« Aux rendez-vous de la morale bourgeoise » : Violette Nozière

Sur Violette Nozières, opuscule surréaliste

paru dans lundimatin#498, le 24 novembre 2025

En 1933, la France est secouée par l’affaire Violette Nozière : une jeune femme a tué son père qu’elle accuse d’inceste. Alors qu’elle est présentée comme un monstre, les surréalistes publient un libelle prenant sa défense et attaquant la société bourgeoise.

Le 28 août 1933, une jeune fille de 18 ans – mineure donc à l’époque – est arrêtée pour avoir empoisonné son père et tenté de tuer sa mère. C’est le début de l’affaire Violette Nozière. Ce fait divers, à l’heure où se déploie une nouvelle génération de journaux et de magazines qui s’appuient davantage sur la photo, va défrayer la chronique en raison des enjeux qu’il recèle. D’une part, le parricide constitue le crime le plus élevé dans le code pénal. D’autre part, à travers la figure de Violette Nozière, s’ouvre le procès d’une jeunesse (prétendument) frivole qui a succédé à la génération patriotique des tranchées. De plus, celle que les journalistes qualifieront de « monstre en jupons » transgresse, les normes de genre. Enfin, au cours de son interrogatoire, Violette Nozière accuse son père d’inceste [1].

Tout autant sinon plus que le parricide, c’est d’ailleurs cette « ignoble » accusation (selon la presse) qui fait s’écrouler toute l’institution morale et symbolique du père, qui lui est reprochée. De toute façon, on ne la croit pas et elle sera condamnée à la peine de mort, avant d’être graciée. Le procès de Violette Nozière est ainsi un marqueur du tabou et du déni de l’inceste, ainsi que de l’ensilencement des victimes [2].

« Fille de ce siècle en peau de cadenas »

Parmi les rares personnes qui la croient et, plus encore, la soutiennent, figurent les surréalistes.

Mon père oublie quelquefois que je suis sa fille
L’éperdu
(…)
Mots couverts comme une agonie sur la mousse
(André Breton)

Fin 1933, ils publient une brochure, composée de huit poèmes et d’autant d’illustrations, qui bouscule quelque peu l’image convenue du surréalisme. Elle cristallise ainsi la collaboration des groupes français et belge autour de poèmes « de circonstance », dans un contexte marqué par la montée du fascisme et – à la mesure de la polarisation politique et du début de reconnaissance du mouvement –, des tensions au sein du groupe français (entraînant bientôt l’exclusion de Dali). C’est cette brochure que les éditions Prairial ont eu la bonne idée de republier, avec un poème inédit de René Crevel et une éclairante postface de Diane Scott.

En couverture, une photo de Man Ray : un N brisé – première lettre du nom paternel, Nozière – sur un lit de violettes. D’emblée, les surréalistes ont compris de quoi il s’agissait : la défense de l’ordre moral et familial dont le père, « chef de famille » selon le code civil, représente le principal pilier. Dans une sorte de complainte criminelle détournée, ils vont prendre le contre-pied des gages de moralité mis en avant par les « bons Français » – la modestie du foyer familial besogneux ; la profession du père, mécanicien de trains présidentiels ; la droiture de la mère qui défend la mémoire de son défunt mari contre les accusations de sa fille (elle ira jusqu’à se porter partie civile dans le procès) – et légitimer « l’indocilité » de Violette Nozière qui ne se plie pas à ce qui est attendue d’une jeune fille des années 1930.

Elle a de nombreux amants y compris – comble d’ignominie – étrangers et Noirs, se prostitue occasionnellement, est atteinte de syphilis et cherche à échapper au cadre étriqué de sa famille et de sa classe sociale. Les surréalistes dénoncent l’hypocrisie d’une société bourgeoise qui exploite la sexualité tout en la niant et en la censurant ; une société masculine (on ne disait pas encore « machiste ») [3] :

Étudiants vieillards journalistes pourris faux
révolutionnaires prêtres juges
Avocats branlants
(André Breton)

Et plusieurs des poèmes dénoncent la lâcheté et la complicité des amants que fréquente Violette Nozière et qui, auprès de certains, avait fait part de sa détresse.

Alors que les juges et la presse évitent le terme d’« inceste », emploient une série de périphrases pour y faire référence, tout en renvoyant les dires de Violette Nozière à une manie de mythomane ou à une stratégie de défense, les surréalistes affirment la croire et voient dans le refus de l’écouter et de l’entendre, le socle d’un mensonge qui trouve dans l’autorité du père sa colonne vertébrale. Un mensonge qui s’étend de l’école à la famille, de la publicité à la sexualité, à toute la société marchande.

et toujours ces mêmes mensonges dans les catalogues
des grands magasins
mode d’hiver fournitures scolaires lingerie
(René Crevel)

Éluard devait noter dans une formule sanglante la signification offensive du geste de Violette Nozière aux yeux des surréalistes :

Violette a rêvé de défaire
A défait
L’affreux nœud de serpents des liens du sang

Nombre d’illustrations de la brochure montrent une femme nue, sans visage ou aux yeux fermés, où s’affirme une sensualité, mais une sensualité entravée ou confrontée à quelque chose de sourd et de menaçant. Le dessin de Victor Brauner est l’un des plus chargés et des plus beaux. Une femme nue, debout, sans visage et au corps démesurément agrandi, se tient devant un mur où sont dessinées des cases remplies de symboles. D’abords abstraits et géométriques – même si on peut y deviner le schéma médical d’un sexe d’homme –, ils évoluent et se muent en allégories de l’autorité masculine d’où émergent la violence : moustaches, chapeaux, couvre-chef et képi militaires, hache, scie. Puis le blanc et le vide, comme un silence aveuglant - annonce et impunité de prochaines violences ?

Aussi limitée et située que soit cette brochure – tous les signataires sont des hommes [4] –, elle n’en donnait pas moins à voir l’ordre moral, genré, familial et social que l’attitude de Violette Nozière avait transgressé et que le surréalisme entendait faire voler en éclats. Pour conclure, laissons la parole à Benjamin Péret :

Violette
qui rentrait ensuite étudier
entre le mécanicien de malheur
et la mère méditant sa vengeance
ses leçons pour le lendemain
où l’on vantait la sainteté de la famille
la bonté du père et la douceur de la mère

(…)

Plus tard ce sera sur les boulevards
à Montmartre rue de la Chaussée-d’Antin
que tu fuiras ce père
dans les chambres d’hôtels qui sont les grandes gares
de l’amour
Au croupier au nègre à tous tu demanderas de te faire oublier
le papa le petit papa qui violait.

Frédéric Thomas

[1Lire Anne-Emmanuelle Demartini, Violette Nozière, la fleur du mal. Une histoire des années trente, Paris, Champ Vallon, 2017.

[2Il faudra attendre, en France, la seconde moitié des années 1980 pour que la parole des victimes commence à être entendue. Reste que l’affreuse banalité du viol et de l’inceste continue de faire l’objet d’un déni.

[3Les policiers, les avocats, les juges, le jury (et en grande partie les journalistes) qui statuent sur le sort de Violette Nozière sont des hommes.

[4Dans la postface, Diane Scott note à juste titre que Violette Nozière incarne « une contre-muse un peu abstraite ».

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