D’une prédilection d’une partie de la gauche française pour l’abjection

Digression à partir du texte de Judith Butler « Condamner la violence »

paru dans lundimatin#400, le 24 octobre 2023

Le texte courageux publié par Judith Butler [1] au sujet de la guerre qui oppose actuellement l’organisation palestinienne du Hamas et l’État d’Israël, m’a fait penser que les intellectuels et les politiques français manquent souvent, sur ce sujet, d’une certaine probité qui prémunit celle ou celui qui la pratique de verser dans des discours froidement idéologiques.

Ainsi, je dois dire que, comme beaucoup de gens sensibles à la question de l’émancipation sociale, le discours de beaucoup de ceux qui, en France, se disent de gauche, m’a fait encore plus mal par ses approximations et ses franches erreurs, que la sidérante vacuité qui s’exprime dans les médias dominants. À cette occasion, je ne peux m’empêcher de penser qu’il existe, depuis un moment déjà, une étrange manie française qui consiste à penser que, en matière de politique ’’extérieure’’, la vérité est du côté d’une certaine forme de ’’transgression’’. Il me revient ainsi que Sartre a pu, par exemple, justifier la prise d’otage du commando de Munich, ou encore, que Foucault a soutenu la révolution islamiste iranienne au moment même où celle-ci jetait en prison et torturait les révolutionnaires communistes. À ce goût pour l’abject, s’ajoute le fait que, manifestement, sur les sujets qui touchent au conflit israélo- palestinien, le tiers-mondisme des années 70, et son antisémitisme plus ou moins larvé, n’a pas été assez critiqué.

Le texte de Butler a donc l’immense mérite d’avoir une position morale très claire et très saine. Car, en effet, d’un point de vue moral, il n’y a aucune raison de discriminer entre les morts, les torturés, et les mutilés de l’un ou l’autre camp. Il est, en effet, totalement sophistique, et du plus pur cynisme, de lier et de réviser ceux-ci à la lumière d’une lecture purement politique – ou plutôt purement idéologique - , laquelle justifierait de juger qu’il y a des bonnes et des mauvaises victimes. Pour le dire autrement, les actes commis par le Hamas contre des civils, parfois des enfants, n’ont rien d’actes de résistance, ce que l’histoire des résistances – parmi lesquelles celles de la résistance française - montre suffisamment bien. De même, la guerre que mène Israël contre des civils, parfois des enfants, n’a rien de représailles justifiées.

Toutefois, je pense qu’il y a une limite à la position de Butler et que celle-ci est politique. Tout d’abord, Butler semble conditionner la légitimité d’un État au fait que celui-ci ne se serait pas fondé sur la violence. Cette prémisse sous-jacente me convient assez bien, car elle implique, en toute rigueur, que l’on s’oppose à tous les États, car je n’en connais aucun qui ne se soit pas fondé sur la violence. Il faudrait donc s’opposer à la fois à l’État israélien et au projet d’État palestinien et à tous les autres. Ce que ne fait pas, me semble-t-il, Butler.

On peut penser que cela s’explique notamment parce que cette prémisse est, en fait, solidaire d’une autre, que je conteste : que l’État d’Israël serait fondamentalement le résultat d’un projet colonialiste. À nouveau, soit on le dit de tous les autres États, soit il faut repenser l’histoire politique du peuple juif et celle de la région où il a fondé son État. Je ne vois pas comment la première perspective pourrait ignorer que ce peuple, comme beaucoup d’autres, notamment les palestiniens, a droit à un État. Et je ne vois pas comment ne pas considérer, au regard de l’histoire de la région, que cet État puisse être ailleurs – et non dans quelques chimériques autant que bureaucratiques Birobidian... - parce qu’il y a toujours eu une présence juive dans cette région. Ce qu’on ne peut pas dire des français en Algérie ou en Indochine avant qu’ils ne s’accaparent ces territoires par exemple, ou des européens sur le continent américain. Dire de l’État d’Israël qu’il est intrinsèquement colonisateur et raciste, voilà l’erreur héritée du tiers-mondisme, qui biaise à mon avis les jugements que l’on peut porter sur cette situation. Car, une fois que l’on a dit cela, la seule perspective cohérente, est celle de la destruction de cet État. Mais alors, pourquoi pas de tous les autres États ?

Beaucoup de choses dépendent de ce raisonnement puisque, tant que cet État ne sera pas reconnu comme légitime par ses voisins immédiats et par les organisations telles que le Hamas, il n’aura aucune raison de cesser de faire la guerre. Et, pour ainsi dire, mécaniquement, il tendra infinitésimalement à faire de la rationalité guerrière, sa rationalité. Ce que personne de bon sens ne peut souhaiter, quelque soit l’État dont il est question. Je dis infinitésimalement parce que, tant que cet État est bien celui de tous les israéliens, dont les arabes israéliens, il ne pourra qu’approcher infinitésimalement d’une telle extrémité, c’est-à-dire qu’il s’en rapprochera très nettement comme cela est actuellement le cas, mais qu’il rencontrera, malgré cela, des oppositions internes – une résistance au sens exact du terme -, ce qui, encore une fois, est effectivement et actuellement le cas en Israël. Lorsque cette tendance ne sera plus infinitésimale, mais tout simplement totale, alors j’accepterai d’envisager la destruction de l’État d’Israël, et de tous les autres États et organisations – comme le Hamas - qui ne tolèrent aucune forme de résistance.

En revanche, il est clair que les partis politiques qui dominent la vie publique en Israël mènent, depuis un long moment, des politiques colonisatrices, et promeuvent une forme d’apartheid. Pour quelqu’un qui se situe à gauche de l’échiquier politique, ces politiques sont insoutenables et doivent être critiquées. Mais critiquer la politique que mène un État, c’est autre chose que de critiquer l’existence même de cet État. On a, à raison, critiqué – et combattu les armes à la main - la politique colonialiste de la France, mais on n’a pas conclu de cette critique et de ces luttes, que l’État français devait être radié de la carte. Donc oui, il faut, au nom de l’émancipation, critiquer sans ambiguïté la politique menée par les gouvernements Netanyahou et autres de ce type. Mais alors, il faut critiquer tout aussi vigoureusement, et pour les mêmes raisons émancipatrices, celle menée par le Hamas qui n’a décidément rien, mais vraiment rien, d’un parti émancipateur.

À mon sens, une telle perspective ne conduit pas non plus à un pacifisme de principe, même si elle privilégie ce dernier autant que possible, mais à promouvoir l’action de celles et ceux qui, de part et d’autre de ces frontières politiques et identitaires, œuvrent à écrire une histoire commune et soucieuse de différences. Et il y a, des deux côtés de ce conflit, des femmes et des hommes qui peuvent reconnaître et critiquer la shoah comme la naqba, et qui ne peuvent soutenir les politiques que des partis d’extrême droite mènent en leur nom. Ce sont eux que nous devrions défendre à tout prix, et c’est d’eux dont il faudrait parler plus souvent plutôt que, comme je l’ai vu faire par des journalistes de télévision français, les membres de la pègre de certains quartiers de Beyrouth.

Je trouve que, enfin, le texte de Butler interroge bien le rôle de l’Université dans tout cela, et qu’elle prend à ce sujet une position plutôt courageuse en suggérant qu’aucun engagement ne dispense son auteur de penser de façon rigoureuse et honnête, c’est-à-dire en faisant place à une certaine altérité.

O.M

Ps : Que dire d’une époque qui me contraint à l’anonymat car le métier que j’exerce m’expose à des représailles potentiellement meurtrières ?

[1Paru et traduit en France dans le journal AOC, https://aoc.media/opinion/2023/10/12/condamner-la-violence/

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