Comment construire l’actualité pour légitimer la mort ?

Maxime Cochelin

paru dans lundimatin#415, le 12 février 2024

A la rentrée dernière, Maxime Cochelin racontait dans nos pages sur son passage en tant que producteur au sein de la matinale la plus écoutée du pays. Alors que la guerre menée par Tsahal depuis octobre, lacère la bande de Gaza et harcèle sans relâche ses habitants, l’auteur note, et il ne doit pas être le seul, que les grands médias semblent avoir choisi leur camp, et ce depuis bien longtemps.
Dans ce nouvel article, Maxime Cochelin décortique l’histoire récente des titres et fréquences principales du pays afin de faire ressortir les ressorts marchands et politiques de leurs choix éditoriaux.

Depuis plusieurs mois maintenant, la situation au Proche-Orient sature l’espace médiatique. En cause, tout le monde le sait, l’assassinat de 1200 israéliens par la branche armée du Hamas. Un acte d’une violence extrême qui justifie, sans que personne ne s’en interroge vraiment, la focalisation d’une bonne partie de la planète. De fait, dans une telle situation, comment ne pas considérer « normal » que les médias concentrent leur force pour traiter l’information, envoient des dizaines d’envoyés spéciaux, enchaînent les directs, mobilisent tous les « spécialistes » possibles et imaginables ? Ça apparaît comme une évidence, il ne pourrait pas en être autrement.

Le 23 janvier, sur France Inter, une énième matinale se penche sur le sujet. L’angle de l’émission : la mort de 20 réservistes israéliens. Un choix quelque peu étrange, alors que le bilan des victimes gazaouis venait de dépasser les 30 000 morts et qu’une plainte sud-africaine déposée contre l’État d’Israël pour génocide est à l’étude à la Cour internationale de justice. Le journaliste du Monde Diplomatique, Akram Belkaïd, interpelle les invités du jour sur Twitter pour leur faire part de son étonnement. Réponse de Pierre Haski, passé de chroniqueur à invité ce jour-là : « c’est un débat d’actualité ». Là aussi, visiblement, l’évidence est de mise.

Ce maintien dans un régime de normalité, avec des médias qui semblent fiers et satisfaits de leur traitement du réel, peut sembler étrange. Le naufrage est pourtant abyssal. On pourrait énumérer les nombreuses sorties des éditorialistes ou les questions des journalistes qui tentent, à travers des pirouettes d’une rare ignominie, de marquer une différence entre les « victimes » israéliennes et les « morts » palestiniens, résiduels, à la périphérie des bombes, sur le côté de la cible. On pourrait évoquer les universitaires qui se retrouvent renvoyés à leur cruauté lorsqu’ils tentent, avec une rigueur prouvée dans les nombreuses années de leur vie consacrées à l’analyse de cette situation, d’expliquer, de contextualiser. On pourrait citer les trublions de LFI, sociaux- démocrates bien gentils et patients, qui sont taxés de nazis lorsqu’ils mettent en avant une grille d’analyse par le « fait guerrier ». Une petite musique se dégage en fond, qui, elle aussi, est présentée comme une forme d’évidence : Israël, berceau de « civilisation », le rempart contre les barbares arabes. Et ce, avec une série de sanctions morales et symboliques d’une rare violence à l’égard des quelques-uns qui daignent développer une autre approche. Comment se fait-il que ceux qui tentent de préciser la nature du réel se voient renvoyés à l’extérieur de l’espace de respectabilité ? Comment se fait-il que la nature du réel se retrouve être délibérément combattue par les médias dominants, pourtant chargés d’en rendre compte ? C’est tellement immense, monumental, que ce ne peut pas être le fait de quelques personnalités. Toute le système est en cause, donc cherchons au niveau des rouages du foutoir.

Lorsque je travaillais à France Inter, un journaliste tenait à présenter toutes ses émissions avec le fil de dépêches sous les yeux. C’est une sorte de liste qui ne cesse de défiler où s’enchaînent des informations en tout genre publiées par les agences de presse (AFP et Reuters, pour ce qui est de Radio France). La justification, je la cite avec ses mots : « si la reine d’Angleterre meurt, je veux pouvoir l’annoncer en direct ». Lorsqu’on est chargé de la préparation de grosses tranches d’actualité, la potentielle mort de personnalités reste toujours dans un coin de la tête. C’est le genre de chose, imprévisible, qui peut vous obliger à changer tout le programme au dernier moment. Les longues maladies et les passages à l’hôpital sont ainsi surveillés. Sur l’espace numérique de travail partagé, il y a quelques dossiers « nécros » déjà préparés. Si un tel meurt, il y a des numéros, des étapes de sa vie, des thématiques sur lesquelles revenir quand la situation l’exigera. Créer l’événement avant qu’il advienne, un retournement du sens de l’histoire, et puis une séparation stricte entre les gens importants (dont on prépare la mort) et les autres. Basé sur quoi ? C’est censé tomber sous le sens, des gens importants, qui ont fait des choses. De toute façon, les autres médias sont sur le coup, il faut aussi s’y préparer. Quand le décès arrive, tout le monde se met en branle, ça dure quelques heures, parfois toute la journée, parfois toute la semaine, ça chamboule les émissions, puis ça retombe. Fiers d’avoir « tenus le cap », d’avoir été « au cœur de l’événement », d’avoir au final fait comme tous les autres, les activités reprennent.

Ça c’est pour les morts « chics ». Ensuite, il y a les morts en arrière-plan, qui finissent par former une toile de fond jamais interrogée : féminicides, naufrages méditerranéens, accidents du travail, catastrophes naturelles, malbouffe, pollution de l’air etc. Ces cadavres-là n’ont pas de visages, pas de noms. Ce sont des chiffres, qui augmentent au fur et à mesure que l’année avance. En France : 40 000 morts par an attribuables à l’exposition aux particules fines, deux personnes par jour qui meurent au travail (un des pires chiffres du continent, qui ne décroît pas), plus de 100 féminicides en 2023. On en parle quand il y a un rapport parlementaire, un cri d’alarme d’une personnalité quelconque, une photo choc. Quelques unes de journaux, deux-trois émissions par ci par là, mais la plupart du temps au milieu du reste, et puis ça retombe vite. Qui se souvient des tremblements de terre en Syrie et en Turquie, avec plus de 50 000 morts et des millions de personnes ayant tout perdu ? C’était il y a moins d’un an. Ces morts n’occupent jamais le devant de la scène bien longtemps. Une fois l’heure de gloire passée, l’indifférence reprend ses droits : Bertrand Cantat reste encensé, les expositions Pablo Picasso attirent toujours les foules et Emmanuel Macron câline avec allégresse Narendra Modi. Depuis le cœur du réacteur, ces sujets finissent même par devenir des sortes d’émission joker, plutôt pratiques, quand on sait plus trop quoi faire, quand « il y a pas grand-chose dans l’actu ». Rendre compte de ces drames sous la forme de rappels, comme si, quoi que l’on fasse, ces morts continueront de mourir.

Enfin, il y a ceux qui n’existent pas du tout. Perdus dans les limbes, des individus dont on dénie l’existence et occulte la mort. D’insoutenables vertiges : où sont passées les plus de 6 millions de personnes disparues depuis 1998 au Congo ?
Où s’est évaporée la mémoire du génocide des Kurdes orchestré par le régime irakien en 1998 et qui, en quelques mois, a ôté la vie de plus de 180 000 individus ?
Depuis le début de la guerre, il y a 8 ans, plus de 380 000 morts au Yémen.
En quatre ans de guerre civile génocidaire - en Éthiopie - (2018-2022), des estimations qui oscillent entre 600 000 et 900 000 victimes.

L’énumération pourrait continuer. Contrairement à la « catégorie » précédente, « l’actualité » n’effleure jamais ces gens là. Les travaux des ONG ne suffisent pas pour bousculer l’agenda médiatique, les travaux des chercheurs non plus. Pour les grands relais d’informations, ces événements sont secondaires, lointains, étrangers, et au final inexistants. « Une vie indigne de deuil est-elle considérée comme une vie non-vivante ? » [1] : tout concorde ici pour répondre par l’affirmative. Ces corps inertes, souvent massacrés (noirs et basanés en majorité, sans aucune forme de surprise) sont traversés d’une telle indifférence qu’ils en finissent par disparaître. L’ampleur du drame, le nombre de morts, le niveau de violence, n’importent pas. Les raisons invoquées dans les conférences de rédaction sont simples : si personne en parle, c’est sans doute que tout le monde s’en fiche, ce n’est pas important, et donc on en parlera pas non plus. Il faut toujours rester dans le jeu, toute proposition alternative fait courir le risque de la sortie de route.

« Premier sur l’actu », peu importe du reste.

On reconnaît dans cette hiérarchisation des existences les mécanismes de l’organisation du travail médiatique à l’ère néolibérale [2]. La production de « l’actualité » dont le rythme est dicté par l’émergence « d’événements » créés par les médias eux-mêmes. L’importance de la mise en récit qui devient impératif pour se positionner aux avants postes du marché de l’info. Avec, bien sûr, des logiques de coûts et de rentabilité qui s’immiscent : faire une spéciale sur la reine d’Angleterre, c’est quelques appels, des archives récupérées en interne, et des duplexs avec le correspondant à Londres. Envoyer quelqu’un en reportage au Rojava, trouver un fixeur, enquêter, c’est un peu plus périlleux. Alors, à quoi bon s’embêter ? Un paysage où le consensuel s’érige en impératif. Cette dynamique de champ qui supprime le droit au deuil de ceux « qui ne sont rien » et intronise des « figures » prend consistance au cœur de la morale journalistique. La profession, de plus en en plus dominée par la compétition, pousse à l’intériorisation d’un mode de classement des individus. L’accès au métier est corrélatif d’une capacité à se faire entrepreneur de soi-même [3], et à jouer des coudes pour se maintenir en place. Le placement en haut de la hiérarchie symbolique de la « réussite » bourgeoise est primordial. Comment s’étonner que cette morale qui appréhende la valeur de l’individu à l’aune de sa richesse, de son statut social, se répercute sur le rapport au monde promu une fois en poste ? La structure configure un régime d’affect qui légitime l’existence de la structure. Les dominants et les autres, donc. La boucle est bouclée.

Pendant l’été 2021, Bernard Tapie était mal en point. À France Inter, j’ai été mis dans les startings blocks. C’est à ce moment qu’on m’a montré le dossier nécro qu’un journaliste, dans un moment de flottement sans doute, avait monté. Les interlocuteurs préemptés étaient ses proches, des collaborateurs heureux, ceux qui avaient eu à faire avec cet homme jugé « exceptionnel ». La couverture du décès de Bernard Tapie était donc, à l’avance, construite comme une célébration. L’enjeu n’était pas d’utiliser cet homme comme prétexte pour évoquer les problématiques, les points de tension que sa vie pouvait illustrer : corruption, cooptations mafieuses, mensonges et manipulations politiques. L’important était de d’abord chérir l’entrepreneur génial, qui, parti de rien, est parvenu à grimper les échelons le « Edmond Dantès ». On a assisté plus récemment au même phénomène à propos du diplomate américain Henry Kissinger. Il a été encensé pour sa personnalité hors du commun, capable de mener les négociations comme personne, fidèle défenseur de l’intégrité de la nation, un « monstre sacré ». Le niveau d’indécence a été contrebalancé par certains qui se sont permis de préciser, information importante si l’en est, que Kissinger est avant-tout un criminel de guerre responsable de l’installation des dictatures sanglantes en Amérique du Sud. Quand Jean-Marie Le Pen mourra (cet événement est déjà anticipé par toute la presse, même s’il tarde à survenir), la même dynamique sera observable : on saluera d’abord l’adversaire politique farouche à la gouaille bien franchouillarde, on feuilletonnera sur une époque révolue avec une teinte de nostalgie. Nul besoin d’être devin.

Le 16 juin 2023, Amara Dioumassy, 51 ans, meurt sur son lieu de travail écrasé par une camionnette. Maçon et chef d’équipe, l’homme était engagé sur un chantier d’assainissement de la Seine en vue des Jeux olympiques de Paris. Un énième décès dans l’ombre complet des projecteurs médiatiques. L’événement n’en est pas un. Pourtant, la mort de monsieur Dioumassy parle et démontre : violence et humiliation au travail, absurdité de la mondialisation (ici sportive), racisme sociétal qui confie la préparation de « grands événements » à des gens qui en sont exclus, et ainsi de suite… Lors de la préparation d’une émission avec le chargé de communication des JO 2024 pour France Inter, dans l’objectif de pointer des manquements évidents, la rédaction en cheffe m’avait alerté : « attention au titre, ça sera quand même un grand moment ». Le journal Libération débute son année par un numéro fantasque : « Paris 2024. Et si tout se passait bien ? ». L’Obs reprend la communication officielle qui indique que les chantiers des Jeux Olympiques provoquent 4 fois moins d’accidents que la moyenne du BTP. Des individus écrasés dans des chiffres, noyés dans des moyennes, dont la mort est prévisible, normale. Pour les médias, le rythme du monde avance, les JO seront grandioses, et il est hors de question que les blessés graves dans le cadre des chantiers, certains handicapés à vie, viennent gâcher la fête.

En 2018, une guerre civile éclate en Éthiopie, pays d’environ 120 millions d’habitants. La région du Tigray, au nord du pays, décide d’organiser les élections régionales contre l’ordre du gouvernement central. La situation, déjà explosive depuis longtemps, s’embrase. L’armée fédérale se déploie massivement pour mâter les rebelles. Les milices ethniques s’en mêlent, tout comme les soldats érythréens appelés en renfort par Addis-Abeba. En quatre ans de guerre civile, certaines estimations se rapprochent du million de morts. Qui en a parlé ? Personne. Devant la direction des rédactions, c’est un sujet indéfendable. Pourquoi s’embêter à couvrir des barbares qui se massacrent entre eux façon guerre de tribus ? Les mots ne sont bien sûr pas ceux-là, mais le sens est le même : un stade d’humanité inférieur auquel nous n’aurions rien à voir. La généalogie de ce drame nous apprendrait pourtant bien des choses sur notre « civilisation ». Les tensions politiques en Éthiopie ont, entre autres choses, les normalisations cadastrales exigées par les organisations internationales d’aide au développement comme cause [4]. L’imposition brutale d’un régime de propriété est à l’origine d’oppositions territoriales entre groupes ethniques. Divisions d’une société nationale sur critères raciaux que l’on sait, depuis longtemps, largement la conséquence de l’influence occidentale [5]. La « civilisation » n’est pas étrangère à la guerre civile éthiopienne et ses centaines de milliers de morts, elle en est, si ce n’est le déclencheur, au moins le carburant.

La hiérarchisation des existences opérée par les médias, en plus d’une reproduction de la morale bourgeoise la plus élémentaire, forme une contre-histoire où les antagonismes disparaissent : la société est représentée comme un continuum de gens qui se baladent dans une mer d’huile, avec ceux, géniaux, qui réussissent à atteindre le rivage et les fainéants qui sont condamnés à voguer dans l’indifférence. Pas de luttes sociales, pas de déterminismes, pas de violence, pas de dominés et de dominants. La méritocratie comme étendard et la réflexivité comme adversaire. Des destinées déjà tracées, débarrassées de toute dimension pathologique : une star morte restera une star qu’importe sa dimension ordurière, un ouvrier disparu restera un ouvrier aussi inconnu que les autres, une éthiopienne violée puis massacrée restera, comme ses concitoyens, aux portes de l’histoire. L’actualité, construction réticulaire et consanguine à partir de laquelle le travail des journalistes s’agrège, ne s’arrête jamais. Tout change, tout le temps, des lois sont votées, des prises de paroles politiques marquent un « tournant du quinquennat », des débuts et des fins. Dans les conférences de rédactions, on parle de « séquences » : le réel est une pièce de théâtre. Derrière cette cadence effrénée, où la séparation entre sujets importants et secondaires apparaît tomber sous le sens, c’est une réalité alternative précise et cadrée qui émerge dans laquelle les dimensions dysfonctionnelles de la configuration capitaliste disparaissent. La fin de l’histoire advient : la réduction des victimes de féminicides passe par la prise de « mesures », la réduction des accidents au travail est question « d’amélioration », les morts par milliers en Afrique sont une affaire de « retard de développement ». La boucle est bouclée.

Portée par cette capacité à omettre la négation structurelle, le système médiatique a réagi à la situation au Proche-Orient comme il l’a toujours fait. L’hécatombe honteuse n’était en fait qu’une continuité. Les Israéliens, définitivement aux avant-postes du « développement » et par ce biais en haut de la hiérarchie symbolique de la respectabilité capitaliste, face aux indigènes barbares de Gaza, qui, entassés dans un lopin de terre, doivent s’organiser pour subvenir à leurs besoins primaires. Le 7 octobre appréhendé comme un événement autonome, sans histoire, et ainsi maintenu dans un strict régime d’animalité. Le narratif guerrier des sociétés dominantes (blanches) reproduit sans discernement : deux belligérants se battent pour la destruction de leur opposant, un attaquant (méchant) un défenseur (gentil). Incapable d’appréhender une configuration violente en dehors de ce cadre, inapte à comprendre que la violence, aussi ignoble soit-elle, peut-être la conséquence d’un régime de domination et d’oppression. Comme pour les femmes qui meurent sous les coups de leur mari, comme pour l’assassinat de Nahel par la police, comme pour les éthiopiens inertes sur les flans des montagnes, une incompétence structurelle à comprendre une situation dans sa dimension historique et agonistique. Le dit « récit civilisationnel » se répand dans ce sillage : comment supporter que des dominants meurent sous le joug des dominés ? Cette mise en branle de la structure est renvoyée à l’extérieur de l’espace humain, seule manière d’en conserver les fondations sans avoir à en justifier le caractère émétique.

C’est bien ça dont il a été question depuis le début : défendre, coûte que coûte, la hiérarchie des vies. Première étape, s’accrocher à qualifier le Hamas d’organisation terroriste. Le mot ne veut pas dire grand-chose mais il a la principale fonction de renvoyer le massacre du 7 octobre en dehors de toute forme d’explication, de cantonner cette violence à un régime sauvage de pulsion, de folie. Ensuite, le tapis rouge : à partir du moment où l’on fait face à des semi-humains, tout est permis. Cette guerre, dont on sait que le gouvernement de Netanyahou l’a grandement préparée en finançant le Hamas, se transforme en « riposte ». La différenciation du type de violence, aussi. Les bricoleurs d’un côté, avec leurs parapentes et autres ULM, rappelés à la raison par la force de la civilisation : bombardements aériens, détections des cibles par intelligence artificielle, opérations appuyées sur le meilleur service de renseignement au monde. La technique remplace la morale et transforme la plus pure épuration ethnique en de simples « victimes collatérales ». La configuration vidée de sa substance pour se maintenir dans un régime, encore une fois, de normalité. L’analyse par l’intention est inconsistante pour expliquer le naufrage : les médias n’ont pas sciemment, après concertation, décidé de faire disparaître les Palestiniens. En revanche, toute cette vision du monde, divisée entre civilisés et barbares, s’inscrit au cœur de leur morale de classe. Construits socialement pour être en charge des évolutions de demain, persuadés d’avoir obtenu leur place par la force du mérite, les journalistes défendent un mode de classification qui est la garantie de leur supériorité.

En conseil des ministres le 24 mai 2023, inspiré par le grotesque Jérôme Fourquet, Emmanuel Macron décrit la société française comme traversée d’un « processus de décivilisation ». Le président prétend s’inspirer des travaux de Norbert Elias pour échafauder son « raisonnement ». Soit, dissertons.
Pour le sociologue allemand, le terme de civilisation, entre autres choses, « résume l’avance que la société occidentale des deux ou trois derniers siècles croit avoir prise sur les siècles précédents et sur les sociétés contemporaines plus primitives » [6]. Il ne s’agit donc pas seulement de marquer une frontière entre « eux » et « nous ». La notion de civilisation cristallise une dynamique de « progression » dans l’histoire, unilatérale et uniforme, marquée par le rapprochement avec les habitudes des dominants. Pour Macron, y faire référence est un acte de conservation de l’ordre des choses par la négation existentielle d’un « champ des possibles ». Plus important peut-être, le monde « civilisé » (bourgeois) construit son hégémonie sur ce registre moral qui légitime, en creux, les sanctions à l’égard des mauvais élèves sans boussoles : étrangers, pauvres, exilés, jeunes etc. La matrice coloniale dans sa forme la plus classique [7]. La mobilisation du concept de « civilisation » est ainsi surtout un faire-valoir aux dominants pour concentrer la violence institutionnelle dans les espaces construits comme « non-civilisés ». La justification « morale », bien que souvent discrète, reste simple : les « barbares » qui ont fait le choix de ne pas épouser la « civilisation », de ne pas saisir la chance offerte par le capitalisme pour progresser dans leur existence, voir de s’y opposer, méritent que de la violence s’exerce à leur égard.

Comme l’illustre les déclarations d’Emmanuel Macron, cette division symbolique entre les vies qui méritent de vivre et les autres dont la mort est une simple suite logique s’agrège jusqu’au cœur de l’appareil d’État. À intervalles réguliers, des deuils publics sont organisés, parfois jusqu’aux salles de classe : un enjeu de cohésion nationale, mais aussi des opérations de classifications et de gouvernance [8]. Le 10 octobre dernier, les députés réunis à l’assemblée nationale ont observé une minute de silence en mémoire des victimes du Hamas. Un mois plus tard, le même organisme refuse d’avoir une minute de silence en mémoire des fonctionnaires de l’ONU victimes des bombardements israéliens à Gaza. Le deuil est une affaire de mémoire et d’indignation. Souligner et honorer la mort d’un travailleur sans papier, d’une jeune femme broyée par le patriarcat ou d’un enfant gazaoui implique un ras de marée : les structures par lesquelles les puissants restent puissants éclaboussent par leur ignominie. La mort ne vient pas frapper à la porte par hasard. Platon, déjà, avait saisi l’importance de contrôler le deuil pour garantir la stabilité du pouvoir et voulait ainsi interdire aux poètes d’exercer dans la cité : « il pensait que si les citoyens allaient trop souvent voir des tragédies, ils pleureraient les pertes auxquelles ils assisteraient et qu’un deuil ainsi manifeste et public, troublant l’ordre et la hiérarchie de l’âme, était voué à troubler aussi l’ordre et la hiérarchie de l’autorité politique »  [9]. La bourgeoisie n’a pas eu besoin de faire disparaître les poètes. Créer les médias fut suffisant. La boucle est bouclée.

Le traitement médiatique du Proche-Orient a permis de mettre en lumière les errances du travail journalistique à l’ère néolibérale. Beaucoup se sont rendus compte du problème moral (euphémisme) qui consiste à cautionner, à l’aune de l’argument civilisationnel, la destruction d’une population entière. Avec, en point d’orgue, la décision de la Cour international de justice qui reconnaît un risque de génocide et exhorte Israël à empêcher sa concrétisation. Cet argumentaire juridique devrait faire l’effet d’une onde de choc. Le château de cartes est censé s’effondrer, battu en brèche par le corpus qui, d’habitude, garantit le maintien de la domination bourgeoise : le droit. On attendrait des journalistes un géant mea-culpa, la reconnaissance de leur aveuglement, des excuses pour leur participation à l’invisibilisation d’un acte en devenir, catégorisé par le droit international comme pire qu’un crime contre l’humanité. Or, le bloc a tenu bon. Des petites astuces de renard : les plaidoiries sud-africaines globalement ignorées, les plaidoiries israéliennes rediffusées en direct et construites comme l’événement majeur de la « séquence ». Des « spécialistes » qui dénoncent des institutions internationales en perte de boussoles ou bien qui s’adonnent à l’inversion du sens des mots. Depuis la publication du premier jugement, plus grand- chose, des médias absents. Un acte dorénavant renvoyé à son insignifiance.

L’émergence d’un bloc bourgeois efficace, concentré à la défense de ses intérêts et bâti sur les modifications néolibérales de la structure de la classe dominante, est actée depuis quelques années [10]. L’alignement global du journalisme sur la logique du statu quo, porté par la pression à la rentabilité économique et la concentration sur les avantages concurrentiels, s’inscrit dans cette même dynamique. L’accentuation des offensives à l’encontre du repère juridique apparaît, cependant, comme une relative nouveauté. On avait le Medef, bien sûr, en bataille rangée contre les règles qui obligent à traiter un travailleur comme un être humain. Petit à petit, des déclarations rentrées dans les mœurs : c’est le rôle du patronat. Les élites politiques, maintenant, qui produisent des lois dont elles connaissent pertinemment l’inconstitutionnalité. La déclaration des droits de l’homme présentée ainsi comme un obstacle à la progression dans l’histoire. Un corpus moral à la dérive, où la « civilisation » est brandie à tort et à travers pour justifier d’une remise en cause de la base de notre système politique, dans l’objectif d’accentuer la répression des corps. Les journalistes, enfin, qui minimisent le poids et la valeur du droit international. Soit de manière frontale, en se permettant de renvoyer les juges à leur incompétence, soit plus furtivement, par l’organisation de « débats » qui posent dos à dos les éditorialistes de plateau et des universitaires ou juristes intègres, reconnus par leurs pairs pour la qualité de leurs travaux. Lorsque l’élite politique, économique et médiatique se radicalise pour justifier du déchaînement de la violence contre les individus, jusqu’à poser le droit comme un obstacle à la juste réalisation des choses, on connaît les conséquences. Le fascisme est en ligne de mire. La boucle sera-t-elle vraiment bouclée ?

Maxime Cochelin

[1Butler, Judith. « Ces corps qui comptent encore », Raisons politiques, vol. 76, no. 4, 2019, pp. 15-26.

[2Foucault Michel, Naissance de la biopolitique. Cours au collège de France (1978-1979), Paris, Le seuil, 2004.

[3Wendy Brown, Défaire le démos. Le néolibéralisme, une révolution furtive, Paris, Amsterdam, 2018.

[4Voir : Labzaé Mehdi, « Au-delà de la technicisation. Projets de développement, carrières d’« experts » et légitimation de pratiques autoritaires en Éthiopie », Cultures & Conflits, vol. 126, no. 2, 2022, pp. 83-101. ; Planel Sabine. « Le developmental state éthiopien et les paysans pauvres. Économie politique du développement rural par le bas », Politique africaine, vol. 142, no. 2, 2016, pp. 57-76. ; et, pour une réflexion plus générale : Scott James C., L’œil de l’État. Moderniser, uniformiser, détruire, Paris, La découverte, 2021.

[5M’Bokolo Elikia, Amselle Jean-Loup (dir.), Au cœur de l’ethnie. Ethnies, tribalisme et État en Afrique, Paris, La Découverte, 1985.

[6Elias Norbert, La civilisation des mœurs, Paris, Calmann-Lévy, 1973.

[7Fanon Frantz, Les damnés de la terre, Paris, La Découverte, 2002.

[8Foucault Michel, Naissance de la biopolitique. Cours au collège de France (1978-1979), Paris, Le seuil, 2004.

[9Butler Judith, Ce qui fait une vie. Essai sur la violence, la guerre et le deuil, Paris, La Découverte, 2010

[10Amable Bruno, Palombarini Stefano, L’illusion du bloc bourgeois. Alliances sociales et avenir du modèle français, Paris, Raisons d’agir, 2018.

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