Contre la résilience. À Fukushima et ailleurs

de Thierry Ribault - [Bonnes feuilles]

paru dans lundimatin#278, le 11 mars 2021

Alors que nous nous apprêtons à commémorer les 10 ans de la catastrophe de Fukushima, voici un extrait du livre tout juste paru de Thierry Ribault intitulé Contre la résilience. À Fukushima et ailleurs aux éditions L’échappée. En se servant de l’exemple du Japon, il montre ici de façon convaincante en quoi le concept de Résilience est de ceux qui servent à nous enfumer. Nous enfumer intellectuellement parce que la notion est souvent "ambigüe et définie de manière nébuleuse". Mais nous enfumer réellement aussi, en diffusant l’idée qu’après tout, la catastrophe en mouvement qu’est notre monde est encore une opportunité, que l’on peut non seulement s’adapter à elle mais aussi en tirer parti, comme l’explique Kazuo Furuta en parlant de super-résilience : « la société peut devenir plus robuste et plus intelligente qu’avant la survenue de l’accident, en se restructurant à partir de l’expérience. ». Peut-être la résilience est-elle un de ces nouveaux concepts qui viennent remplacer l’idée de Progrès, trop grossier pour être accepté tel quel de nos jours.

Vivre dans un blindé

La résilience est amplement mobilisée pour décrire et évaluer les réactions d’individus, de groupes ou de systèmes confrontés à des événements imprévus. Dans l’abondante et frénétique littérature qui lui est consacrée, on distingue trois formes : biologique, psychologique et sociale. Toutefois, la façon dont elle est invoquée et expérimentée dans ces différentes formes est ambigüe et définie de manière nébuleuse, particulièrement dans les situations d’exposition à des substances toxiques, dont les radionucléides. Durant les quatre dernières décennies, la recherche sur la résilience a connu un changement d’orientation allant de l’étude de ses substrats et contributeurs comportementaux et psychologiques vers celle de ses déterminants biologiques [1]. Visant à mieux préparer les espèces à accueillir et à faire face à des défis environnementaux croissants, les chercheurs impliqués dans les formes biologiques de la résilience s’intéressent à des situations où les individus sont exposés à des « facteurs de stress » extérieurs (des déclencheurs), aux capacités d’adaptation de leur « système de réponse neurochimique » face à la multiplication d’expositions néfastes, ainsi qu’à la fonction des circuits neuronaux mobilisés dans les réponses à ces facteurs de stress [2].

Néanmoins, dans une situation d’exposition aux substances toxiques, particulièrement au rayonnement ionisant, examiner les substrats et contributeurs biologiques de la résilience exclut que l’on examine les conditions d’une résilience biologique de fait, c’est-à-dire les capacités d’affronter véritablement, de manière organique, la dégradation biologique induite par l’exposition à une nuisance. L’exposition au rayonnement ionisant produit des effets génétiques et épigénétiques en l’absence de tout autres « facteurs de stress ». Elle interagit directement ou indirectement avec l’ADN au cœur des cellules exposées et peut aboutir à des modifications de sa structure telles que des mutations ponctuelles ou des recompositions associées au développement du cancer. On sait également que les cellules peuvent être rendues instables par l’exposition directe à la radiation ou en étant localisées au voisinage d’une cellule irradiée (c’est ce que les spécialistes appellent l’« effet bystander »), et que cette instabilité peut se propager sur plusieurs générations de cellules [3].

Par conséquent, l’idée de base des partisans de l’accommodation productive, selon qui être résilient signifie, non seulement être capable de vivre malgré l’adversité et la souffrance, mais surtout être capable de vivre grâce à elles [4], de grandir et s’adapter par la perturbation et la rupture, et de faire acte de foi envers elle [5], est en réalité inapplicable dans le monde de la radioactivité, tout comme elle l’est sans doute dans nombre de situations d’exposition toxique ou de contamination. L’adaptation est inadaptée.

En dépit de ces réserves de taille, dès après le 11 mars 2011, la notion de résilience va refleurir dans les milieux scientifiques au Japon avec une pétulance qu’on lui connaissait peu. En mai 2011, au sein de l’École doctorale d’ingénierie de l’Université de Tôkyô, naît un « groupe de travail d’urgence pour une vision d’une nouvelle ingénierie de résilience visant à pouvoir agir même s’il arrive un fait imprévisible. » Deux ans plus tard, le Resilience Engineering Research Center sera fondé dans la même université. Son directeur, Kazuo Furuta, précise les tenants et les aboutissants de ce qu’il faut désormais considérer comme « l’ère de la résilience » : le problème en cas d’accident, n’est plus celui d’une défaillance matérielle, d’une erreur humaine, ou des interactions socio-techniques inadaptées, mais celui de la « vulnérabilité dans des situations imprévues ». Pour Furuta, la résilience ne se réduit pas à la réponse d’un système à une crise, mais s’entend également comme l’adaptation aux changements lents et de long terme. Selon lui, « la société peut devenir plus robuste et plus intelligente qu’avant la survenue de l’accident, en se restructurant à partir de l’expérience. » C’est ce qu’il appelle la « super-résilience [6] ». En résumé, seul celui qui sait souffrir peut prétendre à la survie, matériaux et êtres humains étant censés se soumettre à la même loi. On voit ici, sous couvert d’une stratégie de sûreté, re-pointer le nez de l’eugénisme doux de l’idéologie de la dureté.

De son côté, l’expert en « ingénierie des transports, de la sûreté et du nucléaire », Masaharu Kitamura, président du Research Institute for Technology Management Strategy, fera paraître en 2012 la première traduction japonaise de l’ouvrage anglais considéré comme la bible de la résilience [7]. Selon Kitamura, la société et les individus devraient disposer d’une « capacité de restitution et d’une flexibilité pour surmonter – c’est-à-dire recevoir et non éviter – les chocs incertains afin de reconstruire un système [8] ». Dans une contribution plus récente, Kitamura et ses collègues proposent de prendre distance avec un « concept de sûreté où l’humain est défini en tant que risque pour la sécurité », et d’adopter « une sûreté au succès progressif dont l’objectif est de définir l’humain en tant que ressource nécessaire à la flexibilité et à la résilience du système [9]. » On ne peut qu’entrapercevoir combien, décidément, cette ingénierie de la résilience a toutes les allures d’une ingénierie déshumanisante de l’implacabilité et du consentement au désastre et à ses dégâts.

En juin 2012, le gouvernement japonais assène le coup de grâce en faisant paraître son Livre blanc sur la science et la technologie intitulé « Vers une société robuste et résiliente », dans lequel, inspiré de ces spéculations d’ingénieurs, il décline à son tour son approche : « En promouvant le développement de la Science et des Technologies afin de surmonter tout type de désastres […] nous devons renforcer le développement d’une société robuste et résiliente capable d’entretenir les rêves et les espoirs du peuple. […] La résilience d’une communauté est son aptitude à continuer à vivre, travailler, croître et se développer après un traumatisme ou un désastre. Une communauté résiliente est un groupe de gens organisé et structuré afin de s’adapter rapidement au changement, de dépasser le traumatisme, tout en maintenant sa cohésion [10]. »

Dans la foulée de cette mise en psychologie du social propre à l’autoritarisme, Keiji Furaya deviendra en décembre 2012, le premier « ministre responsable de la Construction de la résilience nationale ». En octobre 2013, sera votée la « loi fondamentale pour la résilience nationale contribuant à la prévention et l’atténuation des désastres afin de développer la résilience dans les vies des citoyens [11]. » Un « Plan fondamental et d’action de résilience nationale » sera adopté le 3 juin 2014, visant à réaliser dans la prochaine décennie « la formation d’un territoire national multi-axial », notamment en créant des réseaux routiers et autres infrastructures suite au désastre de 2011. Usant d’une définition floue de la « résilience nationale », il s’agit, plus concrètement, d’accroître la centralisation du pouvoir. Outre que les gouvernements locaux et les municipalités seront tenus de développer et mettre en place des « politiques de résilience », la loi stipule que « les citoyens doivent travailler de manière coopérative » avec ces politiques. Souveraine par rapport aux politiques budgétaire, de protection sociale et environnementale, la politique de « résilience nationale » constituera l’ossature de l’ensemble des politiques publiques. Les objectifs sont clairement de faire rentrer dans l’ordre du monde-comme-il-doit-aller, toutes les formes d’errements de la société industrielle et de ses technologies génératrices de nuisances. Ce qui n’est pas rien. Faire du désastre nucléaire de Fukushima un détail de l’histoire industrielle, dont le glorieux parcours est jonché de nombreux autres détails, est l’objectif, et la mobilisation de la résilience y contribue activement et fondamentalement.

L’ex-Premier ministre Shinzo Abe semble l’avoir également bien compris, lui qui, à chaque anniversaire de la catastrophe du 11 mars, ne laisse jamais échapper une occasion de s’embarquer dans le même train. La reconstruction dans les régions affectées ayant atteint « un nouveau stade » grâce à la levée des ordres d’évacuation à Fukushima, il « souhaite prendre le ferme engagement selon lequel le gouvernement fera tous ses efforts pour construire une nation forte et résiliente qui sera résistante aux désastres [12] ». Les promesses ne mangent pas de pain.

On voit comment la résilience s’inscrit parfaitement dans le solutionnisme de l’infinie reconstruction, partageant pleinement cette espérance avec la technologie nucléaire elle-même. En effet, le discours consistant à légitimer l’atome en tant que source d’énergie renouvelable indispensable à la reconstruction et à ladite « mitigation » post-catastrophe climatique – mitigation qui est en fait une édulcoration du désastre – le fait passer du statut de source potentielle et effective de catastrophe – un réacteur nucléaire est, en effet, « une bombe atomique à retardement dont l’explosion n’a pas été fixée [13] » – à celui de réponse inespérée, qui plus est « écologique », à la méta-catastrophe climatique. Cette transmutation de l’état de technologie menaçante à celui de solution incontournable et miraculeuse est aussi vieille que le nucléaire lui-même, la doctrine de l’« Atom for Peace » en ayant tracé les contours dès l’immédiat après-guerre. Ainsi, tandis que la résilience est chargée du rebond des âmes en souffrance et de la réparation de soi en temps de catastrophe, on attribue à l’énergie atomique l’ambitieuse mission de réparer le climat en effondrement. Dans un cas comme dans l’autre, le désastre n’est pas percé à jour et identifié pour ce qu’il est vraiment, notamment dans ses causes. Il n’est intégré dans la logique que dans la mesure où il permet de développer une justification du recours à des moyens qui sont, de fait, tenus pour des fins, le moyen idéal tenu pour fin s’avérant être ici la technologie nucléaire elle-même.

Face à cet emballement aménagiste tous azimuts qui va du soi à la planète en passant par la société, comme si la planète en question était une vaste société et la société elle-même, une grande famille composée d’individus chargés d’optimiser leur destinée atomique, l’un des principes de l’idéologie nucléariste déjà énoncé en son temps nous apporte un éclairage : tous les risques sont acceptables quand on fait en sorte de ne pas laisser à ceux qui les prennent la possibilité de les refuser. Ainsi, soutenues par les experts de l’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA), une fois les seuils d’acceptabilité relevés, les autorités japonaises prennent elles le parti de garantir une sécurité déshumanisante. Donnant une funeste résonance à la formule de Walter Benjamin selon laquelle « le prix de toute force, c’est de vivre dans un blindé [14] », cette survie en zone contaminée est prodiguée par ceux qui prennent soin de laisser aux autres le risque de l’expérimenter.

[1Dante Cichetti, « Resilience under conditions of extreme stress : a multilevel perspective », World Psychiatry, 9, 145–154, 2010 ; Sunya S. Luthar, « Resilience in development : a synthesis of research across five decades », in Dante Cicchetti & Donald Cohen (eds.). Developmental psychopathology Vol. 3 (p. 739-795). New York, Wiley, 2006.

[2Adriana Feder, Eric Nestler, Dennis Charney, « Psychobiology and molecular genetics of resilience », Nature Reviews Neuroscience, 10, 446–457, 2009.

[3Keith Baverstock, « Reflections on the Chernobyl Accident and WHO’s Response », unpublished draft report, 2013.

[4Nicolas Marquis, « La résilience comme attitude face au malheur : succès et usages des ouvrages de Boris Cyrulnik », SociologieS [En ligne], Théories et recherches, 13 mars 2018, [http://journals.openedition.org/sociologies/6633].

[5Glenn Richardson, « The Metatheory of Resilience and Resiliency », Journal of Clinical Psychology, 58(3):307-21, 2002, p. 313.

[6Kazuo Furuta, « What is Resilience Engineering ? », Conference at the Resilience Engineering Research Center, University of Tōkyō, 20 mai 2013.

[7Il s’agit du livre de Erik Hollnagel, David Woods & Nancy Leveson (eds.) Resilience engineering. Concepts and precepts. Hampshire, England, Ashgate, 2006, 397 p.

[8Masaharu Kitamura, « Lessons from the Fukushima accident and the issue of “nuclear-society” » Conference at the Atomic Energy Committee, Japanese Prime minister Cabinet Office, 14 juin 2011, Tōkyō.

[9Atsufumi Yoshizawa, Kyoko Oba, Masaharu Kitamura, « Lessons learned from emergency response during severe accident at Fukushima Daiichi nuclear power plant viewed in human resource development », Advance Publication by J-STAGE Transactions of the Japan Society of Mechanical Engineers, 2017.

[10MEXT, « Toward a Robust and Resilient Society. Lessons from the Great East Japan Earthquake », White Paper on Science and Technology, Ministry of education, research and technology, Strategic Programs Division, Science and Technology Policy Bureau, Tōkyō 2012.

[11Mainichi, 7 octobre 2013.

[12Mainichi, 11 mars 2017 et Mainichi, 11 mars 2018. Le même message est repris mot pour mot d’une année sur l’autre.

[13Günther Anders, L’Obsolescence de l’homme, tome II, Sur la destruction de la vie à l’époque de la troisième révolution industrielle, Paris, Fario, 2011, p. 389.

[14Walter Benjamin, Brèves ombres, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, 2000, p. 345.

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