Coupe du monde au Qatar

Allumer ou non la télévision, telle n’est pas la question

paru dans lundimatin#360, le 21 novembre 2022

A peine commencée, la Coupe du monde au Qatar est déjà scandaleuse, autant que celle accueillie en 1934 dans l’Italie fasciste, ou celle tenue en 1978 en Argentine, pendant que la dictature militaire faisait disparaître ses opposants. Mais le scandale est pluriel.

D’abord, il semble établi que l’organisation de cette Coupe du monde, comme plusieurs des éditions précédentes, a été obtenue grâce à la corruption. Les journalistes de Blast ont notamment raconté que Nicolas Sarkozy, alors président de la République, avait monnayé son soutien en 2010, en demandant à la fois le rachat du PSG par l’émirat, et le versement par le Qatar de 300 millions d’euros pour financer la participation française à la guerre en Libye [1]. Alors que Michel Platini, à l’époque président de l’UEFA, avait d’abord prévu de voter pour les Etats-Unis, il avait finalement choisi de donner sa voix au Qatar après un déjeuner avec Sarkozy, en invoquant, selon Sepp Blatter (homme d’affaires alors président de la FIFA), « les intérêts supérieurs de la France » [2]. Aussi, le contrat signé entre la FIFA et la chaîne qatarie Al Jazeera Sports (dont Bein Sports est le nom occidental), qui concernait les droits de diffusion télévisée de la Coupe du monde 2022, principale manne financière de la FIFA, mentionnait un supplément de 100 millions de dollars en cas de choix de l’émirat comme pays hôte. Peu après le vote, plusieurs millions de dollars furent transférés sur les comptes de dirigeants de la FIFA [3].

Ensuite, l’aberration écologique, que de nombreuses organisations ont pu dénoncer publiquement, devrait suffire à discréditer l’événement. Six des huit stades ont été construits spécifiquement pour l’occasion et resteront probablement inutilisés durant les prochaines années. La plupart de ces enceintes sont dotées d’un système de climatisation, utilisé ce dimanche lors du match d’ouverture entre le Qatar et l’Equateur, alors même que la température ne dépassait pas les 23 degrés. Aussi, l’émirat, incapable d’accueillir sur son territoire les masses de touristes, a mis en place des navettes en avion au départ des pays voisins [4].

Enfin, la discrimination et la répression des femmes et des minorités de genre, comme les conditions sociales des travailleurs immigrés au Qatar, n’ont pas fini d’indigner. Les ouvriers venus construire les stades ont dû payer des frais d’embauche, vu leurs passeports confisqués à leur arrivée, ils ont été contraints d’habiter dans des taudis, et exploités dans des conditions proches de l’esclavage, avec interdiction de se syndiquer et même de quitter leur employeur. Selon le Guardian, au moins 6 500 travailleurs immigrés, des hommes jeunes et en bonne santé, sont morts au Qatar depuis l’attribution de la Coupe du monde [5]. Parfois, l’exploitation a perduré après le décès, la famille de l’ouvrier étant contrainte de continuer à rembourser les frais d’embauche.

Alors qu’Amnesty International, Human Rights Watch et FairSquare demandent la création d’un fond d‘indemnisation à destination des travailleurs et des familles des ouvriers décédés, le Qatar se contente de nier et dénonce un « coup de communication » [6]. Aussi, puisque l’émirat avait décidé d’embaucher des vrais-faux-supporters venus de plusieurs pays d’Asie pour assurer l’ambiance, et que cette décision, exemple manifeste de l’absence de culture footballistique au Qatar, lui a valu les moqueries des médias du monde entier, l’employeur a finalement annoncé que ces employés ne seront finalement pas rétribués.

Pour toutes ces raisons, dans la plupart des médias, il est maintenant demandé aux invités s’ils comptent « boycotter la Coupe du monde ». La question est souvent rapide et peu précise, mais elle marque la gêne et l’ampleur du scandale. Des médias, du Monde à Hugo décrypte en passant par Libération, ont aussi dû se justifier de couvrir l’événement, tant l’organisation de cette Coupe du monde comme ses conditions d’attribution apparaissent indécentes. Parallèlement, puisqu’il n’est plus possible d’ignorer la polémique, d’autres acteurs, médiatiques ou politiques tentent de jeter la suspicion sur les personnes qui osent appeler au boycott du Qatar. Pour eux, cibler précisément le régime qatari sans boycotter tous les états criminels dans le monde serait la preuve d’une indignation sélective, irrationnelle voire discriminatoire.

Ce développement, logique sur le plan formel, est le même que celui auquel sont souvent confrontés les soutiens à la cause palestinienne, regroupés au sein de la campagne Boycott, Désinvestissements et Sanctions (BDS) à l’égard d’Israël. En 2016, dans Lundimatin, Ivan Segré qualifiait la campagne BDS de « boycott impossible ». Son argument reposait sur le fait que les Français dénonçant l’occupation et la colonisation de la Palestine sont eux-mêmes citoyens d’un état colonial et parfois supporters d’un club de football, le PSG, qui appartient au Qatar, état connu pour son peu de respect des droits humains, ce qui par conséquent, rendait douteuse la campagne ciblant spécifiquement Israël. [7] 

Aujourd’hui, cet argument est renversé dans les colonnes d’Orient XXI par Sarra Grira, responsable des pages arabes de la revue. Bien qu’elle reconnaisse les pratiques « moralement condamnables » du Qatar, la journaliste considère que, dans la mesure où l’Eurovision a pu se tenir en Israël, et que les rares partisans du boycott d’Israël ont été victimes de procès d’intention et accusés d’antisémitisme, le boycott de la Coupe du monde au Qatar « laisse néanmoins entrevoir une indignation à géométrie variable » [8].

Ce discours, qui renvoie les États dos à dos et se borne à accuser les militants d’une trop grande partialité, montre rapidement ses limites. Si ce principe est étendu, il devient impossible de s’engager pour une quelconque cause, sous prétexte qu’il est impossible de participer simultanément à tous les combats. Cet argument est aussi mis en avant par Gianni Infantino. Ce samedi 19 novembre, interrogé sur la situation des ouvriers étrangers au Qatar, le président de la FIFA, qui vit à Doha depuis plus d’un an, a répondu en invoquant la façon dont les États occidentaux traitent les migrants, allant ensuite jusqu’à discréditer par avance tout reproche venu d’Occident. Il ne s’agissait évidemment pas d’appeler à la révolte en Europe et au Qatar, ni même de défendre un principe de justice (la FIFA a refusé de soutenir le projet de fonds d’indemnisation pour les travailleurs au Qatar [9]), mais simplement de faire preuve de relativisme et de jeter la suspicion sur toute critique. Plus drôle encore est la réaction Pierre Ménès. Le journaliste, connu pour sa dénonciation fréquente du « racisme anti blancs », met fréquemment en avant son amitié avec Valérie Pécresse et Nicolas Sarkozy, et il a notamment reçu Eric Zemmour sur sa chaîne youtube. Aujourd’hui, analysant sur son site internet les matchs de la Coupe du monde, il dénonce « la haine exacerbée contre le Qatar », qu’il associe à un racisme anti-arabes [10]. Enfin, sur les réseaux sociaux, des militants décoloniaux, qui expliquent pourtant (à juste titre) depuis des années que la question du racisme n’est pas uniquement un préjugé individuel ou l’essentialisation d’une identité, mais avant tout un rapport de pouvoir fait de violences, d’exploitation et de discriminations, se trouvent maintenant à critiquer, au nom de l’antiracisme, l’opposition à la Coupe du monde au Qatar. Il est cependant difficile de considérer l’émir et sa famille comme victimes de quoi que ce soit, ou de nier la connivence entre les organisateurs de cet événement et de nombreuses multinationales, dont les principaux actionnaires sont occidentaux.

L’omniprésence de la question du boycott marque un échec relatif du Qatar dans son opération de soft power, dont nous devons nous réjouir. Cependant, au fur et à mesure de la légitimation du boycott, et de la présence médiatique de ce thème, la question est dépolitisée. Alors que les appels au boycott sont initialement une façon de formuler la mise en accusation (ici, des instances du football, des actionnaires, dirigeants d’entreprises et chefs d’état), le boycott risque de devenir sa propre fin, la question étant intégrée au spectacle à égalité avec le port du brassard arc-en-ciel par le capitaine de telle ou telle sélection.

D’ordinaire, une campagne de boycott vise à instaurer un rapport de force, plus qu’à se distinguer ou à sauver son âme. Elle est un prétexte à la manifestation ou à l’interpellation publique, répertoire d’action des organisations qui ont fait connaître le scandale politique, social et écologique de la Coupe du monde au Qatar. Aujourd’hui, dans les médias, l’individualisation de la question, allant parfois de pair avec un refus de préciser les enjeux, offre évidemment un boulevard à ceux qui cherchent à faire diversion.

C’est ainsi que Macron, après avoir convaincu Kylian M’Bappé de rester au PSG sans qu’on connaisse les arguments mis en avant, appelle à ne pas « politiser le sport ». Tout en s’affichant depuis plusieurs années avec les joueurs de l’équipe de France dès qu’il en a l’occasion, Macron a envoyé Darmanin pour assister à la cérémonie d’ouverture. Il assure aussi qu’il se rendra personnellement au Qatar si l’équipe de France atteint les demi-finales, lors d’une visite qui sera bien sûr apolitique.

Alors que la FIFA et le Qatar continuent, comme Macron, de se vautrer dans le grotesque, et que chaque jour apporte sa nouvelle polémique, des menaces contre un journaliste danois lors d’un direct à la télévision à l’arbitrage litigieux du match d’ouverture entre le Qatar et l’Equateur, nous ne pouvons que regretter que les joueurs n’aient pas massivement déserté l’événement. Ce refus de prendre position est notamment analysé par Vikash Dhorasoo, qui insiste sur les différentes causes : la concurrence entre les joueurs, leur exclusion de toutes les instances de décision, la pusillanimité de leurs syndicats, et des salaires suffisamment élevés pour les encourager à se taire [11].

Alors que la Coupe du monde se tient dans des conditions qui discréditent ses organisateurs, et qu’elle sera de toute manière célébrée et diffusée dans le monde entier, l’enjeu principal ne peut pas être aujourd’hui celui du seul boycott des téléspectateurs ou de la culpabilité individuelle. Évidemment, la haine des différents hommes d’ État qui s’affichent lors de cet événement est juste et saine, et il est légitime de considérer comme des abrutis les touristes qui s’y rendent en mettant à distance la réalité du monde. Il en va autrement du visionnage d’un programme télévisé, peu engageant, tant d’un point de vue politique qu’en termes de subjectivation. Se définir par ce que l’on consomme ou ce qu’on ne consomme pas, afficher avec fierté l’heure à laquelle on allume ou éteint sa télévision, semble une perspective assez pauvre. Aussi, au-delà du fait que leur responsabilité n’est en aucune manière comparable à celle d’un chef d’État ou d’un PDG, les téléspectateurs ne forment pas en tant que tels une masse organisée pouvant mener des actions. Ce terrain est par définition celui de la défaite.

Qu’il s’agisse de l’Eurovision en Israël ou de la Coupe du monde au Qatar, la réduction de la question politique au choix individuel quant à un mode de consommation peut difficilement entraîner autre chose que des formes de distinction ou de culpabilisation peu propices à l’action. Cette capacité à l’individualisation n’est pas sans rappeler un certain moralisme qui se répand notamment sur les réseaux sociaux. Souvent, sous couvert de dénoncer les « comportements problématiques » de ceux qui ont utilisé un mot interdit ou fait référence à une œuvre décriée, il s’agit plus de s’ériger en redresseur de tort, et ainsi jouir du pouvoir associé à ce rôle, que de trouver collectivement des façons d’avoir prise sur les situations.

Il n’est pas méprisable qu’une personne admire à la télévision les rencontres de l’équipe du Brésil, dont les performances lors des matchs de préparation ont impressionné, et dont la qualité de l’attaque la place en grand favori. Le fait de regarder des matchs qui seront probablement les derniers de Lionel Messi, Cristiano Ronaldo et Olivier Giroud en Coupe du monde ne doit pas empêcher de participer aux différentes initiatives qui pourront être prises en solidarité avec les populations opprimées au Qatar. Sur son site internet, le collectif Boycott Qatar 2022 écrit d’ailleurs : « Si c’est trop difficile pour vous, que vous ne pouvez pas détourner les yeux du tournoi, nous vous proposons de regarder un flux non-officiel, et d’activer vos bloqueurs de publicité si vous regardez les temps forts sur les chaînes officielles : de cette façon, la FIFA ne percevra aucun revenu de votre part… » [12]

Il semble plus important de se retrouver et d’échanger que de polémiquer sur les choix télévisuels de chacun. Par exemple, ce mardi 22 novembre, Attac et le Collectif carton rouge organisent à la Recyclerie, dans le dix-huitième arrondissement de Paris, une soirée à propos de la situation au Qatar, visant aussi à défendre un football soutenable, populaire et émancipateur. Aussi, tout au long du déroulé de la compétition, dans le onzième arrondissement, le Babel café propose une programmation alternative, axée notamment sur la rediffusion des plus grands matchs de l’histoire de la Coupe du monde. Il sera possible de revoir la victoire de l’Algérie sur l’Allemagne en 1982, peu avant que cette même Allemagne élimine la France à Séville, en demi-finale aux tirs aux buts, alors que les Bleus menaient trois buts à un dans la prolongation. Les participants pourront aussi admirer les performances réalisées en 1990 par la sélection camerounaise emmenée par Roger Milla, alors âgé de 38 ans. Les exploits de Maradona lors de la victoire de l’Argentine en 1986, et ceux de Zidane lors de la coupe du monde 1998, seront aussi diffusés [13]. En outre, le collectif Ramenez la coupe à la raison annonce qu’il répertoriera sur son site internet toutes les initiatives qui seront prises en France pour que les personnes scandalisées par la situation au Qatar se retrouvent [14]. Espérons qu’elles se multiplient.

Vivian Petit

[1Blast, Qatar/ France : 300 millions pour une guerre en Libye, https://www.youtube.com/watch?v=aTsbeG42UGM

[2Blast, Qatar connection : le déjeuner à l’Elysée où la Coupe du monde a basculé, https://www.youtube.com/watch?v=AWQtMj_9rMA

[3Blast, Coupe du monde 2022 : comment le Qatar a acheté le football mondial, https://www.youtube.com/watch?v=jwYq5ueYGwY

[4Blast, Plus jamais ça : l’aberration écologique du mondial 2022 au Qatar, https://www.youtube.com/watch?v=1t6hoJNXugM

[5The Guardian, Revealed : 6,500 migrant workers have died in Qatar since World Cup awarded, https://www.theguardian.com/global-development/2021/feb/23/revealed-migrant-worker-deaths-qatar-fifa-world-cup-2022

[6Amnesty international,
Qatar : Le rejet par le ministre du Travail des appels de la campagne en faveur d’une indemnisation est « extrêmement décevant », https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2022/11/qatar-labour-ministers-dismissal-of-compensation-campaign-hugely-disappointing/

[7Ivan Segré, Israël : L’impossible boycott, https://lundi.am/Israel-l-impossible-boycott

[8Sarra Grira, Le boycott du Qatar ou la fable du dromadaire qui ne voit pas sa bosse, https://orientxxi.info/magazine/le-boycott-du-qatar-ou-la-fable-du-dromadaire-qui-ne-voit-pas-sa-bosse,6027

[9Amnesty International, Qatar : La FIFA n’a toujours pas apporté son soutien au projet de fonds d’indemnisation pour les travailleurs malgré un soutien croissant en faveur de cette initiative, https://www.amnesty.org/fr/documents/mde22/6120/2022/fr/

[10Pierrot le foot, Coupe du monde 2022 : ’Pourquoi une telle haine exacerbée contre le Qatar ? Parce que ce sont des Arabes ?’, https://www.youtube.com/watch?v=8CoIchyqWNQ

[12Collectif Boycott Qatar 2022, http://www.boycott-qatar2022.org/fr

[13Contre-programme de Coupe du monde au Babel café ; http://www.boycott-qatar2022.org/contenus/imgs/NoQataran-Programme-OK.pdf

[14Collectif Ramenez la Coupe à la raison, https://ramenezlacoupealaraison.com/

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