Vies de Grönke et Stickelmann

Du 7 au 10 novembre 1918, la révolution à Francfort-sur-le-Main
Frédéric Metz

paru dans lundimatin#376, le 31 mars 2023

Cet extrait, terminé dans l’urgence pour paraître et circuler ces jours-ci, donne un récit du déclenchement de la révolution, dans Francfort-sur-le-Main, entre le 7 et le 10 novembre 1918.

Vies de Grönke et Stickelmann racontées à partir du récit qu’en fit Frank Neuland dans Les Matelots de Francfort publié en 1991 en Allemagne

[Extrait]

L’un des seuls documents qui d’après Neuland atteste de façon absolument sûre qu’exista une décision délibérée de faire partir de Kiel (où la révolution avait éclaté le 3), en direction de plusieurs grandes villes du Reich des contingents de marins selon un plan concerté ; et de constituer ces contingents de telle manière que les hommes, autant qu’il était possible, soient envoyés dans une ville qui ne leur serait pas étrangère : qu’ils connaîtraient pour y être nés et y avoir grandi ; y avoir travaillé et vécu avant-guerre ; ou pour quelque autre raison moins évidente ; de sorte qu’en débarquant ils n’y soient pas sans repères ni possiblement sans appui – est l’article d’un journal de Francfort, la Volkstimme, daté du 9, dans lequel on lit au milieu de la relation des plus récents événements survenus sur la côte : « ... plusieurs milliers de marins ont été transportés dans l’intérieur de l’Allemagne par trains spéciaux ». N’était d’ailleurs cette phrase qu’il est possible d’aller relire aujourd’hui, comme très certainement Neuland le fit, dans l’un des exemplaires de ce quotidien ayant échappé aux destructions du temps, et que conservent au milieu d’immenses collections d’autres journaux (dans des magasins le plus souvent spéciaux) plusieurs bibliothèques à Francfort même, ou ailleurs en Allemagne – que la conviction qu’une telle décision concertée existât, et que dès le 4 ou le 5 la prirent en conscience, à Kiel, les Conseils d’ouvriers et de soldats qui venaient de se constituer, n’en serait pas moins elle-même suffisamment confortée, ou suffisamment constituée, par le fait que dans un grand nombre de villes du Reich (à Berlin, à Mayence, à Munich, à Leipzig...) la révolution éclata, et que dans toutes ces mêmes villes, Munich exceptée, elle fut immédiatement précédée de l’arrivée de tels trains. En bandes inégales que guidaient d’autres ou se guidant elles-mêmes, ces troupes d’hommes gagnèrent dans l’intérieur des villes les lieux qui les premiers devaient être pris. Les vêtait l’« habit bleu », célèbre dans le pays entier pour être celui des « marins de l’Empereur » : étant connu de tous en Allemagne que celui-ci chérissait les marins de sa flotte avant tous ses autres soldats ; il les avait très souvent visités avant-guerre, dans leurs ports, à bord de leur navire. Et depuis le début du siècle, voire la fin du précédent, c’était à ces mêmes marins en habit bleu qu’avaient rêvé avec prédilection les petits garçons-knaben d’Allemagne (ainsi que Neuland le rappelle aux premières pages de son livre), lorsque jouant à la guerre ils s’imaginaient qu’ils la feraient un jour : s’imaginaient leur départ, quand l’Empereur les appellerait pour monter aux frontières, quittant sur un quai où attendrait leur train prêt au départ, aussitôt l’adieu fait, leur mère, leur sœur, et la fiancée qu’ils auraient. L’un des documents reproduits par Neuland pour attester cette prédilection est l’emballage d’une tablette de chocolat de la marque STOLLWERK, autour de 1900. Sur une plage, cinq tout jeunes garçons sont représentés dans l’habit bleu, en mousses ou aspirants de la flotte. Les traits de leurs visages sont paisibles, sont confiants. À Francfort, le premier de ces trains arriva le 7, à une date où l’on pouvait encore penser qu’il ne s’agissait que d’un mouvement sans exemple ailleurs dans le Reich. Que l’arrivée de ces convois n’ait pas été cependant une surprise pour les autorités militaires, à Francfort tout au moins, est ce qu’atteste un communiqué transmis dans l’urgence par le Commandement général du XVIIIe corps d’armée à la caserne Gutleut, située au plus près de la gare : y était contenu l’ordre d’aller mettre en état d’arrestation les marins en armes à leur débarquement du train. Si l’officier de cette caserne put encore déterminer à le suivre un certain nombre de ses hommes, ce nombre fut trop faible pour empêcher que les 150 marins descendus sur le quai n’entrent dans la ville et s’y dispersent, presque en totalité. Dans la confusion il y eut pourtant quelques arrestations isolées – qu’on explique mal, pour cette raison. Il est d’ailleurs établi que des troubles avaient éclaté sur les quais, avant même l’arrivée du train en gare – les hommes d’un régiment d’infanterie que pour les remonter en direction du front, en Belgique, on s’apprêtait à embarquer avaient brandi leurs armes et tiré en l’air plusieurs fois. (Ce fait prouve que des soldats d’autres corps n’attendirent pas pour passer à la révolte armée de voir paraître devant eux et les engager à le faire les marins de la flotte – ou bien suggère-t-il au contraire que l’arrivée imminente de ceux-ci leur était connue et fut la cause de cette audace qu’ils eurent ?) Ensuite, afin d’éviter que n’entrent en ville et s’y ajoutent aux premiers les marins d’un second convoi annoncé pour le lendemain, les autorités militaires commandèrent aux aiguilleurs d’arranger secrètement son détournement vers une voie de desserte, à Gunheim, avant l’arrivée dans Francfort. L’opération de détournement échoua. Quatre-vingts « habits bleus » supplémentaires pénétrèrent dans la ville. Le soir, en réponse à l’arrivée des marins, le parti politique appelé USPD se réunissait et appelait pour le lendemain matin, soit le 9, à la grève générale. L’USPD était un parti qui s’était constitué à Gotha au printemps de l’année précédente (soit l’année 1917), après avoir fait sécession d’avec le parti social-démocrate (SPD). Le 9 au matin, les ouvriers de l’armement, suivant l’appel, sont en grève. Ils exigent la cessation immédiate de la guerre. La photographie reproduite ci-dessus l’est pour illustrer l’idée que cette révolution – qui gagna le pays entier et en quelques jours conduisit l’état-major à renoncer à poursuivre la guerre et à demander l’armistice, signé finalement le 11, en France – vint de la mer. Sur cette photographie que le livre de Neuland reproduit lui aussi, et que nous n’interprétons d’ailleurs que d’après la légende que lui-même en donne apparaît – dans l’embouchure de la Jade, à Wilhelmshaven – un navire de ligne, le Thuringe, dont des marins émeutiers ont pris le contrôle, et qui se trouve approché et très directement menacé par deux torpilleurs de la flotte. La photographie a été prise onze jours plus tôt, le 29.
Il est possible de trouver dans le récit donné par Neuland de l’immense agitation qui secoua la ville aussitôt qu’y furent entrés les marins le nom de celui – Jakob Fleck – qui parmi eux commandait aux 150 arrivés le 7 par le premier convoi. Si Neuland précise en note que le récit qu’il livre à cette date, en 1991, n’est qu’une condensation de chapitres publiés ailleurs, et qu’outre ces chapitres existent de sa main d’autres pages, inédites et encore plus amples sur ces événements de novembre 1918, il reconnaît cependant, sur Fleck, n’avoir pu trouver aucune autre information que sa ville d’origine : Kirchbraubach, en Rhénanie ; et sa profession : machiniste. De celui qui commandait aux 80 hommes du second convoi venu de Kiel, le nom est connu également – Adolf Löffler –, ainsi qu’un portrait photographique (où il ne figure pas seul) – et plusieurs informations sur sa vie : Löffler était originaire de Francfort ; en novembre 1918, à son retour du front, il avait vingt-six ans ; un témoignage de l’époque, que rapporte Neuland, décrit Löffler comme un esprit des plus vifs et des plus capables ; et le témoin, dans son étrange déclaration, indique qu’il disposait d’un esprit fort prompt, « semblable à un chat » ; ce qui grammaticalement établit une comparaison entre son esprit et un chat (et non pas même l’esprit d’un chat). Dans la nuit du 8, Löffler s’empare avec ses hommes du poste de garde attenant à la gare, où aussitôt viennent le rejoindre des militants locaux de l’USPD, notamment Tony Sender. [N. B. : Tony est en Allemagne diminutif d’un prénom féminin, Antonie.] Pendant ces mêmes heures, une autre troupe d’une soixantaine de matelots, prend position non loin, à la gare de marchandises : celui qui est à leur tête se nomme Koch – dont on ne sait presque rien, mais dont un portrait photographique donné par Neuland – il s’agit de ce même portrait collectif évoqué précédemment – révèle un visage extraordinairement jeune, presque poupin : cette impression est créée, sans doute, par des pommettes rebondies, un visage rond, une peau glabre, et par le regard légèrement moqueur d’un adolescent que visiblement amusent encore les farces faciles et les espiègleries. Koch, une fois la position tenue par ses hommes, ordonne aussitôt le maintien à quai d’un train en partance, afin d’assurer à la ville un ravitaillement nécessaire pour les journées à venir – qui seront incertaines. Une autre troupe de matelots pénètre dans la caserne Gutleut elle aussi attenante à la gare centrale, où tient ses quartiers un régiment d’infanterie, qui est celui-là même qu’on avait la veille voulu faire participer à l’arrestation des marins : aucune résistance n’est faite. Stickelmann, qui s’y trouvait alors, et qui apparaît dans le récit de Neuland, ici pour la première fois, rejoint à cet instant les matelots, qu’il ne quittera plus. Les mitards de la caserne contiennent des prisonniers (dont pour partie les marins arrêtés la veille sans doute), qu’on libère. Enfin, un autre détachement, commandé par un dénommé Malang, matelot de Kiel – pour lequel le portrait photographique révèle un âge plus avancé : la quarantaine –, gagne la caserne un peu plus éloignée d’un régiment d’artillerie, sur la Rödelheimstrasse, accompagné et sans doute guidé lui aussi par des militants locaux de l’USPD. Malang, à la tête du détachement, gagne par son allocution les soldats à l’insurrection. Dans la même nuit révolutionnaire du 8, les matelots s’emparent du luxueux hôtel, le Frankfurter Hof, situé en ville sur la Kaiser Platz, à moins de huit cents mètres de la gare ; ils y établissent leur quartier général. La photographie reproduite ci-dessus, prise le lendemain, montre la façade de l’hôtel ornée de colonnes ; des matelots armés en contrôlent l’entrée. Les trottoirs luisants, la rue, le ciel gris, laissent supposer que la journée du 9 est pluvieuse. Les ouvriers de l’armement sont en grève depuis le matin. Malgré la destruction presque totale du centre de la ville en 1943 l’hôtel existe encore aujourd’hui : on peut y passant reconnaître les lourdes colonnes que derrière les soldats laisse apercevoir la photographie.

Si de toute évidence est un montage d’époque la photographie reproduite par Neuland page 27, qui représente en portrait, comme s’ils avaient pris le temps de poser ensemble au milieu du tumulte, en l’atelier d’un photographe, côte à côte les six membres principaux du « Conseil des matelots » : à savoir Koch, Malang, Löffler, Grönke, Stickelmann, Leistner –, pourtant ce n’est pas à un effet de ce montage, dont on peut cependant supposer qu’il l’exagère à dessein, qu’il faut attribuer la stature tellement imposante et fantastique, digne d’une fable, au milieu des cinq autres, du mutin Stickelmann – lequel on voit sur l’image dépasser Grönke installé à sa droite d’une bonne tête (Grönke étrangement vêtu d’un uniforme démodé des hussards : faute d’avoir pu trouver à se mettre, dans la pénurie et l’abandon militaire qui régnèrent soudain, un plus représentatif, un moins inapproprié accoutrement ?), tandis que le sommet du crâne du soldat devant eux – qui est le jeune Koch aux joues rondes, au sourire d’enfant – atteint à peine la naissance de l’épaule du géant. Or, dans les rues de Francfort, pour les passants et badauds observateurs, cette silhouette de grand Goth devient dès les premiers jours insurrectionnels une figure familière ; on l’aperçoit à la tête de patrouilles empressées, allant à grand pas, et parfois accompagné d’un chien clair trottant contre ses bottes sur le trottoir humide – le détail du chien clair étant pris à une photographie montrant huit pages plus loin dans le livre de Neuland un tel animal, fourbu, gisant aux pieds de Stickelmann : celui-ci est debout parmi une quarantaine de marins, seul à se tenir tête nue ; il porte ses deux mains à ses hanches comme impatient et pressé d’en découdre, d’y retourner, d’agir, le sourcil extraordinairement froncé – à ses pieds ce chien que la fatigue terrasse. Des témoins expliquent qu’en raison de sa taille Stickelmann, vu de loin, reçut tôt le surnom mythologique d’Ajax. On le voyait partout circuler par la ville. Karl Veidt, pasteur à la Paulskirche, dit dans son témoignage voir passer dans les rues des hordes déchaînées (zügellosgeworden) ; il explique que les unités militaires locales ne sont plus en mesure de rien arrêter et que des soldats isolés, ainsi que des groupes entiers de soldats, se laissent par d’autres, sans résistance, désarmer et ôter leurs insignes. Avec d’autres Veidt voit, à la Garde principale, l’une des places centrales du Vieux-Francfort, un général aux cheveux grisonnants, à qui une troupe de canailles adolescentes commence par ôter de force ses éperons, avant de lui arracher ses épaulettes de la plus humiliante façon. Veidt lui-même et ses pairs sont par la force contraints d’accepter que leur église – la Paulskirche, église s’il en est célèbre dans l’Allemagne tout entière, pour avoir été au siècle précédent le lieu d’événements révolutionnaires considérables – soit utilisée et que s’y tiennent des assemblées et réunions de divers groupes politiques issus de l’insurrection. L’intérieur de l’église, dans son récit, est empli du [À continuer]

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