« Bien sororalement… »

Par où recommencer la psychanalyse ?
A propos de Soeurs de Silvia Lippi et Patrice Maniglier

paru dans lundimatin#400, le 24 octobre 2023

La meilleure entrée dans le livre de Silvia Lippi et Patrice Maniglier, Sœurs, nous est proposée d’emblée, par son image de couverture. Que voit-on sur cette image ? Deux fillettes, qu’on peut évidemment supposer sœurs, voir jumelles, puisqu’elles sont indistinguables. Elles sont en train de partager un secret, qui a l’air d’être du plus haut intérêt, si l’on en juge par le visage choqué de celle qui écoute, témoignant bien que ce qui a été dit a vraiment fait de l’effet, et même un effet assez réjouissant, à considérer le geste qu’elle fait de se frotter les mains [1].

Il est clair qu’il va se passer quelque chose, quelque chose qui tient au fait qu’il y a de la parole en jeu, mais aussi des affects, donc du corps, et que ça circule. Disons même que ce qui compte, c’est ce qui circule et ce qui se partage entre les deux filles, au point que l’identité de chacune d’elles, donc aussi bien leur différence, ce qui les distingue, devient secondaire sans disparaître pour autant (en l’occurrence, il y en a une qui parle, et l’autre qui écoute, ça fait quand même une différence notable). Mais ce qui compte, c’est ce qui se passe, c’est-à-dire ce qui les fait sœurs ; ce qui compte, c’est ce qui a lieu là sous nos yeux, même si on ne sait pas très bien ce que c’est, ce qui compte c’est ce à quoi cette image nous invite à participer nous-mêmes, par curiosité, par désir de faire partie du secret nous aussi. Parce que cette image, et ce n’est pas la moindre de ses vertus, est drôle – et je tiens particulièrement à insister sur ce point : j’ai beaucoup ri en lisant ce livre, parce qu’il soutient sa proposition provoquante – « recommencer la psychanalyse », rien de moins – sans esprit de sérieux et sans lourdeur, en jouant, avec les mots, avec les idées, avec les concepts. D’une certaine façon, tout le programme du livre est condensé dans cette image de couverture, qui fonctionne comme une invitation à entrer dans le jeu, à s’y laisser prendre nous-mêmes : oui, on peut encore être choquées et excitées par ce que la psychanalyse, qui a depuis longtemps oublié d’être scandaleuse, peut déplacer des évidences avec lesquelles on se laisse aller, comme psychanalyste, à fonctionner facilement, et paresseusement.

Sœurs n’est pas un livre de psychanalyse de plus, et ceci tient notamment au fait qu’il soutient strictement son ambition, « recommencer la psychanalyse », donc : autrement dit, il fait ce qu’il dit, et même il le fait en le disant, c’est-à-dire qu’à chaque étape non seulement il propose des opérations de repositionnement des concepts-clé de la psychanalyse (le trauma, le fantasme, le symptôme, et le transfert en particulier) mais il dit aussi pourquoi et comment il le fait : parce que l’enjeu n’est pas ici seulement de critiquer ou de déconstruire mais de faire effectivement exister une autre psychanalyse. On peut en apercevoir les implications en repartant du point de pivot sur lequel repose la proposition de ce livre, et à partir duquel il fait effectivement tout pivoter autour d’elle – et comme je ne vais pas parcourir ici cette nouvelle cosmogonie psychanalytique dans son ensemble, je choisirai de revenir sur deux déplacements, l’un théorique, l’autre pratique – je ne dis pas clinique à dessein, parce qu’en psychanalyse, tout est clinique, la théorie comme la pratique, c’est-à-dire que tout est envisagé du point de vue du désir et de ses effets.

Voici donc dessiné à grand traits le paysage qui nous est proposé : il existe donc une autre psychanalyse que celle qui organise une clinique de la castration sur un trépied – d’abord un mythe, le mythe freudien développé dans Totem et tabou où le meurtre du père par la horde des frères se trouve associé à l’entrée dans l’histoire et la culture ; ensuite un complexe, le complexe d’Œdipe, qui inscrit les formations du désir dans le cadre hétéro-patriarcal ; enfin un principe, celui de la différence des sexes, qui contribue à maintenir l’illusion naturaliste. L’autre psychanalyse proposée dans ce livre s’oriente autrement, à partir d’un trépied différent : elle s’appuie sur un autre mythe, celui de la horde des sœurs, qui ne sont pas liées entre elles, en miroir, par un meurtre, pas même celui de la mère, mais par le partage d’un trauma, qui n’est pas en lui-même collectivisable, mais qui peut donner lieu à un travail collectif sur ses effets ; elle travaille pour ce faire sans complexe à partir du trauma et du désir, c’est-à-dire du désir dans sa dimension nécessairement traumatique ; et enfin elle construit un espace pour se déployer qui n’est plus tributaire de la référence phallique comme garantie de stabilité, si bien que la position féminine peut sortir de la situation de relégation à laquelle même la théorie lacanienne de la femme pas-toute souscrivait sans en avoir tout à fait l’air, en lui donnant l’apparence d’une sorte de glorification, au statut néanmoins ambigu. L’espace nécessaire au déploiement de cette clinique de la sororité a des coordonnées précises : il s’appuie donc sur un inconscient pensé depuis le trauma, c’est-à-dire depuis ce que le désir a toujours de débordant, d’excessif et de sidérant, un inconscient branché sur les pulsions où se matérialise le désir. Dès lors, plutôt que d’avoir à considérer d’abord comment on se défend individuellement de cette dimension traumatique inaugurale, voire même comment on y est précisément individualisées (et donc aussi isolées) par les réponses d’ordre névrotique ou psychotique qu’on construit pour se dégager de la position passive, inerte à laquelle le trauma nous réduit, on peut envisager un autre travail avec le symptôme, qui devient lui-même un symptôme partagé – et c’est bien la proposition décisive du livre, puisque c’est à partir du symptôme envisagé ainsi que tout peut pivoter, autour de cette question : peut-on ensemble fabriquer un symptôme qui nous guérisse ensemble ?

Pour donner une idée des effets qui se déduisent de ce repositionnement de l’espace analytique, je choisis deux situations : d’une part, la relation mère-fille, et d’autre part, la situation transférentielle elle-même. Et pour habiter la première situation, on peut faire entrer en scène Valérie Solanas, qui est en quelque sorte l’interlocutrice d’élection des autrices de ce livre, celle qui semble avoir déclenché son écriture à partir des possibles ouverts par son interpellation apparemment folle – débarrassons-nous des hommes et de leur ordre patriarcal pour que d’autres expériences existentielles puissent advenir. Car dans l’histoire de Valérie, il y a une mère, qui n’a pas une très bonne réputation auprès des commentateurs, mais qu’une dramaturge, Sara Stridsberg, a justement imaginé comme étant le support d’un symptôme partagé entre elles deux, la mère et la fille : au lieu de chercher à colmater l’angoisse de sa fille face à sa mort à venir, cette mère l’accompagne, se chargeant non d’apaiser cette angoisse, mais de l’accueillir et d’y répondre – non sans mobiliser l’humour d’ailleurs, et avec une certaine cruauté. Ce qui se déplace ici, à travers le prisme solanien, c’est la relation mère-fille mise en impasse quand elle est prise sous l’angle oedipien, car on n’y aperçoit la mère que coincée dans la fonction d’avoir à répondre à la demande infinie de réassurance de l’enfant, ce qui est impossible, si bien que ça suscite une déception virant facilement au ressentiment prolongé en rivalité quand l’enfant est une fille – une passion triste, en d’autres termes. Pouvoir faire avec l’angoisse au contraire, cet affect qui est le mémorial conscient du trauma inconscient et qui indique à coup sûr qu’on a à faire à son propre désir, la laisser circuler et faire contagion, c’est déjà sortir du cadrage phallique, qui en introduisant un tiers terme entre la mère et l’enfant, le phallus, détourne de l’angoisse en produisant le refoulement.

Ce qu’on voit apparaître dans ce déplacement, c’est l’horizon de ce qui s’appelle ici une clinique sororale, ou une psychanalyse sororale, qualifiée comme clinique du réel, c’est-à-dire une clinique où l’angoisse se traite là où seulement elle peut être féconde : là où elle est partagée. J’en viens alors à la deuxième situation, celle du transfert lui-même, du lien entre la psychanalyste et sa patiente. On a vu émerger dans les dernières années une sorte de désapprobation soupçonneuse adressée à celles qui revendiquent vouloir parler à des « psy safe », c’est-à-dire des psy supposées partager avec leurs patientes un espace commun de subjectivation construit en particulier autour du genre ou de la race. Le soupçon vient du fait qu’il y aurait là un refus de faire avec la différence de l’autre, celle de la psychanalyste - comme si on ne choisissait pas toujours son analyste pour des raisons plus ou moins bizarres, mais strictement individuelles ; ce qui change, là, c’est que c’est une revendication collective. Le soupçon vient aussi du fait qu’on serait ainsi en train de contester la structure même du transfert, une structure dissymétrique où se joue à la fois la reproduction des formes du pouvoir, et la possibilité de les traverser (ce qui implique de ne pouvoir ni les nier, ni encore moins les ignorer) : c’est l’une qui parle mais c’est l’autre qui sait. A cet égard, on pourrait pourtant choisir de se rendre sensible à une autre possibilité, celle-là même qui est mise en valeur dans ce livre : supposer un partage a priori qui mette en jeu des corps genrés/dégenrés, racisés, c’est contester intuitivement qu’on puisse s’en tenir simplement à la séparation du dire et du savoir. C’est aussi du même pas faire du transfert l’occasion d’une claire articulation du psychique et du politique : le plus singulier y est mis en partage de telle façon que ça change quelque chose à la manière dont on se relie à l’autre, aux autres, et aussi bien, même si différemment, pour l’analyste que pour la patiente – toujours dans une dissymétyrie, mais à l’horizontale, plutôt que dans l’entretien prévisible d’une verticalité phallique. Le transfert peut être envisagé comme l’espace d’une coïncidence, dont l’enjeu serait alors de mettre en phase les battements de la pulsion avec les rythmes du monde. Car il n’y a rien entre nous, est-il ici soutenu, sinon la dynamique des symptômes que nous sommes capables d’inventer - le tiers terme, le phallus, ne jouant alors plus que le rôle d’une fausse médiation, dont la vraie fonction est de faire diversion. Ce quelque chose de commun qui constitue la sororité et auquel le symptôme prête non pas son enveloppe formelle, mais sa substance pulsionnelle, est ce qui rend possible de ne pas se défendre du trauma, mais d’y trouver une force politique – une manière de faire lien.

Cette clinique sororale est sans doute plus difficile, car moins cadrée, mais elle est assurément réjouissante par les remaniements qu’elle produit dans la manière de penser la place de la psychanalyste, et à travers elle la fonction de la psychanalyse : s’il s’agit bien de continuer à y trouver une pratique émancipatoire, alors comment ignorer les interpellations dont elle fait l’objet par celles qui cherchent effectivement les outils de leur émancipation, depuis les points identifiés comme produisant une aliénation, sinon spécifique, au moins vécue comme singulière mais partageable ? C’est pourquoi il ne peut sans doute être simplement question de glisser des fils aux filles – en prolongeant par exemple la question que Lacan posait dans sa conférence de 1972 sur « Le savoir du psychanalyste » : qu’est-ce qui nous lie à celui qui, avec nous, s’embarque dans la position qu’on appelle celle du patient ? « Nous sommes frères de notre patient, affirmait-il alors, en tant que, comme lui, nous sommes les fils du discours. » En quoi consisterait aujourd’hui pour nous, psychanalystes de la « troisième génération » lacanienne à qui incombe la charge de se dégager des impasses produites à la génération d’avant par un héritage assurément lourd à porter, d’être les sœurs de nos patientes : s’agirait-il pour nous d’être les filles du discours, de manière à y faire valoir d’autres lignes structurantes que celle, quand même un peu épuisée, du phallogocentrisme ? Pourtant, si « tout ça » tient à bien autre chose que le bastringue familial, donc oedipien, c’est que la sororité ne devrait pas être uniquement référée à la position des filles, dans une sorte de fraternité au féminin - elle est plutôt causa sui, comme le livre l’envisage : autonome, non référée à un autre système de valeurs que celui qu’elle cherche à porter. Car si l’inconscient d’aujourd’hui est sororal, c’est parce que « sororité » est la meilleure manière de dire ce qui subvertit les contenus du présent aujourd’hui, nous disent les autrices – aussi bien dans les familles, quelles que soient leur compositions et recompositions, que dans tous les autres espaces où des liens sont en jeu – c’est-à-dire à peu près partout.

Sophie Mendelsohn

[1Pour votre notre lundisoir avec Silvia Lippi et Patrice Maniglier, c’est par ici : Tout le monde peut-il être soeur ?

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