Barbieland et la Terre brûlée

Bernard Aspe

paru dans lundimatin#406, le 5 décembre 2023

Il peut paraître dérisoire, dans un monde en proie aux flammes (celles des guerres, celles du « réchauffement » climatique) de prendre pour objet d’analyse cette opération lucrative réussie qu’est le phénomène « Barbenheimer ». Pourtant cet objet, comme peut-être tout autre aujourd’hui pour un esprit lucide, nous reconduit inévitablement à ce monde. Et il a ce mérite particulier de nous dire quelque chose de ce qui est attendu de nous, pour ce qui concerne notre manière d’articuler le désir et le réel.

On a jadis pensé que le cinéma, en particulier celui qui attirait les foules, « reflétait » les désirs de ces dernières, ou était censé les « exprimer ». Puis on a, à juste titre sans doute, inversé l’angle de l’analyse : on demandait alors quels nouveaux désirs étaient en train de se constituer à travers le medium cinéma, comment opérait la fabrication de ces désirs, et quelle en était la fonction. Peut-être, en dépit de toutes les choses dites à leur sujet, n’est-on pas allé jusqu’au bout de ce que la conjonction des films Barbie et Oppenheimer révèle sur ce point.

Les conseillers en marketing qui ont conçu l’opération Barbenheimer se sont sans doute explicitement entendus sur ce point : les spectateurs devaient se dire que le film de Nolan est à l’opposé de Barbie, et que c’est ainsi qu’il peut le compléter ; que si, dans celui-ci, il s’agit essentiellement de goûter le plaisir d’être dans un monde imaginaire, celui-là nous ramène au monde réel, à ses enjeux les plus fondamentaux, en tant que tels nécessairement occultés. En réalité, si l’on regarde ensemble une scène qui se trouve presque au début de Barbie et les dernières images de Oppenheimer, on a d’un côté la « choré » interrompue par des pensées morbides, de l’autre, le destin de mort globale présenté comme un grand spectacle. De l’un à l’autre, il y a comme un ruban de Möbius qui semble dessiner un seul et même espace.

Le fait que ces deux films apparemment dissemblables et même contrastés soient en réalité profondément apparentés a déjà été bien souvent souligné. Seulement, c’était en général pour montrer qu’ils nous conduisent tous les deux du côté du spectacle ou de l’imaginaire ; du côté d’une régression vers la toute-puissance enfantine (le monde des jouets d’un côté, de l’autre la possibilité de détruire le monde par caprice) ; ou bien du côté d’une revisitation de l’histoire de l’art, pour manifester une fois encore la capacité du cinéma à absorber les inventions esthétiques radicales et à les retransformer en art populaire (le pop art pour Barbie, l’abstraction lyrique pour Oppenheimer). Mais ce qui paraît plus décisif, c’est la manière dont ces films, loin de nous faire rester dans le spectacle, dans l’imaginaire, ou dans le concept d’art, nous ramènent au réel.

Barbie

On peut partir de ce qui constitue le propos, ou le message, disons peut-être plus proprement la leçon du film : lorsque le monde idéal (Barbieland) se trouve exposé aux démentis du réel, il s’agit à la fois de restaurer ce qui peut l’être de l’utopie initiale et de ne pas vouloir y demeurer. Il s’agit donc d’apprendre à désirer revenir dans le réel, une fois qu’on a pris acte du fait qu’il ne pouvait aucunement s’accorder au monde imaginaire ; à vouloir quitter le monde imaginaire qui a été transformé par ces démentis, mais qui a tenu bon comme monde imaginaire, pour vivre dans le monde réel.

Reprenons un peu plus en détail le fil diégétique. Il y a d’abord ce monde imaginaire dominé par les femmes. Celles-ci se trompent sur le monde réel. Mais elles se trompent aussi sur ce que peut être leur monde : de ne pas disposer de savoir sur le contraste entre le réel et l’imaginaire, elles y sont vulnérables au patriarcat. Ce qui veut dire que dans leur monde aussi elles peuvent être transformées en objet. Ou plus exactement : leur monde ne les protège pas de cette vérité : elles sont des objets (la weird Barbie insiste sur ce point), mais n’en ont pas tiré les conséquences. Elles ne sont donc pas « immunisées » contre les valeurs patriarcales. Il suffit qu’un homme soit amené (en suivant une femme malgré elle, en obligeant celle-ci à l’accepter dans son aventure) à prendre conscience de ces valeurs pour qu’il les ramène avec lui et que les femmes les intériorisent.

Pour se dégager de ces pièges, il faut être une femme libre, c’est-à-dire, comme nous le dit la Barbie principale, « ne pas être une idée, mais être parmi ceux qui les conçoivent », et qui ainsi changent le monde – le monde réel. La Barbie libérée de Barbieland permet ainsi au monde imaginaire de persister à peu près tel qu’il était avant l’éphémère révolution patriarcale, au prix de quelques changements de détail ; elle permet aux femmes de s’inoculer le vaccin anti-patriarcal ; et elle permet aussi au passage aux hommes eux-mêmes de se libérer. Car tout leur malheur vient de ce qu’ils ont besoin du regard de l’autre pour exister. S’ils se battent, composent des musiques, ou réfléchissent sur les films de Coppola, c’est pour pouvoir exister sous le regard d’une femme admirative. Leur vrai problème est donc qu’ils ne savent pas vivre par eux-mêmes. La femme de l’ancien temps semblait dépendante de l’homme, mais le féminisme lui a appris à défaire cette dépendance. La femme libre d’aujourd’hui prend en charge l’instruction de l’homme : elle l’autorise à ne plus être dépendant d’elle.

Bien sûr, tous ces changements ne se font que dans le monde imaginaire, c’est-à-dire dans le film lui-même. Barbie a bien compris que, pour ce qui concerne les changements dans le monde réel, les choses étaient plus compliquées. Mais cette complexité fait partie de ce qui doit nous inciter à revenir vers lui.

Voilà donc l’essentiel de la leçon du film. Mais celle-ci ne dit pas de quelle manière le désir du spectateur y est capturé. Que veut voir au fond la personne qui assiste à une projection de Barbie ? Au vu de l’intense campagne promotionnelle qui a accompagné le film, au vu surtout de la réceptivité à cette campagne chez les futurs spectateurs, il est probable que ceux-ci attendent du film qu’il leur présente non seulement l’objet de leur désir, mais plus encore la vérité sur cet objet. Or, à première vue, cet objet ce n’est pas Margot Robbie, ce n’est pas Ryan Gossling (tous deux savamment « désérotisés ») ; ce sont les accessoires. C’est-à-dire littéralement ce qui vient en plus, en supplément : les décors, les costumes, les ustensiles ; ce qui est censé composer une toile de fond ou être manipulé par les acteurs, mais qui ici se trouve au premier plan. Les décors sont en ce sens les véritables contenus de l’image, même si en l’occurrence, ce sont surtout des contenants : maisons, véhicules ou boîte dans laquelle Mattel veut enfermer Barbie.

On a reproché à Greta Gerwig la « platitude » de sa mise en scène, mais celle-ci devrait plutôt être louée car elle s’ajuste parfaitement à un monde lui-même parfaitement plat, c’est-à-dire sans profondeur cachée. Tout y est exposé à la vue, plus encore, tout y est objet d’une sur-visibilité. L’intime n’y existe pas. Rien n’est à cacher puisqu’il n’y a pas de secret. Le monde est à lui-même sa propre transparence, via les décors et les accessoires, qui sont là pour ne rien cacher. Par cette transparence, ce que promet le film, c’est qu’il va être possible de revenir, sans mauvaise conscience, au monde de l’enfance. Et l’enfance, c’est la possibilité de jouer à l’adulte à partir de son monde, mais de son monde une fois qu’il a été miniaturisé. Les adultes sont placés à l’intérieur des miniatures agrandies, qui pourtant restent des miniatures, ils sont abrités à l’intérieur de contenants faits pour rester vide, ils s’ajustent à un monde plat et intégralement donné à la vue : ainsi peut-être l’enfance peut-elle se venger d’avoir accepté le passage à l’âge adulte.

Ce faisant, une portée nouvelle est donnée à ce que soupçonnent les enfants : le vrai désir des adultes est de loger à l’intérieur de ces maisons de poupée, de voyager dans ces semblants d’avion ou de voitures, de se baigner dans une mer où l’on ne peut entrer. Ce que veut le spectateur de Barbie en tout cas, c’est que lui soient restituées ces expériences qu’il a menées dans l’enfance – par exemple jeter une poupée et voir qu’elle ne se blesse pas, mais qu’elle rebondit sur le monde. Que lui soit aussi par là même restitué ce savoir des enfants : pour tout le reste, les adultes font semblant. Car qui pourrait vraiment prendre au sérieux ce dont ils font mine de s’occuper : le travail au bureau, les élections, les histoires d’amour ?

Bien sûr, on ne peut en rester à cette vérité, ou disons, il y a une vérité derrière cette vérité, qui restitue au monde sa profondeur. On sait d’ailleurs que le pur contenant peut être l’image la plus ajustée de la vérité de l’objet du désir : si on l’ouvre, on s’aperçoit qu’il est vide. Ainsi ce monde plat et disponible, c’est exactement celui qu’il va falloir quitter, parce qu’on ne saurait rester dans le vide.

On pourrait alors s’en tenir au constat de la roublardise ordinaire du cinéma hollywoodien : la façon de faire un film y est bien souvent, depuis ses origines, à l’opposé du propos qu’il est censé tenir : le trajet initiatique de Barbie la conduit à vouloir revenir dans le monde réel, mais le désir du spectateur serait piégé par le monde factice qui s’offre intégralement à sa vue. On pourra au passage faire ici quelques ajouts à l’éternelle matrice de La Société du spectacle, délayer sur quelques pages l’exposé de la manière dont la meilleure publicité est désormais celle qui critique son produit. On pourra analyser en profondeur ce paradoxe qui n’en est pas un : devenir un être réel, s’insérer parmi celles et ceux qui conçoivent les idées et non plus être soi-même une idée, c’est bien ce que font exemplairement Greta Gerwig, Margot Robbie ou Billie Eilish. Il n’est pas question de dire que ce ne sont pas de vraies artistes (que les vrais sont seulement Godard, Malevitch ou Schönberg) ; non, ce sont de vraies artistes, et c’est même tout le problème. Ainsi peuvent-elles prendre en charge d’exposer le revers dépressif de l’opération publicitaire – mais c’est précisément de cette manière qu’elles l’accompagnent au mieux.

Mais plus intéressant pour nous est le fait que le film puisse être considéré comme sincère. Pas en tant qu’opération publicitaire qui, se dévoilant comme telle, attend d’être excusée à moitié. Mais bien comme leçon : il faut désirer retourner vers le réel. Car le monde imaginaire, le monde véritablement désiré, n’est pas, en réalité, vraiment désirable. On pourrait dire qu’il est objet de jouissance, plutôt qu’objet de désir ; et que ce que le film propose, c’est une immersion ponctuelle dans un monde de pleine jouissance. Le monde de Mattel est en effet assez étouffant, parce qu’il est un monde où la jouissance ne laisse plus de place au désir. L’immersion dans la jouissance, c’est une leçon psychanalytique élémentaire, doit avoir un effet-repoussoir ; elle doit avoir pour effet de restaurer le désir pour le réel en tant que tel – symbolisé par le devenir-femme de Barbie stéréotypée. Le spectateur vient voir Barbie pour jouir d’un bout d’enfance, pour ré-apprendre que le vrai monde était bien celui-là, mais pour savoir aussi qu’il est raisonnable de l’avoir quitté, et pour retrouver le désir, devenu de moins en moins évident, de revenir dans ce monde réel qui ne semble pourtant plus rien promettre par lui-même. Certes, ce monde est en train de changer, et on peut encore choisir d’être du bon côté pour le changer. Il faut juste accepter d’être un adulte raisonnable, ne pas demander trop, et en contrepartie on peut alors s’autoriser, le temps d’une communion avec les foules globales, une immersion presque coupable dans la toute-puissance enfantine.

Oppenheimer

Il n’y a pas de différence majeure entre la manière dont Nolan réalise un Batman et celle dont il met en scène la vie d’un personnage historique : dans les deux cas, il s’agit bien de nous faire suivre les aventures d’un super-héros. Dans son dernier film, on ne cesse de nous répéter que le destin du monde est en jeu ; on nous montre de quelle manière quelques hommes ont eu entre leurs mains ce destin (même si, en l’occurrence, certains d’entre eux s’en sont par la suite sentis dépossédés). La mise en scène a pour fonction de souligner en permanence l’importance de ce qui se déroule sous nos yeux : aucun repos ne doit être laissé au spectateur, il doit être entraîné par la vitesse des changements de plan, celle des répliques, celle des mouvements de caméra, ou par les « sauts » qui font passer d’une séquence temporelle à une autre selon les enchaînements d’une narration non-linéaire qui procède souvent par associations. Rien d’étonnant à ce qu’une figure privilégiée du cinéma de Nolan soit celle de la simultanéité de la projection et de la réalisation, par exemple ici lorsque Oppenheimer explique au colonel Groves sa manière d’envisager la mise en place du projet, tandis que nous est montrée en parallèle sa mise en œuvre effective. Pas de distance, donc, entre le désir et sa réalisation : tel est le secret de la puissance des hommes supérieurs.

Mais c’est d’une façon générale que la mise en scène de Nolan, au moins depuis Inception, n’a pas d’autre visée que d’inscrire le spectateur dans le mouvement d’une puissance qui l’emporte. C’est ce qui rend ses films bien plus intéressants que le cinéma à scénario à la française, mais malgré tout peu satisfaisants comme objets esthétiques. C’est aussi ce qui inscrit Oppenheimer dans un mouvement qui de ce point de vue est parfaitement homogène à celui proposé dans Barbie  : la sensation de toute-puissance donnée au spectateur révèle l’ambition de battre Avengers et autres produits insipides sur leur propre terrain : il s’agit de combler le désir de régression, mais cela, en l’occurrence, en l’associant au spectacle de l’intelligence, à l’intelligence devenue spectacle. Ainsi Nolan peut-ile s’adresser aussi bien aux fans de l’univers Marvel qu’aux professeurs qui croient se soucier de voir des films sérieux.

Les super-héros, ici, ce sont donc les scientifiques ayant participé au projet Manhattan, présentés comme des êtres supérieurs, car ils ont accès aux vérités cachées. On nous le dit d’ailleurs explicitement : son ami rappelle à « Oppie » qu’il voit ce que les autres ne voient pas ; dès lors il peut bien abandonner son enfant, il en a le droit. Côtoyer de tels êtres, c’est pouvoir entrevoir ce qu’ils voient, tout en sachant que nous, en tant qu’êtres ordinaires, ne pouvons pas vraiment avoir accès à ce voir – nous pouvons, nous devons seulement nous émerveiller qu’il existe pour d’autres, pour l’élite des physiciens qui s’agite sous nos yeux, d’autant plus fascinants qu’ils sont incompréhensibles. D’où la fonction de ces plans où sont figurés les réactions en chaîne nucléaires ou les modèles d’interaction énergétique : il ne s’agit pas de faire comprendre, mais de susciter la fascination pour ceux qui comprennent ; il faut faire en sorte que le spectateur soit fasciné par l’intelligence à laquelle il n’a pas accès.

Mais côtoyer ces êtres supérieurs, c’est aussi accéder aux coulisses du véritable pouvoir ; c’est être auprès de ceux qui, véritablement, dirigent le monde, auprès de ceux qui, réellement, font l’Histoire. Le projet Manhattan est le paradigme du croisement entre la science la plus pure, son application technique qui nécessite des budgets colossaux et des décisions prises par les hauts responsables, et sa traduction militaire dans un contexte de guerre. Chefs de gouvernement, généraux, scientifiques, industriels : c’est ensemble seulement qu’ils peuvent être des êtres supérieurs.

Mais il faut bien qu’il y ait aussi dans le film une figure-relais personnage qui a pour fonction d’incarner l’homme ordinaire qui côtoie les génies de la science et de la politique, mais n’en est pas un lui-même. Ainsi en va-t-il de Strauss. Ce n’est pas un bon relais du spectateur supposé car il est jaloux – ce qui est une manière de ne pas accepter sa place, la place prévue pour l’homme ordinaire, c’est-à-dire pour le spectateur fasciné. Strauss a le privilège de côtoyer les vrais grands, mais il le gâche ; trop encombré par son ego, il ne voit pas que les grands ont dans leur esprit des enjeux bien supérieurs aux petites misères dans lesquelles il macère. Ainsi reste-t-il persuadé que lorsque ces deux parangons du génie que sont Oppenheimer et Einstein se croisent dans le parc de Princeton, ils ont « dit du mal » de lui. Mais le personnage qui lui ouvre la porte à la fin du film avant de le livrer aux journalistes le remet exactement à sa place : « ne pensez-vous pas qu’ils avaient des choses plus intéressantes à se dire ? »

La séquence finale, qui vient juste après celle que je viens d’évoquer, va nous révéler ce qu’ils se sont véritablement dit. C’est une scène que l’on a déjà vue au début du film, mais « de loin », en noir et blanc et sans entendre la conversation ; on la revoit donc à la toute fin sous un autre angle, en couleur cette fois-ci – donc du point de vue de Oppenheimer. Dans ce dialogue qu’on entend enfin, Oppenheimer rappelle à Einstein que, lorsque les physiciens travaillaient au projet Manhattan, ils avaient eu un doute : la réaction en chaîne déclenchée par une bombe reposant sur le principe de la propagation de la fission nucléaire n’allait-elle pas embraser l’atmosphère terrestre entière ? La réaction en chaîne allait-elle vraiment s’arrêter ? Plus tôt dans le film, on avait en effet vu Oppenheimer rendre visite à Einstein pour lui soumettre le problème. L’opération Trinity devait être réalisée alors que le risque, très minimal (« near zero  »), de réaction en chaîne n’était pas complètement exclu. C’est selon Nolan cette mise en risque du monde entier par cette « expérience » qui l’a conduit à vouloir réaliser ce film.

La scène finale revient donc sur ce risque, qui n’en est plus un – non parce qu’il a été écarté, mais parce que le pire, qui était redouté, est désormais inéluctable. « Cette réaction en chaîne, nous l’avons bien déclenchée », dit Oppenheimer. Il pourrait ajouter : nous raisonnions en purs physiciens, nous craignions un processus de propagation purement physique ; nous n’avions pas vu que cette réaction en chaîne était en réalité indémêlablement physique et politique, et prendrait seulement un peu plus de temps que prévu. Les hommes de pouvoir ont la possibilité de détruire le monde ; et, comme ils ont cette puissance, selon la logique implacable énoncée dans le film (« quand on a une nouvelle arme, on s’en sert toujours »), ils s’en serviront un jour.

Après avoir éprouvé la toute-puissance, après avoir côtoyé sa source, avoir vu que ce n’était pas un fantasme mais bien une réalité (il y a des humains qui sont surpuissants, la preuve c’est qu’ils sont des « destructeurs de monde »), le spectateur est ainsi reconduit à son impuissance la plus radicale. La prouesse du film tient à la manière dont il répond à la question : comment rendre désirable un monde condamné ? Il y répond en rendant désirables ceux qui l’ont condamné. En faisant aimer ceux qui ont participé à la conception des bombes larguées sur Hiroshima et Nagasaki, et qui ainsi ont déclenché un processus qui ne pourra plus s’arrêter. Oui, le monde va être détruit, c’est un destin inéluctable, et on peut bien le regretter. Mais ceux qui ont mis en œuvre ce processus de destruction n’en sont pas moins glorieux ; ils sont même glorieux pour cette raison même.

Notre désir

L’image du monde que nous avons en partage aujourd’hui est celle d’une planète en feu, d’une Terre qui se consume peu à peu – même si cette consumation tend à s’accélérer, et cette accélération pourrait même connaître un emballement soudain. Il y a le ravage écologique sous ses différentes formes, il y a les guerres : qui pourrait encore dire que ces deux séries d’événements doivent être pensées séparément ? Qui pourrait encore croire que le premier n’est pas un vecteur de l’intensification des secondes, et que celles-ci n’ont pas pour effet immédiat l’accélération du premier ? L’urgence est telle que les dirigeants occidentaux n’hésitent pas par exemple aujourd’hui à se rendre complices, sous le masque de l’indignation, de la destruction de la vie ou des conditions de vie de plus de deux millions de personnes par l’armée israélienne, pour ne pas risquer de perdre le principal relais dont ils disposent dans la région. Ils hésitent encore moins à creuser toujours plus les divisions de classe, après s’être assurés que la potentielle classe antagonique était suffisamment muselée pour ne plus constituer une menace.

Dans un tel contexte, aussi sincères soient les artistes, ils se trompent quand ils veulent nous apprendre à désirer le réel en tant que tel, même s’ils l’assortissent du message progressiste selon lequel il peut encore être réformé. On dira que ce ne sont pas les mêmes réels, celui auquel nous renvoie Barbie, et celui auquel nous renvoie Oppenheimer  ; sans doute, mais ils se conjuguent parfaitement : ensemble ils nous disent qu’il s’agit d’être un adulte raisonnablement névrosé dans un monde qui brûle. Injonction impossible à suivre, c’est pourquoi il faut s’employer à la reconduire : quand le réel est sans vérité, quand rien d’autre ne nous est promis qu’un réel sans vérité, il nous faut apprendre à le désirer.

Une vérité fait défaut, une vérité susceptible d’être partagée, renouvelée dans ses énoncés (car non, il ne suffit pas de dénoncer les ravages du capitalisme ou la domination patriarcale). Mais il ne faut pas oublier que la vérité ne se confond pas avec la bonne manière de faire référence au réel. Une vérité, Lacan et d’autres nous l’ont appris, se construit au contraire lorsqu’il est possible de se décoller du réel, et ainsi de ne pas s’écraser sur lui. Elle se construit comme une articulation symbolique et imaginaire qui, précisément parce qu’elle n’est pas obnubilée par le réel, est à même de le déplacer.

Avant d’être liées dans leurs causes, ou comme causes, les guerres et le ravage écologique sont liées dans leurs effets : dans la réponse qu’ils appellent. Souvenons-nous de ce qui s’est passé il y a à peine plus de trois ans. Le confinement était une expérience bien intéressante (beaucoup l’ont dit et, semble-t-il, aussitôt oublié) sur ce point particulier : ce qui avait toujours été dit impossible jusque-là – arrêter ou même ralentir la machine économique – a été réalisé. Bien sûr, les hommes de pouvoir en place ne pouvaient permettre cela sans une contrepartie mortifère, qui était celle de l’enfermement. Dès lors : que serait un arrêt de la machine économique sans enfermement des populations ? Voilà qui reste à expérimenter. C’est même ce qui pourrait constituer le véritable commencement d’un programme de transformation du monde, qui demanderait l’arrêt de cette machine, mais cette fois-ci en n’ayant pas pour objectif de l’assainir et de la relancer.

On peut rêver d’une mobilisation populaire transnationale qui aurait pour objectif commun, pour revendication si l’on veut, l’arrêt pur et simple de la machine économique strictement identifiée à une machine de destruction. Mais cette mobilisation suppose le partage d’une vérité politique sur la situation globale. Pour l’heure, en dépit de nombre de tentatives précieuses un peu partout dans le monde, elle n’a d’existence que virtuelle, et son actualisation est remplacée par un tout autre mouvement populaire, réactif, fonctionnant à l’abrutissement et au déni. Le réel qui est le dépôt des actions conjuguées des maîtres de l’économie-monde, et organisateurs de ses conflits internes, est bien ce qui nous arrive, mais il n’a rien de désirable ; pour autant, on saura éviter l’impasse de le dénier.

Il nous faut donc commencer par entendre ce que Giuliana nous dit dans Le Désert rouge, et c’est peut-être l’une des plus belles phrases de l’histoire du cinéma : « il faut que j’apprenne à penser que ce qui m’arrive, c’est ma vie ». Ce qui nous arrive, c’est un monde globalisé sans issue qui travaille à se rendre désirable en tant que tel. Il nous faut apprendre à penser que c’est cela qui nous arrive, et que pour le moment, c’est cela notre vie.

Bernard Aspe

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