et de la direction dans laquelle va le mouvement ?
La démission de Hariri a certainement été un palier franchi, entraînant un peu de démobilisation et un arrêt des blocages, d’autant que le gouvernement a choisi ce moment pour durcir le comportement de l’armée à ce sujet. On nous a rapporté par ailleurs quelques frictions (dont nous ignorons si elles sont restées anecdotiques ou non) au sein du mouvement, quant à la frustration de manifestants sunnites de voir le mouvement s’assouplir devant l’éviction d’un seul dirigeant (sunnite), pouvant faire craindre des fêlures dans l’unité maintenue jusque là.

De toute façon, la reconduction de cette forme d’action apparaissait à de plus en plus d’activistes comme contre-productive encore une fois, et les appels à la cessation des blocages se multiplient progressivement de la part des organisations de la société civiles ainsi que des groupes informels de militants. Pour autant, le mouvement restant profondément spontané et horizontal, les blocages de routes recommenceront ponctuellement, souvent après des discours de dirigeants, ou lors d’aggravation de la crise (par exemple lors de la pénurie d’essence du 28 au 30 novembre voir infra).

De la même manière, si les actions de blocages comme celui du parlement ou des institutions/entreprises sont parfois organisées par des militants, il arrive encore plus fréquemment que ces blocages qui se produisent dans tout le pays procèdent de la spontanéité des révolutionnaires qui ne connaissent que trop bien les cibles naturelles de leur colère.

Pour ce qui est de la prospective, il est difficile de s’y risquer ; les militants que nous avons rencontré se prononcent plutôt en faveur d’action de blocages des institutions et de manifestations, craignant que les tensions crées par le blocage de l’économie renforcent un climat de violence, partition que les milices savent jouer mieux que quiconque. Mais encore une fois, ni eux ni personne n’a le pouvoir d’infléchir le cours de la Thawra ; cela dépendra probablement du rythme d’aggravation de la crise, et surtout des réactions des dirigeants ; en ce qui les concerne, ceux-ci semblent positivement paralysés par un mouvement qui déjoue toutes leurs tactiques habituelles de manipulation.

Y a-t-il un mouvement ouvrier/travailleurs organisé en tant que tel dans le mouvement ? Y a-t-il des luttes sur les lieux de travail ?
À de rares exemples près, il n’y a pas de réel mouvement de grève. Si les dix premiers jours ont pu ressembler à une grève générale tant le black-out était total, c’est d’abord un effet du blocage des routes, et surtout de la présence de toute la population dans les rues ; personne n’allait travailler, tout simplement.

À notre connaissance, l’industrie n’a jamais été très développée, et c’est surtout le tertiaire qui domine, cela depuis bien avant la guerre civile. Les syndicats sont aussi faibles que les ouvriers sont rares, pour ce qu’on en comprend, et le droit du travail ne vaut guère mieux.

Par exemple, en double conséquence de la crise économique et du manque à gagner induit par les troubles, le secteur de la restauration et de l’hôtellerie a décidé de se refaire sur le dos de ses employés en rognant du jour au lendemain 30 à 40% des salaires. Il y eut bien des tentatives de pressions de la part des manifestants (mais pas de lutte sur le lieu de travail) qui organisèrent sit-in et blocages des entreprises concernées, mais très vite le phénomène s’élargît pour toucher maintenant une majorité de secteurs, et ce genre d’actions s’est rapidement révélé irréalisable. Par exemple, le gérant d’un foyer de travailleurs (dont les revenus ne sont pas conditionnés par la santé de l’économie, ni grevés par les événements actuels) a diminué récemment de 30% des salaires des employés, sans que cette décision unilatérale n’entraîne de protestations, pour ce que nous en a dit un ami qui y loge. En l’absence ou presque de droit du travail, et en contexte de crise économique, il devient très hypothétique d’imaginer retrouver facilement un revenu suite à un licenciement pour grève.

Les seuls exemples de grèves sont très éloignés de ce qu’on imagine en France : « grève » des stations services du 28 au 30/11 pour protester contre les pertes dues au taux de change (elles achètent le carburant en dollars et doivent vendre en livres libanaises, au cours officiel de change, alors que la livre est en réalité fortement dévaluée), ou « grève » des hôpitaux privés pour protester contre l’inaction du gouvernement concernant les pénuries de médicaments ; dans un cas comme dans l’autre, pas des grèves de travailleurs donc. Quelques appels à la grève générale ont circulé sur les réseaux sociaux fin novembre, sans que les dates proposées ne se voient réellement suivies.

Il faut aussi signaler que ce mouvement touche toutes les classes sociales, jusqu’à la moyenne bourgeoisie qui peut elle aussi ressentir de la frustration devant l’incurie des oligarques ; nous avons pu ainsi observer le franc soutien de riches bourgeois, au volant de voitures de luxe, aux révolutionnaires qui bloquaient la banque centrale. On trouve par ailleurs bonne proportion de notables dans les organisations de la société civile, ou à la tête des PME (les grandes entreprises étant de près ou de loin aux mains de l’oligarchie) favorables à la révolution qui expriment leur soutien par un appui logistique, ou bien en laissant leurs salariés quitter le travail pour se rendre aux manifestations.

[1Plusieurs articles ont déjà été publiés sur lundimatin à propos de ce mouvement :
Le Liban insurgé
Dix jours qui ébranlèrent leur monde
Au Liban, le système politique contre la société
Lettre de Beyrouth en soulèvement

[2Le mouvement est alternativement appelé « révolution », « Thawra », « intifada », pour éviter la répétition. « Hirak » (mouvement) est controversé au Liban, le pouvoir l’ayant utilisé pour relativiser l’ampleur de la révolution, et on nous a conseillé de plutôt utiliser « Mouvement » en français qui n’a pas la même connotation négative.

[3Concentrant à elle-seule une bonne partie des récriminations de la population, Solidere mérite qu’on lui consacre spécifiquement quelques mots. Entreprise fondée par Rafic Hariri en 94 dans le cadre d’un partenariat public-privé, elle a pour mission de reconstruire le centre-ville de Beyrouth, ravagé par la guerre civile, sur lequel elle fait main basse pour une bouchée de pain et en usant au besoin d’expropriations. De ce qui était auparavant une vieille ville populaire, elle fait un espace réservé aux ultra-riches ; aux vieux bazars, elle substitue les boutiques de luxe ; aux espaces publics, aux cafés, aux cinémas de l’avant-guerre, elle privilégie un espace ultra-sécurisé hostile à tous ; du port de pêche de St Georges, elle fait le Yacht-club de Zaitouna Bay ; c’est tout le cœur d’une ville qui se retrouve privatisé en un petit paradis pour saoudiens. On serait déçu si, en sus de tout cela, Solidere ne représentait un juteux commerce pour la famille Hariri qui en est actionnaire majoritaire (ou Zaitouna Bay pour le milliardaire Safadi, un temps pressenti comme premier ministre après la démission de Saad Hariri).

Ce que la révolution accomplit en un instant, sans même avoir de programme à réaliser, c’est justement une revanche contre ces accaparements, en se réappropriant la place des martyrs et Riad el solh, en saccageant les commerces environnant, en récréant dans ces déserts les espaces de socialisation d’antan, et reprenant sur ses murs la parole des décennies écrasées.

lundimatin c'est tous les lundi matin, et si vous le voulez,
Vous avez aimé? Ces articles pourraient vous plaire :