La Commune revient [2/2]

Suite de l’entretien croisé avec Jérôme Baschet et Laurent Jeanpierre

paru dans lundimatin#215, le 4 novembre 2019

La semaine dernière, nous avions publié le premier volet d’un entretien croisé avec Jérôme Baschet et Laurent Jeanpierre, présenté et réalisé par Josep Rafanell i Orra et Johan Badour. En voici la seconde partie.

Vous pouvez cliquer ici pour relire la première partie ainsi que sa présentation.

Le scénario d’une méga-crise financière apparaît de plus en plus vraisemblable, y compris à des « experts » qui n’en sont pas moins des militants forcenés de l’économie. Dans ce contexte bien peu sont ceux qui continuent à penser que les structures étatiques nationales ou transnationales, telles qu’elles se sont structurées ces trente dernières années, pourront y faire face. Le scénario de l‘implosion de ce qui reste de l’intervention de l’État sur l’ordonnancement du social, de sa gestion, par ses institutions, si on exclut la basse police, apparaît ainsi de plus en plus probable. Donc : approfondissement du libéral-fascisme, ou avec des mots plus contenus, de formes de libéralisme autoritaire à la Macron, avec ses dystopies ? Ou résurgence de « cette tradition cachée » mais aussi « appel du futur », selon les mots de Laurent, de ce que l’on pourrait appeler le communalisme et la relocalisation de la politique ?
Jérôme Baschet. La nervosité face à l’accumulation des signes de fragilité du système financier s’accentue ; mais aussi face aux difficultés de l’économie dans son ensemble, avec une forte menace de récession ou du moins d’installation dans un cycle de très faible croissance mondiale (parmi les pays moteurs, l’Allemagne est à +0,5% seulement et la Chine est sans doute très en-deçà de ce qu’indiquent les statistiques officielles). Au-delà de l’effervescence récente autour des injections de liquidités de la Banque centrale européenne (BCE), qui sont sans doute relativement anecdotiques, tout ceci signifie que les mesures prises depuis 2008-2009 pour maintenir l’économie mondiale sous perfusion – la politique des taux d’intérêts bas ou même négatifs, ainsi que le rachat massif de titres par les banques centrales (quantitative easing), dont la BCE a annoncé la relance à partir de novembre – tout ceci doit être maintenu sans pour autant que le malade retrouve une véritable santé, car à peine tente-t-on d’atténuer ces mesures que les menaces s’alourdissent plus encore (déflation, effondrement des cours, faillites en série, récession...). L’analyse devrait être poursuivie pour montrer que ces phénomènes relèvent de ce que j’analyse comme une dynamique de crise structurelle, dont les multiples dimensions – financière, économique, écologique, migratoire, sociale, politique, etc. – tendent à se renforcer les unes les autres. D’ailleurs, les traits que vous venez de mentionner – l’affirmation des replis nationalistes et xénophobes tendant vers un néo-fascisme ; un autoritarisme appuyé sur des normes juridiques et des dispositifs policiers de plus en plus ouvertement répressifs – font partie de la dimension politique de cette crise structurelle.

J’aimerais insister sur le fait que crise structurelle ne signifie ni crise terminale ni effondrement fatal. Rien d’inéluctable ici, contrairement aux schémas du marxisme ordinaire (mais aussi de la collapsologie : on peut noter au passage que celle-ci tire sans doute sa puissance de conviction du même ressort illusoire que le marxisme ordinaire, à savoir l’invocation d’un processus absolument certain, qui permet à chacun de s’inscrire dans une histoire dont le sens est par avance assuré, le désespoir suscité par l’effondrement annoncé n’étant que la version renversée de l’espoir d’une émancipation garantie). Contrairement à la prophétie de la crise finale du capitalisme, la notion de crise structurelle implique d’admettre que l’émancipation n’est pas objectivement déterminée. Par ailleurs, il est bien clair que la crise est, depuis les années 1970, l’une des armes favorites de la gouvernementalité néolibérale ; mais cette instrumentalisation n’implique pas que la crise soit un pur artifice et, d’ailleurs, bien des mesures caractéristiques du néolibéralisme (à commencer par l’expansion sans limite du crédit) ont fini par accentuer la crise qu’elles prétendaient surmonter. Par crise structurelle, j’entends le fait que la reproduction du monde de l’Économie, et notamment la poursuite de l’accumulation du capital, se heurtent à des difficultés sans cesse croissantes (limites des ressources naturelles, effets de la dévastation du vivant et du dérèglement climatique, freins à l’externalisation des coûts écologiques et tendance à la hausse des coûts salariaux mondiaux induisant une baisse de rentabilité de l’activité productive ; surchauffe financière et suraccumulation tendancielle multipliant les bulles prêtes à éclater ; processus de décomposition sociale associés à l’extension du chômage et de la précarité, des inégalités de revenus et de patrimoine, de l’exclusion et des fractures territoriales, des dérives identitaires et des clivages ethno-religieux instrumentalisés ; délégitimation des systèmes politiques de la démocratie représentative, etc...). Cependant, toutes ces difficultés et d’autres encore qu’il convient d’analyser plus en détail peuvent encore, et jusqu’à preuve du contraire, être surmontées. Même les limites qu’on croit volontiers infranchissables, comme celles qu’implique l’épuisement des ressources naturelles, ne me semblent pas devoir être considérées comme des limites absolues, compte tenu de la très forte plasticité du capitalisme et de ses capacités d’innovation. En ce sens, l’argument selon lequel une croissance infinie dans un monde fini suffit à condamner le capitalisme à une disparition certaine est certes très efficace, mais trop beau pour être honnête : la seule limite vraiment absolue du capitalisme, c’est l’extinction de l’humanité, à laquelle, en effet, il pourrait bien conduire. Bref, tous ces obstacles, déjà avérés ou prévisibles, peuvent être surmontés, mais au prix de nouvelles difficultés plus grandes encore, notamment en termes de dévastation écologique, de dégradation des conditions de vie et de tensions de tous ordres, poussées très près de leurs points de rupture. Et ces points de rupture semblent vouées à être de plus en plus fréquemment atteints ou dépassés, comme le suggère le soulèvement des Gilets Jaunes, ainsi que la séquence accélérée des insurrections les plus récentes, de Hong Kong au Chili, en passant par l’Équateur et la Catalogne, le Liban et l’Irak (liste non exhaustive et ouverte).

L’idée d’une crise structurelle du capitalisme peut paraître tout à fait contre-intuitive, car tout le monde voit bien que les décennies néolibérales ont imposé un rapport de force où l’avantage du capital est écrasant et ont permis une redoutable avancée du front de marchandisation, comparable à celle d’un rouleau compresseur. Ayant imposé ses normes jusque dans les recoins les plus reculés du globe et dans les replis les plus intimes des subjectivités, le monde de l’Économie semble plus triomphant que jamais. Pourtant, c’est le propre de certaines périodes historiques que de permettre d’observer que l’emprise d’un système de domination peut continuer de s’étendre et d’afficher sa puissance, souvent même de manière hyperbolique et ostentatoire, alors même que des difficultés majeures ne cessent de s’accumuler et de s’amplifier, entraînant des failles de plus en plus prononcées qui l’affaiblissent de manière souterraine.

Face à l’approfondissement de la crise structurelle du monde de l’Économie, avec son cortège sinistre de catastrophes et de souffrances, on peut faire l’hypothèse d’une montée de l’insubordination et d’une multiplication des soulèvements, dont celui des Gilets Jaunes me semble pouvoir être pris comme un signe annonciateur. Soulèvements signifiant que, face à des conditions de vie de plus en plus dégradées et littéralement épuisantes sinon mortifères, le point d’inacceptation de l’inacceptable est atteint. Soulèvements aussi pour tenter de sauver la possibilité d’une vie digne – si ce n’est la possibilité même de la vie, humaine et non humaine, sur Terre.

Dans ce qui émerge de ce côté-là, je partage pleinement l’hypothèse de Laurent concernant la relocalisation de la politique et j’aime à me remémorer cette phrase (je cite en substance) : « la politique des communes n’est pas qu’une lubie d’anarchistes ; c’est un appel du futur ». Il vaut donc la peine de s’attarder un moment sur ce que l’on entend par relocalisation. Comme on l’a évoqué déjà, la force des Gilets Jaunes a tenu à la conjonction d’échelles spatiales variées, de sorte que la relocalisation de la politique ne me semble pas impliquer que l’enracinement local en soit le seul horizon. Je crois comprendre que c’est ce que tu veux dire, Laurent, puisque tu soulignes à plusieurs reprises que le local ne saurait suffire. Tu rappelles les limites inhérentes aux communes auto-centrées et tu conclus que les expériences locales ont intérêt à se fédérer et à s’articuler à des propositions politiques situées à d’autres échelles.

J’aimerais ajouter, sur ces questions, deux remarques. D’abord, on pourrait se demander si le « local » en tant que tel est bien le véritable enjeu. Je m’explique : nous parlons bien d’une politique située, ancrée dans les lieux mêmes de l’expérience vécue. Il s’agit donc d’une politique nécessairement localisée, mais peut-être pas pour autant seulement locale. Comme je le disais, on peut, avec les zapatistes, appeler cela une politique de l’autonomie : une politique d’en bas, qui se fonde sur la capacité d’auto-organisation collective ; et qui, en cela, rompt avec la politique d’en haut, centrée sur l’exercice du pouvoir d’État et la capture de la puissance collective au profit d’une élite prétendument compétente. De ce fait, la question de l’échelle ne prend tout son sens que si elle est reliée à d’autres enjeux, plus fondamentaux peut-être, à commencer par l’émergence d’une politique non étatique.

Ma seconde remarque : si l’on admet qu’affirmer une relocalisation de la politique – avec la perspective d’une multiplication des communes libres, territoires autonomes et espaces libérés de toutes sortes – n’implique pas de s’enfermer dans le seul local, alors il n’y a pas lieu non plus d’opposer cette relocalisation de l’action politique à d’autres formes de mobilisation ayant un caractère plus global. Le 20 septembre dernier, il y avait, a-t-on pu lire, quatre millions de personnes dans les marches pour le climat des cinq continents. Quoi qu’on puisse penser des limites des « Fridays for future », c’est là une dimension d’une dynamique appelée à la fois à croître, à se radicaliser et à faire de l’inquiétude écologique un levier important des mobilisations collectives présentes et à venir. Il serait sans doute paradoxal de s’enfermer dans la seule relocalisation de la politique au moment où une part croissante de l’humanité découvre que celle-ci n’a jamais été confrontée à un problème aussi global que le dérèglement climatique. Face à ce constat et à quelques autres, on peut moins que jamais renoncer à l’objectif stratégique de construire une force planétaire, nécessaire pour affronter un ennemi global (qu’il y ait de multiples manières d’envisager cette construction est une évidence, mais du moins, peut-on identifier celles qu’il conviendrait de ne pas reproduire ; que nous ne soyons pas très avancés en la matière est une évidence non moins criante, mais ce n’est pas une raison pour renoncer par avance à une perspective dont la nécessité risque de se faire sentir de plus en plus fortement dans les temps à venir). Bref, il apparaît indispensable de lier ces deux dimensions : la multiplication nécessaire de constructions localisées et la lutte commune contre l’ennemi. Elles ne me semblent ni incompatibles ni contradictoires. La seconde concerne ce à quoi on s’oppose et qu’il faut détruire, la première ce que l’on s’efforce de faire naître. Le rapport entre local et global est inverse dans les deux cas. L’ennemi est présent partout (et il faut donc aussi l’affronter localement), mais il est d’abord structuré par ses interactions globales. Ce que nous voulons construire est d’abord et nécessairement localisé, mais n’est pas enfermé dans le seul local ; il est au contraire ouvert aux rencontres, aux échanges et à la coopération entre des formes multiples d’expériences singulières et situées.

Laurent Jeanpierre. Le capitalisme connaît des crises régulières de plus ou moins grande ampleur. Mais je me méfie toujours de l’annonce de la crise ou de la « méga-crise » finale. Une partie du marxisme et, avec lui, de l’anticapitalisme, a vécu et vit encore avec cette certitude, cette attente de la dernière crise. Chacun sait qu’elle n’est pas venue et je ne pense pas que, même face à la perspective de la catastrophe écologique, on puisse faire le pari absolu d’une fin inéluctable du capitalisme même si j’admets qu’un saut qualitatif est franchi dans le concept même de crise avec la perspective d’un épuisement des ressources naturelles et la dégradation irréversible des milieux de vie. Je note par ailleurs, comme vous sans doute, l’importance des discours de crise dans la gouvernementalité, le mode de régulation du capitalisme néolibéral : ils servent et ont servi à dompter les oppositions et les résistances et à accélérer la mutation des dernières décennies qui s’est fixée contre le réveil politique fondamental (et transnational) des « années 68 ». Certes, les crises ne sont pas des fictions. Elles existent. Elles ont des effets bien réels sur le quotidien des personnes, sur leur misère, sur leur environnement, sur leur santé et, plus fondamentalement, sur leurs possibilités de vie, d’action et d’épanouissement. Mais l’existence de ces crises, depuis les années 1970, ne bénéficient pas, dans l’ensemble, aux forces de dépassement du capitalisme.

Plus conjoncturellement, j’entends moi aussi la rumeur d’une nouvelle crise financière d’ampleur mondiale, comparable à celle de 2007-2008 et peut-être plus dévastatrice encore. J’ai remarqué également que le néolibéralisme autoritaire, néo- ou post-fasciste a gagné beaucoup de terrain depuis ces dix dernières années. Il y a là un mécanisme de raidissement qui n’est pas sans rappeler celui qui a suivi la crise de 1929 : l’accusation de la crise économique provoque des crises sociales qui sont réprimées ou résorbées dans des régimes ou avec des technologies de pouvoir de plus en plus autoritaires. Ce mécanisme n’est pas homogène, il s’affirme de manière différenciée selon la position des pays dans le système-monde capitaliste. Trump n’est pas Bolsonaro qui n’est pas Poutine ou Erdogan, eux-mêmes ne ressemblant pas à Macron. La Chine est évidemment le modèle abouti de cette nouvelle forme de gouvernement dans la mesure où elle est la première puissance économique mondiale et pourrait devenir le prochain centre du système-monde capitaliste. Mais partout les idées et les partis de droite et d’extrême-droite nationalistes gagnent du terrain médiatique, électoral, et conquièrent les esprits ou le pouvoir. Le mouvement historique, inscrit dans la moyenne durée du dernier demi-siècle, de démocratisation des sociétés nationales est en régression.

L’intensification de la répression et l’extension du sécuritaire font partie de cette nouvelle équation du pouvoir. D’autres attributs, qui appartiennent à l’arsenal historique des nationalismes, retrouvent également un nouvel avenir même s’ils n’avaient jamais disparu : le racisme, la recherche de boucs-émissaires, la haine et le rejet des étrangers, etc. Mais je n’ai jamais adhéré aux conceptions exclusivement répressives du pouvoir d’État. Pour maintenir dans l’obéissance leurs populations, les États-nations ont développé une myriade d’autres technologies politiques bien au-delà des seules techniques répressives car ces dernières n’y suffiraient pas. Si ce que Bourdieu appelait la « main droite » des États se durcit à nouveau depuis dix ans, cela s’accompagne aussi d’une reconfiguration de leur « main gauche », de leurs fonctions « sociales ». Beaucoup de politiques ont leur place dans cette transformation et il faudrait en faire un inventaire précis qui me semble manquer actuellement. À la faveur du « grand débat » organisé en France au moment de la mobilisation des gilets jaunes, j’ai seulement fait l’hypothèse que la démultiplication, depuis plusieurs décennies, des dispositifs participatifs et délibératifs et, plus largement, de redistribution de la parole, pouvaient avantageusement se substituer à la redistribution fordiste des richesses même si elle pourrait porter aussi en elle d’autres promesses. Cet essor a lieu aux échelles locales, nationales et transnationales, dans certaines dictatures – la Chine encore… – comme dans les démocraties parlementaires. Dans les moments de mobilisation forte ou critique, le couple participation-répression permet de diviser avantageusement la population entre « bons » citoyens qui prennent la parole et foule « violente » qui prend la rue.

Alors, socialisme ou barbarie ? Ou plutôt : communalismes ou néolibéralismes autoritaires ? Je vois bien les vertus mobilisatrices que peuvent avoir ces diagnostics historiques qui prennent la forme d’alternatives manichéennes. Elles enthousiasment certains. Elles en paralysent d’autres. Nous y reviendrons plus loin. Le néo-fascisme est en tout cas bien réel dans plusieurs pays et beaucoup doivent lutter au jour le jour contre lui ou subir ses assauts au risque de leur vie. Le communalisme, la fédération de communautés et surtout de communes libérées au moins en partie des rapports marchands et de rapports de domination cristallisés, représentent un ensemble de pratiques encore bien faibles pour faire face aux développements autoritaires actuels. J’inscris cependant la résurgence théorique et pratique marginale de ce projet communaliste dans une tendance historique actuelle plus vaste de repolitisation du local. Cette tendance est portée par un ensemble varié de pratiques qui vont notamment, dans le seul cas français, des mobilisations territoriales autour de grands projets inutiles (dont les zads) ou d’autres causes (fermeture d’écoles, d’hôpitaux, de services publics, etc.) aux listes citoyennes ou aux mobilisations associatives dans ce qu’on appelle ici les « quartiers » en passant par les dispositifs participatifs (comme les budgets) ou délibératifs dont je parlais plus haut, de plus en plus employés par les pouvoirs publics territoriaux. Je sais que je regroupe délibérément des pratiques qui peuvent paraître distinctes, voire opposées. C’est qu’elles me semblent toutes porteuses de cet investissement politique des enjeux et des milieux locaux sans lequel une aspiration communaliste éventuelle ne peut émerger.

Ces relocalisations de l’engagement politique se développent avant tout, comme je l’ai déjà souligné, à cause de la difficulté à politiser d’autres espaces comme l’entreprise ou le travail et à gagner des luttes dans les arènes nationales et internationales. Le proche, le territoire, le milieu de vie le plus immédiat sont susceptibles d’être au moins en partie décrits, discutés, réorganisés et éventuellement maîtrisés même si toutes les conditions de vie, toutes les institutions et les structures qui pèsent sur l’expérience vécue, n’y sont pas rassemblées. Ces relocalisations de la politique ne sont pas en outre contradictoires, ni exclusives, d’une certaine transnationalisation des luttes et des fronts, autour du féminisme et de l’écologie par exemple. La politique protestataire nouvelle se structure actuellement autour d’une dialectique du local et du transnational ce qui n’interdit évidemment pas des soulèvements nationaux comme c’est le cas actuellement au Chili, au Liban, à Hong Kong ou en Irak. Les formes protestataires sont profondément liées aux formes de régulation du capitalisme existant dans chaque pays, à l’histoire de l’État, et à la position de celui-ci dans le système-monde. Il est donc normal que l’importance des arènes localisées soit variable. Et comme Jérôme l’a également rappelé dans une réponse précédente, le local ou le territorial ne sauraient se suffire à eux-mêmes. Il faut non seulement poser sur de nouveaux frais les modalités de fédération des expérimentations collectives localisées de libération collective mais aussi le jeu à construire avec les autres échelles politiques et économiques, national-étatiques, transnationales et supranationales. L’anarchisme historique a, sur ces points, certainement fait preuve de naïveté, même quand il a pensé des formes fédératives. Il existe tout un ensemble d’utopies réelles, passées ou présentes, communautaires, communales, coopératives, autogestionnaires, qui demandent à être analysées sans complaisance ni idéalisme afin de constituer un stock de problèmes et de solutions partagés, une cumulativité politique, une véritable « tradition ». Jérôme n’a-t-il pas commencé à adopter cette démarche depuis plus de vingt ans autour de l’expérience zapatiste ?

Certains entreprennent au contraire, en répétant de manière plus ou moins sophistiquée le catéchisme marxiste-léniniste, de disqualifier par avance toutes les expérimentations politiques d’autonomie localisée au motif qu’elles négligeraient les échelles plus grandes, en particulier le droit, l’État, le capital mondial. Cette attitude en surplomb exonère de toute enquête précise sur les forces et les faiblesses effectives des aspirations et des réalisations communalistes. Elle écrase théoriquement dans l’œuf les expériences politiques émancipatrices les plus novatrices des trente dernières années, qui ont presque toutes eu les petites échelles infranationales pour théâtre. Bien entendu, ces expériences sont fragiles. Le déchaînement guerrier ou répressif des dernières semaines, au Kurdistan, en Catalogne, doit faire réfléchir (quoi qu’on pense par ailleurs de la qualité des expériences communalistes conduites dans ces régions). Mais il est plus intéressant, plus productif, plus nécessaire surtout, de penser les limites de ce que Jérôme appelait plus haut les « politiques par le bas » à partir de ce qu’elles sont, ou de ce qu’elles ont été, plutôt que de psalmodier ou de réinventer l’office bien connu de la « politique par le haut » (cette dernière fût-elle radicale ou révolutionnaire). Nous connaissons les « œuvres » du marxisme-léninisme. Celles des expérimentations socialistes écrasées ou écartées par lui, ou bien qui se sont développées dans ses marges ou en dehors de lui, restent à analyser.

Dans ce parcours à accomplir au sein des possibilités enfouies et réelles des communismes libertaires et des communalismes passés et présents, une part devra être réservée à l’étude de leurs hybridations éventuelles avec les fascismes. Bien entendu, historiquement, la tradition communaliste est étrangère ou hostile au fascisme. Mais elle ne l’est pas par principe. On peut en effet imaginer des regroupements communautaires, communalistes d’inspiration réactionnaire ou fascisante. La perspective de la catastrophe écologique aiguise aujourd’hui ces curieux assemblages politiques comme le montre l’exemple du survivalisme. L’alternative que vous avez posée entre communalisme et nouveaux autoritarismes s’en trouve compliquée. La possibilité du néo-fascisme n’est plus en dehors des expérimentations politiques locales et émancipatrices actuelles. Le front de la bifurcation historique dans laquelle nous sommes plongés n’est pas extérieur. Ce front est partout.

Jérôme, tu conclus vers la fin de ton livre sur l’inévitable pari optimiste de l’émergence d’une multiplicité de nouvelles formes de vie « deséconomisées » (tu parles de multiplication d’espaces libérés) que viendraient nourrir et approfondir des révoltes et moments insurrectionnels. Laurent, partages-tu cette hypothèse politique ? Dans la partie finale de ton ouvrage, suivant les analyses du sociologue Erik Olin Wright, tu reprends la possibilité d’un autre scénario, « symbiotique », qui verrait une reprise du rôle de l’État à partir de la relance de politiques publiques, de réformes étatiques, de luttes à l’intérieur des institutions associées à ce que fut la social-démocratie... En ce sens, pensez-vous que la référence à un renouveau de l’horizon social du welfare, le retour à des formes renouvelées de socialisme à l’aune des désastres écologiques (le Green New Deal de Bernie Sanders et Alexandria Ocasio-Cortez) portées par les gauches mondiales serait possible ?
Laurent Jeanpierre. La scène de la politique contemporaine, aussi sombre soit-elle, ne se réduit pas au théâtre polarisé que nous venons d’évoquer. Je ne dis pas cela pour ajouter des nuances ou de la « complexité » et perdre ainsi l’essentiel. Il y a peut-être aujourd’hui une bifurcation historique inédite et terminale qui pose la question de l’après-capitalisme sous la forme d’une alternative entre nouveau socialisme et nouveau fascisme. C’est en substance l’argument de Wallerstein au terme de son enquête magistrale sur les six siècles de ce qu’il appelle le « capitalisme historique ». J’y suis très sensible car Wallerstein est sans doute l’un de ceux qui est allé le plus loin dans ce que j’appellerais une eschatologie rationnelle. Je considère d’ailleurs, même si c’est un autre sujet auquel j’ai déjà fait allusion lors de l’une de mes précédentes réponses, que ce type de rapport à l’avenir, au possible, reste la meilleure arme critique contre le rationalisme eschatologique (ce que certains ont appelé « l’hypothèse cybernétique » du capitalisme et de son art de gouverner en est l’aboutissement historique) : la croyance absolue dans l’inéluctabilité d’un progrès porté d’abord et avant tout par les sciences et les techniques (une croyance notamment défendue à coup de milliards de dollars par les illuminés de la Silicon Valley et des GAFA) qui a été l’une des sources du processus de destruction de la planète dont nous sommes les acteurs et les spectateurs. Pourtant, plutôt que de sonner l’appel de la bifurcation et donc du choix décisif et sans retour, je préfère, ici aussi, reprendre dans un premier temps les choses par le bas et, par-delà optimisme ou pessimisme, partir des pratiques existantes de résistances à la gouvernementalité et au capitalisme présents : partir en particulier des « utopies réelles », même affaiblies ou marginales, d’un nouveau socialisme ou d’une écologie vécue, en construction (c’est-à-dire d’un nouvel anticapitalisme).

Je m’inspire ici directement de la visée du sociologue marxiste hérétique états-unien Erik Olin Wright dont l’œuvre récente, comme celle de Wallerstein, me paraît fondamentale pour acquérir une vue panoramique des tâches qui sont devant nous. Dans Utopies réelles (et dans Alternatives to Capitalism, son dernier ouvrage), Wright recommande l’étude critique et le déploiement pratique des utopies socialistes réelles. Il rappelle combien il est fondamental, dans notre appréhension des changements historiques nécessaires à un dépassement du capitalisme, de se débarrasser de toute eschatologie sécularisée, de toute philosophie de l’histoire latente, de toute téléologie. Il propose ensuite de compléter l’opposition héritée entre « réforme » et « révolution » d’une troisième modalité de transformation socialiste qu’il appelle « interstitielle » et dans laquelle se trouveraient notamment le communalisme, d’autres agencements collectifs comme les coopératives, les entreprises autogérées et les espaces libérés de l’économie dont parle Jérôme. Même si cette idée d’un socialisme déjà-là et préfiguratif n’a rien d’inédit, avec sa prise en compte, tout le débat, aujourd’hui bien souvent scolastique, ayant cours depuis plus d’un siècle entre courants du socialisme – marxismes et anarchismes, organisés et spontanés, instituants et destituants – s’en trouve enrichi, complexifié, déplacé. Ce face-à-face idéologique, stratégique et politique pourrait en réalité durer encore des siècles. En avons-nous seulement l’intérêt ? Et le luxe ? La transition du capitalisme au socialisme ne peut plus être pensée comme le résultat d’un choix radical, existentiel ou rationnel, entre ces deux seules options mais comme le produit d’un processus résultant de la combinaison entre diverses modalités d’affaiblissement des agencements capitalistes, modalités qui, selon Wright, que je suis ici, se regroupent en trois grands types. À partir des expériences passées et présentes, il s’agit dès lors d’analyser les régularités produites par telle ou telle succession ou combinaison. L’enquête dans ce domaine est virtuellement immense, fondamentale, et je dirais qu’elle vient seulement de commencer. Situer ses propres actes en fonction de cette connaissance nouvelle, voilà ce que serait une véritable vision stratégique.

À mes yeux, la limite principale des considérations de Wright tient au fait qu’elles ignorent la question écologique. Non seulement cela ne doit pas nous exonérer de le lire, mais rien n’interdit d’adapter sa conception du changement historique au mouvement écologiste ou écosocialiste. Dans l’une des lectures les plus pénétrantes qui aient été faites d’Utopies réelles, Jérôme a reproché à Wright de minimiser la place des stratégies de rupture révolutionnaire et d’accorder trop de poids aux stratégies « symbiotiques » (qui s’appuient sur les institutions publiques pour augmenter le pouvoir d’agir) dans sa conception du processus de transition du capitalisme au socialisme. Sans négliger le caractère incitatif ou favorable de certaines politiques socialistes relevant de stratégies symbiotiques, il est conduit pour sa part, je crois, à insister sur l’articulation préférable de changements interstitiels – les espaces libérés de l’économie auxquels vous faites allusion – et de ruptures de type insurrectionnel dans la mesure où ce sont les deux seuls qui poursuivent explicitement un horizon anticapitaliste. Je crois quant à moi qu’il faut s’en tenir à la proposition formelle de Wright : penser de concert le jeu réciproque et les voies étroites où les transformations symbiotiques, rupturistes et interstitielles peuvent se renforcer mutuellement. Et donc, oui, laisser par principe une place dans nos scénarios projectifs à certaines des solutions au moins des socialismes ou de l’écologie réformistes. Entendons-nous bien : c’est ici une question de méthode, pas de parti-pris. Je peux à titre personnel préférer l’action de type révolutionnaire ou m’engager dans des « communes libérées » mais je dois, si je m’inscris dans cette analytique de la transition, penser mes pratiques en les situant dans un ensemble plus large de stratégies socialistes dont certaines sont réformistes et passent pas les élections, les partis, les appareils d’État. Cette exigence d’articulation a fait défaut aux socialismes des deux derniers siècles. Cette négligence est l’une des causes de leur échec.

Une tout autre affaire consiste à déterminer si de telles réformes socialistes ou écologiques sont encore concevables et possibles dans l’état actuel du capitalisme. C’est la question que vous me semblez poser de manière englobante lorsque vous souhaitez évaluer la probabilité d’un nouveau welfare ou d’un Green New Deal. Ici encore, méfions-nous des prédictions hasardeuses comme des vœux pieux. Je dirais simplement que je ne vois pas ce qui en interdirait par principe l’éventualité si la conflictualité sociale est suffisamment intense et va dans ces directions. On peut ensuite chercher à mieux apprécier les conditions de possibilité de ces changements de politiques publiques. Même si des propositions de Green New Deal sont aujourd’hui portées aux échelles nationales et même transnationales par un ensemble de forces et de leaders politiques, aux États-Unis, en Grande-Bretagne, ailleurs, on peut douter qu’elles puissent être mises pleinement en œuvre dans l’état actuel des rapports de force et à une échelle transnationale suffisante. Des projections robustes de transition énergétique radicale soutenues par un fort investissement public (celles de Robert Pollin) tablent, pour parvenir à leurs fins en 2050, sur une part de 1,5 à 2 % du PIB investie chaque année et dans tous les pays. C’est à la fois peu de choses économiquement et cela semble insurmontable politiquement. C’est ce sentiment d’impossibilité, après quarante ans de contre-révolution néo-libérale, qui fait apparaître les néo-keynésiens comme des néo-marxistes et permet de comprendre que nombre de marxistes sont devenus eux-mêmes keynésiens. Quant au Green New Deal dans un seul ou dans quelques pays, certains y voient un levier politique pour les rapports de force internationaux, mais on peut douter qu’il soit actif à brève échéance.

On peut par ailleurs juger les effets de telles politiques de relance et d’investissement verts par avance insuffisants, insatisfaisants, nuisibles ou contradictoires mais c’est encore un autre problème. Bien entendu, les politiques qui s’inspireraient d’un éventuel Green New Deal ne sont pas en rupture avec le capitalisme, fût-il en partie ré-étatisé, et elles visent, d’une certaine manière, à inventer un nouveau fordisme, un fordisme allégé de certaines de ses nuisances environnementales et sanitaires. Mais pour apprécier les conséquences de ces propositions hors de tout réflexe conditionné, il faut changer d’échelle d’analyse, observer chaque politique spécifique, regarder si elle tend à favoriser ou, au contraire, si elle entrave des expériences localisées de transformations interstitielles et des projets plus vastes de rupture. C’est un questionnement permanent, pragmatique, dont je ne vois pas comment il pourrait être résolu par avance. Ce n’est peut-être pas excitant, exaltant, mais pour sortir du capitalisme, il n’y aura pas d’autres choix, il va falloir entrer dans le mécano des agencements sociaux et des relations effectives. J’ajoute – c’est un point fondamental – qu’il n’y a pas selon moi d’agencements purs, ni purement écologiques, ni purement socialistes, ni purement capitalistes. Il y a des ferments, parfois infra-minces, de socialisme même dans un agencement collectif capitaliste (c’est un point qui devra être approfondi ailleurs) et de l’État ou de l’économie au fond de la forêt ou de la ZAD. Il n’y a pas à le déplorer : c’est normal, c’est dans l’ordre des choses. L’économie sociale et solidaire, les coopératives, les « espaces libérés de l’économie », les communes décroissantes autogérées : rien n’est pur. C’est d’ailleurs ce qui permet régulièrement aux puristes de toutes sortes de se pincer le nez, de rester spectateurs et de profiter des jouissances morbides de la mystique révolutionnaire.

Pour penser la transition, il faut substituer une démarche différentielle, incrémentale et localisée à la pensée binaire, absolutiste et globale qui a écrasé la tradition révolutionnaire (et produit en série cette mystique). L’état présent du mouvement écologique y oblige d’ailleurs au moins autant que la défaite historique, plus évidente encore depuis trente ans, du mouvement socialiste. En pleine ascension, la mobilisation verte n’est pas sans rappeler la diversité des premiers moments socialistes de la première moitié du dix-neuvième siècle. C’est une époque expérimentale qui appelle un état d’esprit expérimental. Le Green New Deal est certainement improbable et insuffisant. Mais le communalisme vert généralisé ou la diffusion suffisamment puissante des expériences locales de libération de l’économie et des énergies carbonées seraient également improbables et insuffisantes. Et les prises de Palais d’hiver favorisant la mise en œuvre d’un écosocialisme égalitaire sont tout autant improbables et insuffisantes. Mais le jeu combiné, articulé, selon des modalités qu’il faut chercher, découvrir, de ces trois forces politiques pourrait produire la bifurcation dans la bifurcation que nous espérons et le passage de seuil nécessaire à la transition écologique et anticapitaliste. Et encore restera-t-il à imaginer le plus difficile, les transformations des institutions et des organisations économiques et politiques supranationales et internationales, qui sont absentes de la réflexion de Wright et de notre discussion. On mesure combien cette voie d’ensemble est étroite mais je crois que c’est la seule voie possible hors du carbofascisme, du dirigisme écologique (voire de la dictature verte) qui se développe et se développera en Chine (et dans les pays sous son influence), ou bien d’une guerre civile généralisée et mortifère. À chacune et à chacun ensuite de choisir son camp avec cette carte encore imprécise à l’esprit, et de réviser ses plans en fonction des réponses des autres camps en présence.

Jérôme Baschet. Prôner la multiplication d’espaces libérés, où expérimenter des manières de vivre œuvrant à se déprendre autant que possible des logiques productivistes-consuméristes, évaluatives et compétitives du monde de l’Économie, permet d’inscrire le processus de sortie du capitalisme dans une temporalité qui commence dès maintenant et dans une logique de relocalisation autant de la politique que de la production. Cependant, le moment est sans doute venu d’admettre que la multiplication des espaces libérés, y compris sous la forme de communes libres et de territoires autonomes, risque fort de ne pas suffire. J’insiste dans le livre sur une combinaison entre le processus de multiplication des espaces libérés et des moments d’intensification de la conflictualité, avec des soulèvements tendant à un blocage généralisé du monde de l’Économie. On peut d’ailleurs envisager des interactions fortes entre les deux processus. Dans la mesure où ils permettent de déployer des ressources matérielles et des capacités techniques propres, les espaces libérés devraient constituer des points d’appui précieux pour amplifier, le moment venu, les dynamiques de blocage sous toutes leurs formes. Inversement, plus les blocages s’étendront, plus ils pourraient favoriser l’émergence de nouveaux espaces libérés.

Si l’on se réfère au vocabulaire d’Erik Olin Wright dans Utopies réelles, cela revient à combiner les stratégies interstitielles (ici, les espaces libérés, communes libres et autres brèches) et les stratégies de rupture (la voie insurrectionnelle). E. Olin Wright, quant à lui, en appelle à un pluralisme souple combinant des éléments des trois stratégies possibles – interstitielles, de rupture et symbiotiques (ces dernières impliquant d’œuvrer dans ou avec les institutions étatiques). Cette proposition est intéressante et mérite d’être discutée. Elle pourrait par exemple conduire à reconnaître que la combinaison privilégiée des stratégies interstitielles et des stratégies de rupture n’implique pas nécessairement d’écarter tout recours aux stratégies symbiotiques, qui peuvent permettre de stabiliser certains espaces conquis par la lutte, même si une telle option n’est pas sans présenter des risques élevés de normalisation et de cooptation. Il me semble cependant qu’un tel recours, plutôt conservatoire, devrait garder un rôle subalterne par rapport à l’association des stratégies interstitielles et de rupture, seules dotées d’un potentiel anti-capitaliste propre. La version du pluralisme stratégique que propose E. Olin Wright est différente et j’ai cru comprendre qu’elle privilégiait la combinaison des stratégies interstitielles et symbiotiques (même si, dans la conclusion du livre, peut-être sous l’effet de la crise de 2008-2009, il donne aux stratégies de rupture une portée que le corps du livre semblait plutôt leur dénier). Quoi qu’il en soit, même si la proposition d’E. Olin Wright consistait à reconnaître un rôle égal aux trois types de stratégie dans la perspective d’une transformation post-capitaliste, je resterais très sceptique, d’abord parce que les stratégies symbiotiques tendent généralement à désarmer les luttes et donc à affaiblir les stratégies interstitielles et de rupture, mais aussi pour une raison qu’E. Olin Wright admet lui-même, à savoir que les stratégies symbiotiques, si elles peuvent accroître le pouvoir social d’agir, ne sont pas par elles-mêmes dotées d’un potentiel de dépassement du capitalisme et ont jusqu’à présent toujours « renforcé la capacité hégémonique du capitalisme ». Si on peut considérer qu’il vaut la peine de réfléchir, sans fermeture doctrinale, à un « mix » des trois stratégies, il me semblerait pertinent de le faire en admettant qu’elles ne se situent pas sur le même plan, et que le potentiel de dépassement du capitalisme tient pour l’essentiel aux stratégies interstitielles et de rupture, bien plutôt qu’aux stratégies symbiotiques.

Il y aurait bien d’autres points à discuter dans les propositions d’Utopies réelles. A mon sens, il est décisif d’insister sur le caractère agonistique des stratégies interstitielles, alors qu’E. Olin Wright minimise cette dimension et souligne plutôt l’évitement de la conflictualité et la cohabitation pacifique des expériences interstitielles avec leur environnement systémique. Évidemment, on n’arrive pas tout à fait aux mêmes analyses si on choisit comme exemples privilégiés de stratégies interstitielles le budget participatif de Porto Alegre, Wikipedia ou le groupe coopératif Mondragon, comme le fait E. Olin Wright, ou plutôt l’autonomie zapatiste au Chiapas, le confédéralisme démocratique au Kurdistan ou la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Enfin, les analyses d’E. Olin Wright suggèrent un univers capitaliste stable, se reproduisant sans difficultés majeures, et c’est ce qui conduit à restreindre fortement la portée des stratégies interstitielles et insurrectionnelles. Au contraire, si on considère que prévaut désormais une situation de grande instabilité et d’extrême imprévisibilité, proprement chaotique, voire une dynamique de crise structurelle, alors le potentiel d’expansion des expériences interstitielles s’en trouve augmenté, tout comme la probabilité de moments d’intensification de la conflictualité, tendanciellement insurrectionnels, comme cela se manifeste en ce moment même, dans de nombreuses régions du globe.

En ce qui concerne la partie principale de la question, je pourrais m’en tenir à la réponse attendue, à savoir que l’obligation de croissance et le productivisme compulsif qui animent le capitalisme ne peuvent que conduire à une aggravation de la catastrophe climatique et écologique. Et que de surcroît, à l’époque de la transnationalisation hyperconcurentielle de l’économie et de la subordination structurelle des États (à travers des mécanismes très précis et fort efficaces liés à la mobilité des capitaux, aux délocalisations ou encore à l’impact des évaluations des agences de notation sur les taux d’intérêt des emprunts publics), il n’existe aucune condition d’un retour à des compromis fordo-keynesiens (répercussion des gains de productivité sur les salaires, essor des services publics et de la protection sociale, relance par l’investissement étatique, etc.). Il faudrait alors conclure que le financement d’un plan global de transition énergétique, tout comme la mise en place d’un revenu inconditionnel de base (voué à acquérir une pertinence accrue avec la nouvelle vague de robotisation qui s’annonce et la perte attendue de près de la moitié des emplois actuels), relèvent de vœux pieux, impossibles à mettre en œuvre dans un capitalisme-monde caractérisé par des marges de manœuvre sans cesse plus réduites.

Mais il est sans doute trop facile de s’en tenir à l’idée qu’il ne peut y avoir, dans le monde de l’Économie, rien de plus que le greenwashing cosmétique et publicitaire de la destruction productiviste. J’aimerais donc tenter une autre hypothèse, même si je ne suis pas certain d’en être moi-même convaincu. S’il y a bien une guerre en cours entre l’imposition toujours plus ample de la tyrannie économique et la part de l’humanité qui entreprend de lui résister, un autre conflit se joue peut-être au sein des puissances dominantes du monde de l’Économie. Un conflit entre, d’un côté, un capitalisme fossile (aux deux sens du terme), centré sur les vieilles industries du XXe siècle et obligé aujourd’hui à des positions de repli nationalistes et climato-indifférentes, et, de l’autre, un capitalisme des technologies numériques, de l’« intelligence artificielle » et de la transition énergétique. Le Green New Deal, porté notamment par la jeune garde féminine et issue des minorités ethniques du Parti Démocrate, est l’expression politique de cette tendance. Outre qu’il va à la rencontre des mobilisations écologiques, sa probablemontée en puissance est liée au fait qu’une partie des acteurs dominants du monde de l’Économie est bien conscient que le chaos climatique qui se profile si le capitalisme fossile se maintient à tout prix, joint à bien d’autres facteurs de crise, risque de rendre de plus en plus difficile le « business as usual » (même si, comme on sait, le chaos est lui-même une bonne occasion de négoce pour certains secteurs). Au fait surtout que la transition énergétique et la lutte contre le réchauffement climatique ouvrent de nouveaux marchés colossaux et pourraient amorcer un nouveau cycle d’accumulation, non sans restaurer un minimum de stabilité permettant de mitiger une conflictualité sociale en passe de devenir incontrôlable. Du côté du capitalisme fossile, c’est au contraire le choix de la fuite en avant, de l’accentuation de tous les facteurs de crise, y compris de la décomposition sociale et politique, avec un mode de contention privilégiant les clivages racialisés et genrés, l’autoritarisme, la surveillance généralisée, l’arsenal répressif, bref le néo-fascisme déjà en marche.

Je ne sais pas si cette hypothèse est appelée à prendre une certaine consistance dans les temps à venir. Si tel était le cas, elle nous rendrait les choses moins faciles que la thèse, assurément plus mobilisatrice, d’un capitalisme conduisant inéluctablement aux scénarios climatiques et écologiques les plus extrêmes. Nous serions alors devant un dilemme délicat, car si le capitalisme parvenait à engager la transition énergétique dans des délais pas trop éloignés, tendant ainsi vers une forte restriction de la part des énergies fossiles dans les prochaines décennies, alors nous serions dans l’obligation de nous réjouir de l’atténuation du réchauffement climatique qui en résulterait. En cette matière, la tentation de la politique du pire n’est pas de mise, car il en va de la survie de nombreuses espèces (y compris la nôtre) et chaque dixième de degré de réchauffement en moins est susceptible d’alléger d’autant la difficile tâche de réparer le monde qui incomberait à une humanité enfin libérée du capitalisme.

Peut-être n’est-il donc ni exact ni nécessaire de penser que, malgré deux siècles d’étroite imbrication, le capitalisme serait intrinsèquement lié aux énergies fossiles. Pour autant, suggérer qu’il pourrait être capable de faire sa mue énergétique – échappant ainsi à la prophétie d’un effondrement fatal indexé sur l’épuisement des énergies fossiles – n’empêche pas de souligner les limites d’un tel processus. Un capitalisme largement débarrassé des énergies fossiles et de ses effets climatiques n’en serait pas moins capitaliste. Même ramené à un rythme plus faible qu’aujourd’hui, son impératif de croissance entraînera toujours une surexploitation des ressources et une perpétuation des logiques extractivistes, du reste encore accentuées par les besoins en matériaux des énergies nouvelles (en particulier le lithium des batteries et les métaux des éoliennes). Sa pulsion productiviste et maximaliste impliquera toujours l’essor d’activités fortement consommatrices (ou consummatrices) de ressources, de lieux et de temps, alors même que leur pertinence collective est loin d’être assurée, d’autant qu’elle n’est en aucun cas leur raison d’être. Enfin, outre la perpétuation de multiples autres sources de pollution et de la destruction du vivant qui en résulte, la transition énergétique du Green New Deal ne pourrait que s’accompagner d’une accentuation des dynamiques de marchandisation généralisée, étendues plus encore qu’aujourd’hui à la nature elle-même.

Deux remarques encore. D’abord, le scénario évoqué n’est que l’une des issues possibles d’une lutte interne au capitalisme et rien ne garantit que le Green New Deal l’emporte sur le capitalisme fossile et autoritaire. Les forces qui l’entravent sont puissantes. Les structures actuelles de l’économie mondiale financiarisée rendent improbables de rassembler les financements nécessaires (plus de 1000 milliards de dollars annuels pendant 45 ans pour la transition dans le seul secteur énergétique, selon l’Agence Internationale de l’Énergie). De plus, la crise structurelle en cours tend à renforcer les forces politiques les plus réactionnaires, nationalistes et climato-indifférentes, qui bloqueront la transition. Le scénario le plus probable est peut-être un chemin intermédiaire, dans lequel le capitalisme fossile se maintiendrait encore assez longtemps avant de céder. La transition énergétique pourrait donc émerger au sein du capitalisme, mais de manière partielle et à un rythme trop lent pour éviter une trajectoire dramatique du réchauffement climatique.

En second lieu, au moment où l’ampleur croissante des mobilisations climatiques fait surgir le risque que l’intensité des inquiétudes écologiques occulte toutes les autres préoccupations, ces remarques devraient nous conduire à rappeler que la dévastation écologique n’est pas le seul aspect de la catastrophe dans laquelle l’humanité s’enfonce actuellement. Aussi vert qu’il puisse devenir (peut-être davantage que nous ne l’imaginons), le monde de l’Économie restera toujours celui de la puissance de l’argent et des abîmes d’inégalités, de la quantification et de la marchandisation, de la dépossession et de l’atomisation compétitive, de l’abstraction de la valeur et de la perte de sens, de la vie appauvrie et de l’abrasement des mondes sensibles.

En bref, si le Green New Deal et la transition énergétique du capitalisme devaient se concrétiser au moins en partie, il conviendrait d’en reconnaître l’avantage pour l’ensemble des habitants, humains et non humain, de la Terre. Mais il conviendrait davantage encore de profiter du moment actuel, où la délégitimation du capitalisme est susceptible de s’accentuer à mesure que ses effets destructeurs se font plus visibles et plus sensibles, pour privilégier l’émergence d’une force collective et la multiplication de pratiques visant au dépassement d’un système mortifère. Il faut redire que le capitalisme, mû par une logique productiviste maximaliste et par conséquent dépourvu du moindre sens de la proportionnalité, ne peut que porter la destruction à une échelle inédite et doit être considéré comme intrinsèquement criminel.

Permettez-nous de vous proposer une hypothèse. On pourrait considérer que « le monde revient » après sa longue éclipse que fut la Modernité. Dont le Welfare State en général, et les Trente Glorieuses en France en particulier en furent les derniers avatars historiques. Jamais il n’y eut une telle coïncidence entre l’État et le capitalisme dans les « centres » de la géographie du système-monde (Le Plan et son Administration, plus la Grande Accélération). On peut considérer cette période non pas comme un simple cycle du capitalisme mais comme une véritable tabula rasa des rapports singuliers aux milieux qui composent des mondes. Un écrasement presque total des « ontologies relationnelles » avec lesquelles il faudra renouer, et qui pour toi, Jérôme, sont à remettre au cœur des nouvelles formes d’émancipation. Dire que le monde revient, c’est dire qu’il revient du fait de la perception aiguë des catastrophes écologiques. Mais aussi qu’il vient à nous à travers l’émergence de nouvelles sensibilités qui rendent possible un travail d’imagination sur des mondes possibles, impensables dans l’ancien accordage entre l’État, l’économie et le capitalisme comme régime social. Ceci ouvre-t-il, à votre sens, la possibilité d’un processus de détotalisation du monde régi par l’Économie ?
Laurent Jeanpierre. Il faut d’abord s’entendre sur ce que vous appelez « le monde » ou plutôt « les mondes ». J’y vois, en première analyse, une version anthropologique (voire métaphysique) habitée, enrichie, des milieux de vie, des territorialités et des localités dont nous avons parlé jusqu’à présent. Le concept a l’avantage de tenir compte des configurations mentales et imaginaires qui font les cultures et les singularités et, mieux, d’intégrer à la réflexion politique et anticapitaliste la pluralité des manières de se relier entre humains, entre humains morts ou vivants, entre humains et non-humains. Cette pluralité permet d’abord de relativiser, de critiquer la culture occidentale, son « naturalisme », sa rationalité instrumentale, et de mieux situer ainsi son rôle historique destructeur : la liquidation des « mondes » a sans aucun doute commencé avec les colonialismes qui ont été à la racine de l’essor du capitalisme et de la conquête de la planète par l’économie, l’échange marchand et monétarisé. L’histoire de longue durée de la domination occidentale et de l’extension du capitalisme – dont la dernière phase de mondialisation des trente dernières années apparaît comme l’ultime épisode – mais aussi, comme vous le soulignez, l’histoire des formes modernes et plus encore contemporaines des États, à travers la forme État-nation, sont passés (plus encore, je crois, que dans nombre d’Empires) par des processus violents d’équivalence et d’uniformisation forcés à très grandes échelle, des vecteurs décisifs d’écrasement des mondes. L’État social, les planifications, la régulation fordiste, les politiques de développement peuvent certainement être vus comme des accélérateurs récents de cette extension destructrice de longue durée et donc aussi comme des opérateurs de déracinement et d’abrasement.

Cet écrasement des mondes est-il aujourd’hui total ? La pluralité des cosmologies s’est-elle résorbée dans la victoire planétaire de l’économie marchande ? Si tel était le cas, votre question n’aurait pas lieu d’être et nous ne parlerions qu’au passé de la diversité des « modes d’identification et de relations entre humains et non-humains », comme dit Descola. Je dois dire que je n’ai jamais beaucoup aimé le pathos de la marchandisation du monde (avec pour ce dernier mot, un autre sens, cette fois, que le vôtre) car il charrie presque toujours avec lui l’idée d’une conquête absolue, sans reste et sans retour, de la vie par ce que vous appelez l’économie avec une majuscule. Si telle était la situation, à quoi bon critiquer, pourquoi donc espérer ? L’histoire serait vraiment terminée puisque toute la matière noire anti-marchande aurait été absorbée. Que l’échange marchand et monétarisé ait fini par gagner la planète, non pas en un jour mais en six longs siècles, que les relations marchandes aient vampirisé ces dernières années d’autres modes de relations, des territoires, des zones de la vie et des êtres vivants jusqu’alors épargnés, ne doit pas faire oublier qu’il n’est pas toute la « vie matérielle » et encore moins toute l’expérience vécue. L’économie « totalise » au sens où elle produit des chaînes d’interdépendances de plus en plus vastes et virtuellement englobantes, sans limites ni frontières apparentes, en intégrant des différences, des modes d’existence, des manières de faire auparavant étrangères et incommensurables. Mais l’économie n’est pas sans reste ni substrat. Et elle est encore loin d’être la seule modalité des relations entre les êtres, même aujourd’hui, même après la dernière mondialisation, même après le microcrédit, même après le devenir entrepreneur de soi-même promu par les politiques néolibérales, même après le brevetage du vivant…

Des fragments de monde, des retours de mondes apparaissent partout et parfois aux devants de la scène, à la manière aussi, comme vous le suggérez je crois, dont revient le refoulé. L’expérience migratoire, interne et internationale, fait généralement ressentir, pour peu d’y être attentif, ce choc entre les mondes et ses effets déflagrateurs. Les catastrophes naturelles et le déchaînement des milieux sont une autre forme, plus spectaculaire encore, de ce retour des « mondes » et des entités qui les composent (animaux, végétaux, minéraux, éléments, ancêtres, esprits, divinités, etc.), entités au mieux négligées, au pire anéanties par le mode de production actuel et ses effets. Alors, que faire avec ces fragments de monde ou ces mondes refoulés qui ne peuvent jamais être ou ne sont pas encore absolument enfouis ou détruits ? L’écologie radicale, celle notamment qui n’est pas immédiatement surcodée par l’économie, s’y intéresse presque nécessairement parce qu’ils ré-ouvrent ce que vous appelez « l’imagination des mondes possibles » à partir de la diversité existante des relations avec les non-humains, l’environnement, la nature. Ils indiquent la réalité déjà-là d’autres modalités d’organisation de la vie matérielle et du rapport aux milieux de vie que celle que le capitalisme a tenté d’imposer. Pour certains, ce sont même des modèles éventuels de sociétés alternatives, des écosophies minoritaires encore vivantes, à adopter et à faire grandir, par exemple dans les communes écologiques du présent et du futur.

Je note simplement à ce stade qu’il n’est pas identique de faire de la pluralité des « mondes » un levier pour la critique écologique de la rationalité et des formes de vie occidentales ou bien de constituer cette pluralité comme visée propre d’une écologie élargie. D’une écologie totale, répondant d’une certaine manière au capitalisme total dont vous parlez, d’une écologie qui pourrait en effet vouloir conserver la variété des rapports aux monde et des formes de relations humaines ainsi que celles de l’humain au non-humain, leur reconnaître un droit égal à l’existence, une dignité équivalente. N’est-ce pas d’ailleurs autour de cette idée régulatrice que s’est affirmée la revendication des peuples autochtones ? Une telle visée générale, relevant, d’une écologie que nous pourrions qualifier d’ethnologique (qui peut tendre, comme la deep ecology, vers une écologie cosmocentrique, non anthropocentrique), qui est aussi une écologie mentale (ou une écologie de l’esprit) est ou bien une partie intégrante de l’écologie environnementale, ou bien l’unique manière de concevoir celle-ci. Et si ce nouveau cadre de l’écologie est accepté, il ne sera alors pas non plus indifférent d’envisager la pluralité des mondes comme un trésor à préserver (à la manière de la biodiversité) ou bien comme une puissance à faire croître. « Réparer les mondes », « recomposer les mondes » : j’entends derrière ces deux mots d’ordre des options légèrement divergentes.

Faute de vouloir ou de pouvoir trancher dans ces alternatives, je retiens en tout cas, de ces visions variables de ce que devrait être une véritable écologie radicale ou totale, comme vous voulez, la critique fondamentale du sociocentrisme des sciences sociales et de l’objectivisme de la raison occidentale. Il faut bien le dire, ces deux tournures d’esprit ne caractérisent pas seulement des manières de se relier au monde qui sont celles du capitalisme et des États du Nord global, elles ont imprégné une immense part de la pensée socialiste et presque la totalité du marxisme. Seule, ou presque, une partie de l’anarchisme (Kropotkine, Reclus et d’autres) échappe à ce jugement sévère sans pour autant offrir de perspectives politiques parfaitement claires. On pourrait d’ailleurs, sur cette seule base, contester (et corriger) l’usage du terme même d’« écosocialisme » (mais aussi de « communisme »), que j’ai employé jusqu’à présent pour donner un signe positif, et non plus seulement négatif, à l’anticapitalisme dont nous parlons. Cela n’altèrerait pas, je crois, nos débats antérieurs sur la transition et ses stratégies mais c’est une question qu’il faudra sans doute traiter de front à l’avenir même si je note d’ores et déjà qu’un examen attentif et précis des réflexions écologiques ayant traversé les socialismes (comme celui qu’a offert Serge Audier dans deux récents volumes indispensables) offre une archive immense à partir de laquelle travailler.

La notion de « reproduction », que j’ai employée plus tôt pour indiquer ce qui me semble un foyer ardent des luttes postfordistes, ne peut d’ailleurs être pleinement pensée, par exemple pour l’alimentation, la médecine, la transmission, qu’à condition d’intégrer l’ensemble varié des modes de relations des humains avec la nature et entre eux. Doit-on plutôt étendre les catégories historiques du socialisme – association, égalité, justice, par exemple – aux non-humains ? Ce serait une démarche inverse. Quoique différentes, les deux expériences de pensée me paraissent utiles. D’une manière générale, ce que j’aurais envie d’appeler le tournant anthropologique, non seulement de la pensée écologique (où il a eu lieu de manière régulière), mais plus largement de la pensée politique (où il me semble maintenant plus accusé qu’il ne l’a jamais été), commence seulement à porter ses fruits. Et c’est peu dire que les gauches lui ont été et lui sont encore très largement étanches. L’essai d’articulation, sous des modalités diverses, entre certaines questions héritées des socialismes et les perspectives d’une écologie totale que je viens d’esquisser constitue donc pour moi le fil normatif que nous devons suivre afin de définir et de nourrir notre conception présente de l’après-capitalisme.

La mise au jour, par une partie de l’anthropologie actuelle, d’une pluralité d’ontologies, n’a pas seulement des conséquences pour notre représentation des finalités du processus révolutionnaire. Elle pourrait indiquer aussi les prérequis d’une méthode politique nouvelle qui, afin de construire des espaces libérés du capitalisme et de ses rapports sociaux, accorderait une plus grande attention aux multiplicités humaines et non-humaines dont sont tissées les discours, les subjectivités, les groupes. Il s’agit alors d’imaginer un autre mode de construction du commun, une manière inédite de « communisme » irréductible aux visées socio-économiques d’autonomie et de justice même lorsque celles-ci sont associés aux attendus politiques de la démocratie radicale. À l’écologie totale que j’ai évoquée plus haut viendrait ainsi répondre ou correspondre ce commun, en quelque sorte augmenté, dont la constitution serait respectueuse des « mondes » qui le traversent. Voilà par exemple comment je schématiserais très librement certaines des propositions de Josep.

Mais qu’il inspire les fins ou les moyens du processus révolutionnaire, le retour du monde ou des mondes que vous évoquez offre-t-il en définitive un appui suffisant pour imaginer la sortie du capitalisme ? Pas seulement un modèle éthique, des techniques spirituelles ou matérielles pour vivre à quelques-uns dans les ruines pendant ou après la catastrophe écologique finale. Ni une propédeutique révolutionnaire en attente de son sujet historique ou de son kairos. Mais une arme stratégique sérieuse autorisant à s’extraire d’une manière de vivre planétaire qui serait désormais « régie par l’économie » ? Avec ces questions, nous retombons dans certaines des discussions antérieures au sujet de la valeur et de la puissance politiques des interstices anticapitalistes ou antiéconomiques. Je n’y reviens donc pas. Je poserai toutefois, comme pierres de touche pour des réflexions futures, deux grands problèmes que m’inspire la perspective de la catastrophe écologique lorsqu’elle est branchée sur celle de l’anticapitalisme.

Peut-on changer d’ontologie, d’« ontologie relationnelle », de monde ou de rapport au monde, et, si oui, comment ? L’évocation de la diversité des modes d’identification et de relations aux non-humains est susceptible de nourrir les phénomènes quasi-religieux de conversions vers des formes de vie exotiques ou oubliées. Nous nous sommes au contraire demandés quels autres usages collectifs, politiques plutôt qu’éthiques, communs et non pas individualisés, nous pouvions faire des possibles du lointain ou du passé exhumés par l’anthropologie et par l’histoire. Je doute qu’on puisse « choisir » son ontologie et aller au-delà d’un usage critique et déconstructeur de l’anthropologie. Il faudrait ici s’interroger plus frontalement sur la place que nous accordons à la conversion dans les stratégies de transition. Une grande partie des discours critiques anticapitalistes se résument souvent à cela : à l’affirmation d’une extériorité de principe ou de surplomb, parfois logée dans le passé ou dans le lointain, et à l’appel à la rejoindre ou à s’y convertir, par identification. Or, au moins depuis qu’Horkheimer en a formulé les principes, nous savons qu’une véritable « théorie critique » exige un autre discours : la mise au jour de tendances immanentes et présentes susceptibles de porter une alternative anticapitaliste et l’analyse de leurs possibilités réelles de déploiement. Je ne pense pas que le processus révolutionnaire puisse reposer centralement sur l’espoir d’une metanoïa généralisée. Et je ne suis pas certain que la désignation d’un ennemi clair de la vie bonne pour toutes et tous suffise à produire les dispositions individuelles et collectives à la transition écologique et post-capitaliste. Tout un ensemble de mécanismes, pour partie incitatifs, pour partie contraignants, de dé-subjectivation et de re-subjectivation, devront être imaginés et testés pour produire la transition écologique et anticapitaliste.

J’ajoute un dernier élément. Les ontologies sociales que Descola a mises au jour ne devraient pas, en réalité, être pensées comme des faits de civilisation ou d’aires culturelles. Plusieurs ontologies sociales coexistent dans une même culture. C’est la raison pour laquelle le travail de traduction réciproque ou de synthèse disjonctive des ontologies mobilisées dans tout agencement collectif peut être jugé nécessaire pour la construction du commun. Or la grande ville est une brasseuse de mondes. Mais que ferons-nous des villes, de leurs infrastructures, de leurs relations à la production agricole ? C’est, pour moi, à l’heure actuelle, l’une des difficultés les plus massives parmi les nombreux autres obstacles en vue de l’élaboration d’une écologie anticapitaliste (ou d’un anticapitalisme écologique). Je retiens seulement, même si c’est peut-être latéral à ce stade de la discussion, que lorsque les « mondes » reviennent, ils ne reviennent jamais tels que l’anthropologue les a saisis, idéaux, en eux-mêmes, indifférents, originaires. Ils sont déjà hybridés, réinventés, branchés. Pas plus qu’il n’y a d’agencements purs, il n’y a en réalité de « mondes » purs.

Jérôme Baschet. Sans doute le monde revient-il, alors même qu’il continue de disparaître sous l’avancée du front de marchandisation, qui détruit, artificialise, désertifie... C’est peut-être lorsqu’on s’approche du fond de la catastrophe (mais nous n’y sommes pas encore) que l’on éprouve vraiment ce que l’on est en train de perdre. Il y a là une condition propice pour que soit atteint le point d’inacceptation et, en l’occurrence, que s’amorce le sursaut cherchant à sauver la possibilité d’une vie (digne) sur Terre. Ce qui rend cela possible, c’est aussi, comme on l’a dit, que les formes antérieures de la lutte sociale et de l’aspiration révolutionnaire ont épuisé leur cycle. Celles-ci étaient très largement imprégnées par les schèmes de la modernité : sens de l’Histoire condamnant à l’archaïsme toutes les formes de vie traditionnelles, foi dans le grand mouvement du Progrès, confiance dans l’innovation technologique et l’essor des forces productives ; collectivisme entendu comme image inversée de l’individualisme ; universalisme eurocentrique et abstrait, affirmant l’unité d’une humanité dépossédée de ses particularités concrètes ; anthropocentrisme plaçant l’homme en surplomb d’une nature réduite au statut d’objet de connaissance et de ressource exploitable à volonté... Même si elles ont encore leurs défenseurs, sous des formes dont le caractère souvent exagérément accusé souligne la fragilité, toutes ces représentations sont désormais largement remises en cause, voire en grande partie effondrées.

Cela ouvre enfin la possibilité d’une sortie du capitalisme qui n’en reproduise pas les fondements civilisationnels, ou disons cosmo-ontologiques. Cela fait une immense différence. Et c’est à cela que tant d’espaces libérés s’efforcent de donner consistance, en expérimentant d’autres manières d’habiter, de se lier aux autres êtres et aux milieux vivants. Tant que le projet révolutionnaire est resté formaté par les schémas modernisateurs et universalistes, il a agi, au nom de l’émancipation, comme un destructeur de mondes, au même titre que le front de marchandisation capitaliste (il suffit de rappeler la façon dont la plupart des organisations marxistes-léninistes en Amérique latine ont « traité » la « question » indienne).

Au contraire, on peut désormais considérer la destruction du monde de l’Économie comme la condition du déploiement d’une multiplicité de mondes. Le dépassement du capitalisme doit bien être compris comme un processus de détotalisation, parce qu’il s’agit d’écarter le régime général d’équivalence de la valeur propre au capitalisme, mais aussi les versions du projet émancipateur qui étaient fondées sur de nouvelles modalités de totalisation, autour de l’État, de la Classe-Sujet, du Travail comme médiation sociale, de l’Universalisme moderno-occidental. C’était encore un monde, un monde-Un, qui devait en résulter grâce à l’action de la classe élue (ou plus exactement du Parti qui agissait en son nom) et à travers le déploiement de principes, certes révolutionnaires, mais toujours fondés sur une conception à la fois abstraite et particulière de l’universel (l’« universalisme européen », selon l’oxymore si pertinent élaboré par Immanuel Wallerstein). Rompre avec une telle démarche, pour permettre l’efflorescence d’une multiplicité de mondes, c’est très précisément ce qu’expriment les zapatistes, lorsqu’ils en appellent à l’émergence d’« un monde où il y ait place pour de nombreux mondes ».

On notera que, dans cette proposition, l’affirmation de la multiplicité des mondes se combine avec la nécessité de prendre soin du monde commun qui les rend possibles et leur permet de s’épanouir : une planète qui ne soit pas totalement dévastée, en premier lieu, mais aussi quelques plans partagés permettant la rencontre des mondes. Pourrait naître alors quelque chose comme un pluniversalisme (néologisme qui exprime mieux que « pluriversalisme » cette combinaison entre unité et multiplicité), soit, si l’on veut, un universalisme des multiplicités qui est entièrement à élaborer. Il va de soi qu’il est beaucoup plus difficile d’envisager et de mettre en œuvre l’émancipation de cette manière que sous l’espèce d’un monde-Un, se construisant dans une homogénéité imposée par une instance de pensée et de pouvoir unifiée. Dans un monde fait de nombreux mondes, se manifesteraient très probablement des différences fortes entre les communes libres, pouvant donner lieu à des conflits de différentes natures, éventuellement renforcés par des incompréhensions non seulement factuelles mais aussi culturelles et cosmo-ontologiques. Aux échanges, formes de coopération et mécanismes de résolution de conflits mis en place entre les communes et les expériences localisées, devrait donc s’ajouter un véritable souci d’interculturalité, permettant d’œuvrer à la difficile tâche de traduction des mondes. Tout ceci signifie que ces expériences localisées, ces communes, ces ontologies ne sont pas fermées sur elles-mêmes ni figées dans une quelconque identité essentialisée. J’aimerais à cet égard me référer à la façon dont les zapatistes conçoivent la tradition. Celle-ci, et notamment la communauté qui est le cœur de leur forme de vie traditionnelle, est dotée d’une valeur très forte ; mais elle n’est pas pour autant perçue comme une réalité idéale et intangible. Bien sûr, ils luttent chaque jour pour défendre et conserver une manière de vivre propre – tout particulièrement contre les avancées du monde de l’Économie qui menacent en permanence de la détruire. Mais cette volonté de conserver la communauté (et la tradition) se conjugue avec bien des efforts faits pour les transformer, notamment en ce qui concerne les relations de genre – étant entendu que c’est à eux-mêmes de décider comment cette transformation doit intervenir. Cela implique aussi un rapport au monde non indien non pas de rejet, mais de très large ouverture – pourvu que les interactions se fassent sans imposition ni subordination. Bien loin de toute notion fixiste et essentialisante de l’identité, il y a là une conception de la lutte indienne qui combine l’affirmation de soi avec une volonté de transformation auto-déterminée et un entrelacement choisi avec d’autres mondes.

À quoi tient la multiplicité des mondes dont il est question ici ? Elle est d’abord inhérente à la politique de l’autonomie, cette politique des communes libres dont nous avons déjà beaucoup parlé. Dès lors que l’autonomie part des expériences localisées, des manières collectives d’habiter des lieux singuliers et de s’inscrire dans des mémoires et des traditions propres, cela implique des manières éminemment diverses de vivre et de se lier aux autres. Mais cette multiplicité est encore décuplée par sa dimension ontologique, c’est-à-dire par la diversité des façons de concevoir et de vivre la relation entre les humains et les non-humains. Il faut faire place ici à ce qui demeure de diversité ontologique, notamment au sein des peuples indigènes, malgré l’hégémonie conquérante du naturalisme caractéristique du monde moderne occidental (signe parmi d’autres que le processus de marchandisation du monde, si totalisant qu’il puisse être, n’est jamais totalement total). Mais il s’agit, plus massivement, d’explorer des voies permettant de sortir de la prééminence de ce naturalisme – autrement dit, du grand partage instauré depuis le XVIIe siècle entre l’homme et la nature. Il ne s’agit pas d’envisager un retour à des ontologies antérieures ou un transfert pur et simple d’ontologies lointaines (qu’elles soient animistes, totémistes ou analogistes, pour reprendre la classification proposée par Philippe Descola). Ainsi, l’anthropomorphisme généralisé des ontologies amazoniennes, dont Eduardo Viveiros de Castro a bien souligné qu’il fonctionnait à revers de l’anthropocentrisme occidental, peut être porteur de leçons dont on pourrait utilement s’inspirer (de même qu’il y aurait lieu de prendre au sérieux bien des concepts de la philosophie politique indienne), mais il ne s’agit pas de prétendre reproduire ces conceptions dans des contextes de vie tout à fait différents. De nombreuses pistes et expérimentations peuvent être envisagées, et certaines sont déjà à l’œuvre, en quête de post-naturalismes multiformes. Parmi de nombreux embranchements possibles, les uns pourraient opter pour récuser entièrement la notion d’humanité et se revendiquer de la seule communauté de tous les habitants, humains et non humains, de la Terre, tandis que d’autres pourraient préférer assumer un concept rénové d’humanité (une fois dûment critiqué l’humanisme classique) et parier sur une alliance entre l’humanité et le reste des êtres vivants, formant ensemble la communauté des terrestres.

Une autre dimension de cette rupture ontologique touche aux conceptions de la personne. En lien étroit avec le grand partage naturaliste du XVIIe siècle, la modernité occidentale a développé une approche très singulière de l’être humain. L’individualisme qui triomphe alors fait de la personne un atome auto-suffisant, susceptible d’exister en dehors de tout lien interpersonnel et trouvant dans sa propre conscience le fondement même de son existence. S’impose ainsi, pour la première fois dans l’histoire, une conception a-relationnelle de la personne (le sujet autonome), qui rompt avec le caractère relationnel des conceptions de la personne antérieurement attestées. Pour celles-ci, la personne n’est pas un moi défini en lui-même, mais un nœud de relations avec d’autres personnes, avec une culture partagée, avec des entités non humaines ; et c’est l’ensemble de ces relations qui constitue la personne et c’est par elles que celle-ci accède à l’existence. Il est douteux qu’un univers post-capitaliste puisse se construire sans rompre avec l’individualisme moderne, d’autant que la représentation de l’acteur rationnel agissant en fonction de son intérêt en est l’une des expressions et qu’il s’agit là d’un très puissant vecteur de la marchandisation du monde, en l’occurrence de l’économicisation des subjectivités, poussée aujourd’hui au point que des relations comme l’amitié ou l’amour sont volontiers vécues dans les termes mêmes de la quête de l’intérêt individuel. Or rompre véritablement avec l’individualisme moderne semble reconduire vers une conception relationnelle de la personne, ce qui aurait l’extrême avantage de repenser sur des bases entièrement transformées la relation entre l’individuel et le collectif (ainsi, si l’étoffe dont sont faites les individualités est collective, si le je est un nous, alors prendre soin du collectif c’est intrinsèquement prendre soin de soi-même). Cela ne signifie pas qu’on prétende revenir à des conceptions préexistantes de la personne, mais plutôt qu’il s’agit d’œuvrer à des processus permettant d’en faire émerger de nouvelles, qui sauraient à la fois s’inspirer des multiples anthropologies relationnelles et tirer parti, de manière critique, de la traversée du monde de la modernité.

Ceci dit, il est bien évident qu’on ne change pas d’ontologie comme on change de chemise (ou plutôt comme on troque sa chemise à l’occidentale pour un huipil ou un chuj mayas). Ce sont des transformations lentes, qui requièrent des conditions de possibilité qui ne dépendent pas de la seule volonté individuelle. Le modèle de la conversion n’est donc, en effet, guère approprié ici (ou seulement de façon marginale) ; et il ne s’agit pas non plus d’exiger de tout un chacun un devoir de perfection morale. Il reste que la transition vers un monde post-capitaliste me semble étroitement corrélée à une révolution anthropologique, ou mieux encore à une mutation cosmo-ontologique radicale. Celle-ci est déjà en partie engagée, avec des espaces libérés qui sont à cet égard des lieux d’expérimentation, et dans un contexte de critique de la catastrophe écologique à laquelle l’ontologie naturaliste a manifestement apporté sa contribution. Elle ne pourra que s’accentuer à mesure que le chaos climatique s’approfondira et amplifiera les interrogations critiques sur la dynamique historique dont il est le résultat, jusqu’à trouver son plein développement dans une possible transition vers un monde débarrassé de la tyrannie productiviste du capitalisme. Ce qui me semble conférer une forte crédibilité à la perspective d’une telle mutation, c’est que la mise en place du capitalisme a elle-même impliqué une rupture anthropologique d’une très grande profondeur, créant une sorte d’exception par rapport à toute l’histoire humaine antérieure (avec le grand partage homme/nature, une conception a-relationnelle de la personne, ou encore une représentation de l’agir humain centré sur l’intérêt et une valorisation inédite de l’égoïsme). Défaire cette exception impliquera une rupture non moins considérable, ouvrant à une multiplicité inédite de manières de vivre, au sein desquelles celles que la domination naturaliste-capitaliste avait vocation à détruire pourraient bien lui survivre. Si on veut bien admettre qu’il n’existe pas de nature humaine, on devrait pouvoir considérer que les humains de l’après-capitalisme, devenus des terrestres, seront aussi différents de l’homo œconomicus d’aujourd’hui (un type dont on reconnaîtra qu’il est susceptible d’incarnations variées) que celui-ci l’est de ses prédécesseurs des mondes anté-capitalistes, eux-mêmes multiples.

Nous voudrions vous proposer de conclure, provisoirement, cet échange avec un dernier questionnement. Peut-on parler d’une double aporie dans ce qui se dessine ? D’un côté une politique de la composition de mondes sans conflit irréductible avec le cosmocapitalisme (on pourrait appeler cela « apprendre à vivre dans les ruines »). Et de l’autre, des manières d’hériter du politique, dans les nouvelles coordonnées « écologistes », dont les gestes premiers sont la division, donc la désignation de l’ennemi et la réapparition d’un nouveau sujet historique (ce que certains marxistes ont vu dans les Gilets Jaunes). Mais alors au risque que la réouverture d’une perspective de rupture révolutionnaire soit à nouveau « dépourvue » de monde. Autrement dit, une « guerre des écologies » est-elle évitable ?
Laurent Jeanpierre. Pour peu qu’on accorde ici au terme de « guerre » une signification avant tout métaphorique, il me semble que ce que vous appelez la « guerre des écologies » ne sera pas évitable puisqu’elle est déjà là, elle participe de l’ascension actuelle des mouvements et des préoccupations écologiques à toutes les échelles politiques. L’écologie politique n’a rien d’unitaire : elle est traversée de luttes pour la définition de l’écologie. Nous avons commencé, dans notre réponse à votre précédente question, à évoquer certains des clivages qui la travaillent, entre capitalisme vert et écologie anticapitaliste, entre une écologie anthropocentrique et une écologie cosmocentrique, une écologie environnementale et une écologie intégrale, une écologie révolutionnaire et une écologie réactionnaire, une « écologie populaire » et une écologique élitaire, etc. L’exemple des partis verts, qui n’ont pourtant que quelques décennies derrière eux, témoigne de ces incessantes querelles doctrinales ou tactiques qui divisent aussi le champ des nouvelles organisations et mobilisations transnationales actuelles autour du climat. C’est en partie la rançon de la jeunesse et du succès. Plus la cause écologique s’étend et pénètre les sociétés, plus de nouveaux clivages seront certainement en mesure d’apparaître alors que d’autres mourront.

Cette « guerre des écologies » est-elle autre chose qu’une métaphore ? Je ne vois pas comment ce conflit des écologies ne nourrirait pas, à terme, des luttes plus violentes de même que les divergences entre socialismes se sont exprimées parfois vigoureusement depuis presque deux siècles. Il reste qu’un autre combat, encore plus brutal en un sens, oppose actuellement, et peut-être pour longtemps, la pluralité des forces vertes aux grandes puissances privées et étatiques qui dénient ou minimisent le réchauffement climatique, la destruction des espèces et de la nature. Il ne faudrait pas que cette guerre entre l’écologie et les coalitions industrielles et productivistes dure elle aussi deux siècles car il sera alors sans doute trop tard pour entamer la bifurcation salvatrice que nous évoquons dans cet entretien. Cela veut dire aussi que notre entrée désormais quasi-certaine dans le « temps de la fin » est susceptible de modifier notre définition et surtout notre hiérarchie des ennemis, la manière dont les fronts de lutte seront, ou devraient être, priorisés. L’idée d’une meilleure distribution des énergies politiques entre luttes principales et luttes secondaires, qui peut paraître stupide depuis au moins cinquante ans, pourrait retrouver ainsi une nouvelle jeunesse. Et la pluralité des écologies pourrait aussi être une richesse en soi, une ressource politique à préserver pendant une assez longue période, même durant la transition que nous avons imaginée, précisément parce que cette transition, pour être suffisamment rapide, ne peut émerger que comme effet de stratégies combinées, dont l’accumulation et la coalition permettent de franchir un seuil qu’une seule écologie ne pourrait franchir.

Dans l’hypothèse où le capitalisme et le productivisme finiront un jour par être dépassés, il ne faut pas non plus conjecturer qu’alors une conception de l’écologie politique aura bel et bien fini par l’emporter. Plusieurs manières de relier à l’environnement, aux non-humains, au cosmos, plusieurs modes d’organisation de la production, de définition des besoins, de prise de décisions, coexisteront. L’idée que la fin du capitalisme se traduirait par une harmonie établie, un univers unifié et une planète pacifiée représente l’une des naïvetés léguées par le marxisme et certains socialismes utopiques dont nous devons nous débarrasser. Quelle place auront les conflits violents, les armées, ce que vous appelez la « guerre des mondes » dans cette nouvelle organisation de la vie sur terre ? J’ai beaucoup de difficultés à l’imaginer mais je vois mal, là encore, comment nous pourrions projeter leur disparition alors qu’elles semblent constituer des faits transhistoriques et universels. Ce sont peut-être les formes, la ritualité, la mythologie de la guerre qu’il conviendrait de repenser dans le cadre d’une civilisation écologique et post-capitaliste.

Avant d’en arriver là, il est peu probable que ce que Jérôme a appelé la « crise structurelle » du capitalisme n’entraîne pas par elle-même des guerres bien réelles, peut-être très meurtrières et étendues, ou bien du type, en partie plus circonscrit, plus asymétrique, plus « chirurgical », de celles que nous connaissons aujourd’hui. Comment pourrions-nous croire que la montée des autoritarismes et des nationalismes à laquelle nous assistons actuellement ne se solderait pas par de nouveaux conflits militaires ? Le lent déclin de la puissance états-unienne face à la montée de la Chine, de l’Inde, au maintien de la puissance russe, la relative prolifération des armes nucléaires, l’affaiblissement du multilatéralisme issu de la Seconde Guerre mondiale et surtout les guerres du climat que les dérèglements climatiques et naturels risquent de provoquer : tous ces facteurs concourent à élever fortement la probabilité des guerres dans les décennies qui viennent. À ces éléments s’ajoute la géopolitique actuelle de l’eau, des ressources rares, des matières premières et des énergies qui me semblent devoir jouer une place de plus en plus importante dans les conflits et qui mériterait à elle seule un examen précis. Quoi qu’il en soit, la transition dont nous avons parlé se fera sans doute sur fond de guerres récurrentes, peut-être moins létales qu’au dernier siècle, peut-être plus éloignées du continent européen, mais sur fond de guerres tout de même, des guerres nouvelles qui, comme les autres guerres, tendent à dépenser le capital accumulé, mais finissent aussi toujours par ouvrir un nouveau cycle d’accumulation potentielle et à renforcer les institutions étatiques. Cet horizon des guerres constitue par conséquent une épée de Damoclès bien lourde sur les projets alternatifs au capitalisme. Elle ajoute sérieusement à l’urgence et aux difficultés qui ont déjà été évoquées.

C’est dans ce contexte très général d’accroissement prévisible des violences guerrières, policières et peut-être civiles qu’on doit saisir le scénario que vous évoquez dans votre question : celui d’un conflit théorique et pratique, plus pacifique que violent pour le moment, entre deux manières d’envisager aujourd’hui une politique écologique. La première de ces manières implique une « composition », comme dit Bruno Latour, entre des cosmologies, des rapports au vivant, ce que vous avez appelé des « mondes » différents et, plus largement, la construction patiente d’associations nouvelles entre humains et non-humains. D’un autre côté, le combat écologique est conçu, sur le modèle d’une extension de la lutte des classes et de la définition schmittienne de la politique, comme une agonistique d’un nouveau genre. Si ces deux modèles de la politique écologique vous paraissent inconciliables voire opposés, c’est qu’ils renvoient en effet à deux figures du politique, en particulier des relations internationales : la diplomatie, d’un côté, et la guerre, de l’autre. Je note d’ailleurs que le motif de la guerre semble dominer pour vous puisque cette différence dans la conception des politiques écologiques vous apparaît sous la modalité d’un conflit. Je crois pour ma part que chacune de ces deux problématisations a ses limites, que l’une occupe l’impensé de l’autre, qu’au lieu de les opposer, leur complémentarité doit être travaillée. Faire la guerre en diplomate et construire la coexistence pacifique (des espèces, des « mondes », des écologies) en guerrier, construire et combattre en même temps : toutes les expériences préfiguratives d’une vie post-capitaliste, dans le Chiapas, à la ZAD de Notre-Dame-des-Landes, dans d’autres lieux, ont eu, je crois, à penser et à pratiquer ces articulations. Il est vrai que l’écrasement de cette scène polémique par un contexte de guerre risque bien de s’imposer et, avec lui, de semer les germes d’un renforcement du capitalisme actuel et de ses formes de gouvernementalité. Tout cela s’ajoute au tableau déjà bien sombre que nous avons balayé. L’heure n’est donc plus trop aux bavardages même si cette discussion – qui n’est rien d’autre qu’une enquête intellectuelle – pourra, pour certains, leur ressembler. Tout reste à faire ou à poursuivre : enquêter, construire, lutter.

Jérôme Baschet. La guerre des écologies est bel et bien ouverte. Lundimatin nous a, cet été, invité à relire le texte d’André Gorz, « Leur écologie et la nôtre », qui date de 1974. La chose n’est donc pas nouvelle. Mais elle a pris une acuité nouvelle, car l’ampleur des mobilisations climatiques suggère que la question écologique est en passe de devenir l’un des sujets les plus consensuels qui soient. Du moins si l’on s’en tient aux énoncés généraux sur la gravité de la situation et l’urgente nécessité d’y faire face. Dès que l’on commence à s’interroger sur les causes même du dérèglement climatique et de la dévastation écologique, ainsi que sur les perspectives qui s’imposent pour tenter d’y remédier, toute illusion consensuelle s’évanouit. Il y a, d’un côté, ceux qui mettent en cause la responsabilité historique du productivisme-consumérisme capitaliste et en concluent qu’il n’y a pas d’autre issue que d’enrayer la machinerie économique et de détruire le monde de la destruction. Et, de l’autre, ceux qui pensent qu’il faut « faire pression sur les décideurs » et qu’il est possible d’intégrer la transition énergétique, la réduction des facteurs de pollution et la production d’une alimentation plus saine parmi les paramètres de l’économie capitaliste. Comme on le disait précédemment, cette seconde voie, l’écologie du capital dont parlait Gorz en 1974, n’est pas réductible à un simple greenwashing cosmétique. Si elle l’emportait sur le capitalisme fossile et fascisant (ce qui est loin d’être acquis), ses résultats pourraient ne pas être insignifiants. Mais, même alors, ils seraient sans doute trop tardifs et, en tout état de cause, très partiels et toujours combinés à de puissants facteurs destructifs, car tous les effets de la spirale productiviste et de l’obligation de croissance continueraient de s’entrelacer à une marchandisation accrue du monde et de la nature elle-même. Les chances de succès de l’option post-capitaliste ne sont pas particulièrement élevées, mais elle seule se situe pleinement à la hauteur véritable des enjeux, par l’élimination des mécanismes de la compulsion productiviste (et, très concrètement, de la part considérable d’activités productives-destructrices qui n’ont pas d’autre justification que l’exigence de valorisation du capital), comme par le fait de permettre une relocalisation radicale de formes d’organisation collective et une expansion de la multiplicité des mondes.

Par ailleurs, il me semble possible de s’arracher à la double aporie que vous mentionnez. D’un côté, l’affirmation d’une multiplicité de mondes n’implique pas de sombrer dans une sorte de relativisme plus ou moins unanimiste, dans lequel tout est vaguement compatible avec tout, car rien ne s’oppose vraiment à rien. Les zapatistes prennent soin d’invoquer « un monde où il y ait place pour de nombreux mondes », non « pour tous les mondes » (un monde dont la propension consiste à détruire tous les autres n’a, logiquement et pratiquement, pas sa place dans une multiplicité de mondes). Pour eux, l’affirmation de la multiplicité des mondes est une affirmation de combat, indissociable de la perspective d’une véritable guerre entre l’humanité et l’hydre capitaliste.

De l’autre, nous avons évoqué un bon nombre de raisons pour lesquelles une nouvelle perspective révolutionnaire n’est pas nécessairement vouée à être « dépourvue de monde » : le délitement du grand partage moderne entre l’homme et la nature et l’émergence d’autres cosmo-ontologies ; le passage d’un universalisme de l’Un à un pluniversalisme des multiplicités ; ou encore, un peu plus tôt dans nos échanges, l’affirmation d’une politique relocalisée, ancrée dans les expériences concrètes, soit une politique qui congédie la forme-État, laquelle conduit à penser d’en haut, de manière surplombante et abstraite, tout autant que l’Économie et l’universalisme de l’Un. J’ajouterai qu’il n’y a pas lieu d’invoquer un nouveau sujet historique. Le monde de la multiplicité des mondes ne saurait être porté à l’existence par UN sujet unifié, quel qu’il soit. Et moins encore par une classe. Penser qu’une classe, en tant que classe, puisse être l’agent de la dissolution de toutes les classes, était, tout compte fait, assez extravagant – surtout si l’on constate qu’historiquement aucun système social n’a jamais été conduit à la ruine par sa classe dominée.

Il est clair que notre faible capacité à nous organiser, à nous coordonner, à anticiper, à tisser des réseaux planétaires contraste avec les moyens et la détermination de l’ennemi. Mais on commence à percevoir le ressort du sursaut face à l’ampleur d’une catastrophe qui lacère les êtres et détruit les mondes. Cela suppose de nous préparer pour les moments à venir d’intensification de l’insubordination et de la conflictualité mais aussi de multiplier les espaces libérés de toutes sortes, à toutes les échelles possibles, d’affiner nos capacités d’analyse des dynamiques du monde de l’Économie, mais aussi de prendre à bras le corps la réflexion collective sur les possibles post-capitalistes. En tout cas, s’ouvre la possibilité d’essayer autrement, sur d’autres bases expériencielles, politiques (non étatiques) et ontologiques (non modernes). C’est en ce sens, très ample, qu’on peut entendre la politique des communes comme un appel du futur...

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