Dix regards posés sur le massacre de l’hôpital Al Maamadani

Sur le devoir de fixer du regard un cadavre
Samir Skayni

paru dans lundimatin#400, le 24 octobre 2023

Je n’écris pas sur le massacre. On n’écrit pas sur un massacre. Je n’essaie même pas, toute parole serait vaine, et la langue plus étroite que le massacre. Et je n’écris pas sur eux, ceux qui ont vécu le massacre. J’écris sans doute sur nous, qui l’avons vu de nos propres yeux. Ce qui est sûr, c’est que j’écris sur ceux qui, quand ils ont vu le massacre, ont détourné le regard. Comment ont-ils détourné le regard ?

Premier regard

L’occupation israélienne bombarde l’hôpital Al Maamadani à Gaza. [1]

Deux premières images circulent sur le massacre. Une image du bâtiment incendié et d’une ambulance, et une autre, d’un couloir détruit au centre duquel trône un cadavre. Sans y penser, comme par réflexe, je demande qu’on floue le cadavre avant de publier l’image, puis j’efface aussitôt le message et je me dis : pourquoi flouter ? Dans cette image, quelque chose mérite d’être regardé, ce cadavre justement. Regardez le cadavre.

Deuxième regard

Sur Al Jazeera, le correspondant Wael Al Dahdouh circule parmi les cadavres. Il est suivi par le cameraman. Autour d’eux, le massacre. Et des voix qui répètent deux choses : « Des enfants, des enfants » et « Filme, filme ». Ce sont ceux qui ont survécu. Ils se chargent de rassembler les lambeaux, de trouver l’identité de leurs propriétaires, de recomposer les cadavres. Ils n’entendent pas les grondements des avions en arrière-plan. Ils sont ceux qui vont suivre. Et ils ne demandent qu’une seule chose : « Filme, filme ». Ils veulent que nous voyions. Regardez le cadavre, disent-ils.

Troisième regard

Je regarde à nouveau le même extrait. Une fois, puis une autre, puis encore. Une autre phrase est répétée. C’est le correspondant lui-même qui dit :« De loin, de loin, Hamdan, s’il te plaît ». D’une voix calme et patiente, Al Dahdouh répète la phrase, implorant son collègue de filmer de loin. De ne pas montrer le cadavre. D’épargner le cadavre, ou les spectateurs. De préserver la « dignité du mort ». Peut-être. Sinon, ne serait-ce pas exposer des corps sans leur consentement ? Hamdan filme de loin. Mais une main l’attire à nouveau et les autres scandent : « De grâce, filme ! ».

Dans ce contexte-là, ce n’est plus une requête. C’est un ordre. Non seulement ils veulent nous montrer le cadavre, mais ils nous ordonnent de le regarder. Je cherche un impératif pour ce verbe : « Vois le cadavre », disent-ils. Au pluriel : « Voyez le cadavre ».

Quatrième regard

Après Al jazzera, je passe à mon téléphone. Sur une page est publiée la fameuse vidéo : un homme portant deux sacs court au-devant de l’hôpital. Je ne comprends pas. Je regarde encore une fois la vidéo. Je note que l’homme soulève les sacs, les secoue. Je me concentre, je regarde encore. Il veut nous montrer quelque chose. Sinon, il aurait simplement porté les deux sacs comme l’on porterait des sacs de légumes ou de viandes. Mais il porte les sacs devant la caméra, il crie en les portant, il les secoue en criant. Il veut nous montrer quelque chose. Dans le sac, les lambeaux de sa fille. Ou de son fils. Dieu seul sait. Regarder de plus près le sac pour le savoir.

Cinquième regard

A ce moment, les algorithmes d’Instagram ont déjà saisi le sens de ces scènes. Elles accompagnent les images masquées d’un avertissement qui dit« contenu sensible ». Les images sont sensibles. Appuyer pour voir. Je pense à l’absurdité de l’avertissement–oui je sais, les instructions journalistiques / psychiques sur l’importance de cet avertissement, ce qu’on nous dit du« choc »- et je pense à l’absurdité de l’avertissement. J’appuie pour voir. Et je pense à l’absurdité de l’avertissement. Ce n’est pas la scène qui est sensible. C’est la réalité. L’image n’est pas plus choquante que la réalité ; l’image d’un cadavre n’est pas plus choquante que le cadavre.
Donc, appuie pour voir.

Sixième regard

Ces foutus avertissements. Al Jazeera à nouveau : les médecins ont décidé de tenir une conférence de presse à l’hôpital même. Parmi les cadavres. Décidément, ces avertissements sont absurdes. La conférence de presse n’a qu’un seul but, nous montrer les cadavres. Les médecins veulent nous montrer les cadavres. Ils les ont vus. Ils les ont même vus, il y a quelques minutes, bouger encore. Pourquoi alors ne les regarderais-tu pas, toi ?

Septième regard

Je regarde à présent les médecins. Ghassan Abu Sitta en particulier, qui témoigne. Il a un air étrange. Les yeux. Ce sont ses yeux. Les iris sont dilatées. Le blanc encercle la pupille. Normalement, c’est la pupille qui est à la frontière avec le blanc. Je pense à ce que ces yeux ont vu, ces deux dernières semaines. Je regarde la vidéo à nouveau : l’homme ne cille pas. Comme Elia Suleiman dans un film de Elia Suleiman, il ne cille pas. Il a parlé17 secondes sans ciller. Puis il cille, puis ne cille plus. « Google » me dit que nous cillons toutes les 4à6 secondes. Je regarde Ghassan et je compte les temps entre un clignement et l’autre : 17- 4 - 9 - 11 - 9 - 5 - 15 - 7 - 15 - 20. Je fais la moyenne. Cet homme cligne des yeux une fois toutes les 11 secondes. Il ne peut s’empêcher de fixer les cadavres des yeux.

Huitième regard

Les témoignages des médecins se succèdent. Sur l’insupportable bande rouge au bas de l’écran :« 500 martyrs dans un massacre commis par Israël… »Le cadavre est celui d’un martyr. En arabe, les deux mots shahid (martyr) et yach-had (témoigne) ont la même racine. Le martyr témoigne. Il est donc lui-même témoin du massacre. « Tiens-toi digne », dit le poème, « nous sommes la mort (al-chahada), le martyr (al-chahid) et le témoin (al-chahed). » Dire qu’il y a eu martyr stipule qu’il y a eu meurtre. Le martyr pointe son meurtrier du doigt. Il l’expose. Et il veut pointer l’évidence : regarder un cadavre c’est aussi regarder le meurtrier.

Neuvième regard

Quelques instants plus tard, la conférence de presse est finie. Fini aussi le dénombrement des lambeaux et le rangement des cadavres, mais pas l’identification des martyrs. La caméra passe aux blessés. Les médias affirment que les blessures des enfants et leurs cadavres sont les plus fascinants. A ce stade, il m’est désormais possible de regarder les images des cadavres, mais pas encore celles-ci. Cette vidéo, en particulier : un enfant qui a survécu, en état de choc, alors que la caméra s’approche de lui, et à l’instant même où je croise son regard, je ferme la vidéo–je ne comprends pas comment sa pupille peut se dilater autant–et je passe à une autre vidéo pour regarder les cadavres. Car en vérité, cet enfant a vu les cadavres aussi.

Dernier regard

Il arrive parfois que regarder un cadavre en face soit plus facile que de croiser le regard de celui qui a survécu.

Samir Skayni, Beyrouth, le 21 octobre 2023

Publié dans Mégaphone, traduit de l’arabe par Carine Doumit 

[1Depuis l’écriture de ce texte, l’origine du drame de l’hôpital Al Maamadani a sucsité d’intenses débats et polémiques. Un consensus semble se faire jour parmi les services de renseignements occidentaux et les analystes en sources ouvertes pour attribuer l’explosion à une roquette défaillante tirée par le Djihad Islamique et non à une frappe volontaire de Tsahal. Le nombre de mort évoqué les premières heures, aurait aussi été surévalué. Ces deux précisions faites, elles changent rien à la pertinence de cet article qui vient interroger la responsabilité qui pèse sur nos regards, au cœur du désastre.

Sources des images :
1 : Quds News Network
2, 3, 6, 7, 8 : Al Jazeera
4, 5, 9 : Eyes on Palestine

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